News - 20.01.2021

Psychanalyse et politique: Un problème de langue ?

Psychanalyse et politique: Un problème de langue ?

Par Rafik Darragi - Il y a tout juste un an, Hassan Zargouni, se référant au sondage des dernières élections en Tunisie, avait  publié un article paru sur les colonnes de Leaders, portant ce titre : ‘Un an après, les jeunes qui avaient voté Kais Saïed se retrouvent-ils aujourd'hui dans leur choix? ’. Sa conclusion était :

« Est-ce que ces jeunes se retrouvent encore dans ce vote un an après ? Oui et non. Oui car beaucoup d’entre eux gardent espoir en leur candidat devenu Président. D’autres en sont cependant déçus pendant que KS détient désormais toutes les clés de la gouvernance du pays (méconnaissance des règles constitutionnelles). Ce qui est nouveau, c’est que ceux qui ont voté pour KS, le « tout sauf Nabil », sont globalement, un an après, confiants par rapport à leur choix, généralement des adultes. Jusqu’à quand ?

Le discours diviseur et clivant (nous et eux, peuple et classe politique, propres et corrompus, sans distinction ou discernement) et non fédérateur ou rassembleur, risque de faire déprécier ce capital confiance. Encore plus dans cette phase délicate que vit le pays avec des défis sanitaires et socio-économiques où on a besoin d’unité nationale. »

C’est, à notre humble avis, un jugement qui dénote aujourd’hui une méconnaissance psychologique de l’homme qui préside maintenant aux destinées de notre pays. Un an s’est écoulé depuis la parution de cet article et cette « phase délicate que vit le pays avec des défis sanitaires et socio-économiques » persiste toujours. Mais, selon nous, les liens de Kaïs Saïed avec ceux qui l’ont porté au pouvoir n’ont pas varié. Au contraire, ils se sont renforcés, comme d’aucuns peuvent le constater aisément aujourd’hui. Outre ses nombreuses visites impromptues aux régions et quartiers défavorisés, il importe de signaler sa rencontre avec les jeunes manifestants mardi dernier à M'nhila et son vibrant appel au calme. Contrairement à ses habitudes, il s’est adressé à la foule en usant le parler tunisien. Pourquoi donc ? Pourquoi n’a t-il pas utilisé l’arabe littéraire ? De par son métier, professeur de droit, KaÏs Saïed a été amené à user, en toutes circonstances, d’un langage dont malheureusement, peu de Tunisiens se targuent d’en connaître la subtilité. Mais le 18 janvier dernier, à la suite des affrontements entre les jeunes des quartiers défavorisés de Tunis et les forces de l’ordre, le Président Kaïs Saïed a judicieusement évité la pierre d’achoppement en faisant appel à la psychanalyse, tout simplement. Peut-être pas sciemment, mais, il avait néanmoins jugé bon, en cette occasion, de changer de tactique et d’utiliser la langue simple du peuple. Il ne pouvait, en effet, ignorer que ces jeunes chômeurs, pour la plupart, ne sont pas habitués à la langue arabe classique mais au vernaculaire tunisien, celui de leurs parents, et celui qu’ils ont appris depuis leur prime enfance.

Non seulement les psychanalystes mais également les traducteurs reconnaissent ce fait aujourd’hui. A ce propos, nous citerons volontiers les travaux  du franco-égyptien Moustapha Safaouan, un psychanalyste de renom, qui avait soulevé ce problème de langue dans un ouvrage célèbre intitulé : ‘Pourquoi le monde arabe n’est pas libre : Politique de l’écriture et terrorisme religieux’, qu’il a écrit en anglais (‘Why are the Arabs not Free? – The Politics of Writing’) et qui a été, ensuite, publié à Paris par Denoël en 2008.

En juin 2011, Moustapha Safaouan, avait donné, à ce propos, une interview à son ami anglais, Colin MacCabe, lui-même auteur et professeur à l’université de Pittsburgh. Parlant du peuple égyptien et de l’échec du Printemps arabe dans ce pays, il y disait notamment : 

« Si vous faites une distinction entre une langue pour la culture ou la réflexion qui soit différente de la langue que tout le monde parle, cette distinction gardera alors le peuple, la  plus grande masse de la nation, coupé de tout renouvellement de la pensée. Même à ce moment… je veux dire ils ont fait le Printemps arabe. Mais maintenant ils se trouvent devant le fait que les cinq ou les six pour cent de la population représentée par la petite bourgeoisie, la bourgeoisie moyenne, qui constitue Facebook, sont totalement coupés de la nation. De sorte qu’aujourd’hui, la nation se trouve toujours sous le joug de la même pensée politique, religieuse, etc. Et le résultat est que l’armée exploite l’ignorance du peuple. Lors du référendum constitutionnel du 19 mars, on remit aux illettrés deux cartons, l’un vert pour le oui, l’autre noir pour le non. Dans la culture islamique le vert étant considéré bon signe, l’armée obtint ainsi 77% des voix en sa faveur. Du coup, maintenant, les gens de Facebook commencent à adopter d’autres modes de culture pour se forger un nouvel état d’esprit, comme, par exemple, écrire des poèmes en argot ou enregistrer des messages dans une langue simple, et compréhensible. C’est une nouvelle voie. »  

Moustapha Safaouan s’est éteint à Paris, en novembre dernier.

Rafik Darragi