News - 16.01.2021

Mohamed-El Aziz Ben Achour: Investissements, combines et diplomatie en Tunisie à la veille du Protectorat

Mohamed-El Aziz Ben Achour: Investissements, combines et diplomatie en Tunisie à la veille du Protectorat

S’il est aujourd’hui admis par tous que le colonialisme a été un épisode violent, souvent féroce et toujours humiliant dans l’histoire des relations entre les pays, les peuples et les cultures, il arrive encore que l’on occulte ou néglige le caractère agressif de la pénétration étrangère durant les années qui précédèrent de peu l’occupation directe. L’attention se limitant  généralement à la description des difficultés d’un pouvoir local en proie à des difficultés budgétaires et leur cortège d’errements, d’incurie et de corruption. Or, l’arrivée des troupes coloniales ne fut, si l’on ose dire, que l’aboutissement politico-militaire d’un impérialisme occidental qui se manifesta d’abord sous la forme d’une agression à caractère économique et financier menée par des banquiers et des industriels «bon teint» mais aussi par une nuée d’affairistes et d’aigrefins.

Tous trouvaient auprès des consuls une protection d’une redoutable efficacité au détriment des pouvoirs locaux soumis à une inlassable et insolente pression diplomatique et à la menace toujours brandie d’une intervention des marines de guerre qui croisaient au large. L’historien américain David S. Landes, dans un remarquable ouvrage sur la finance internationale et l’impérialisme économique dans l’Egypte du XIXe siècle (Bankers and Pashas,  Harvard,1958, Albin Michel, 1993) traitant de la collusion entre hommes d’affaires et diplomates à l’époque féroce qui précéda l’occupation coloniale, écrit : «Les Occidentaux apprirent rapidement (…) à exploiter leur puissance non seulement pour leur propre défense mais aussi pour soutenir les procès qu’ils intentaient aux indigènes ou au gouvernement. Le trésor du vice-roi [Ismaïl Pacha] était une proie particulièrement tentante et chaque consul rivalisait avec les autres pour appuyer les créances les plus fantastiques, les plus importunes et les plus folles – en faveur de leurs ressortissants ou de leurs protégés – moyennant un dédommagement ou une part du butin. C’était là une aubaine pour les spoliateurs. Toutes les excuses étaient bonnes pour piller la bourse du vice-roi.». Dans Les Origines du Protectorat français en Tunisie (PUF, 1959), l’historien Jean Ganiage, malgré sa complaisance à l’égard de la politique coloniale et son antipathie tenace pour la Tunisie des beys, consacra cependant des pages dûment documentées sur l’avidité des hommes d’affaires européens venus sur nos rivages tenter de s’enrichir sur le dos du pays. Il montra notamment comment les consuls européens mirent à profit leurs projets pour exercer encore plus de pressions sur l’Etat tunisien, accroître leur influence et mettre à exécution les plans d’une intervention directe de leur nation dans un avenir qu’il souhaitait le plus proche possible; tout en oeuvrant à contrecarrer les manœuvres de leurs homologues et rivaux.

L’atmosphère qui accablait la malheureuse Tunisie dans les années qui précédèrent de peu le Protectorat a été décrite avec verve et éloquence par un brillant journaliste et homme politique, hostile à la politique coloniale de Jules Ferry, Camille Pelletan (1846-1915). Cédons-lui la parole : «Pour comprendre les origines du conflit tunisien, il faut savoir ce que c’est, en Orient, que le potentat qu’on appelle un consul. (…) Pour le pays près duquel il est accrédité, le consul est une puissance indépendante; tout ce qui est sous sa protection forme un Etat dans l’Etat. La police, le gouvernement du pays, je dirais presque ses lois, s’arrêtent là où s’étend l’action du consul. Et cette action s’étend là où il veut. D’un mot, il peut faire un de ses protégés de l’homme qui était la veille Turc, Egyptien ou Tunisien. Il peut soustraire à l’empire du souverain du pays, le sujet, le ministre de la veille. Avec ce pouvoir exorbitant, il est mêlé à toutes les intrigues de palais… A la moindre difficulté, il peut montrer en rade un cuirassé allongeant ses formidables gueules d’acier, que regardent de la ville quelques pauvres canons … (…) [Un consul], en Orient,  n’est pas seulement dans une lutte perpétuelle avec le gouvernement local, sur lequel il veut étendre son influence; il est en rivalité incessante avec les autres consuls.(…) On se frappe avec rage, et c’est le gouvernement local qui reçoit tous les coups. » (Gallica, BnF.fr) A Tunis, trois consuls dominaient la scène diplomatique : le consul de France, le consul d’Angleterre et le consul d’Italie.

Le représentant de la France, Théodore Roustan, nommé à Tunis en décembre1874, était un diplomate habile, fin connaisseur du monde oriental (il fut en poste à Beyrouth, à Smyrne, à Alexandrie, au Caire et à Jérusalem). Il ne cessa d’œuvrer depuis son arrivée afin de barrer la route à ses homologues italien et anglais et de renforcer considérablement l’influence, déjà ancienne, de son pays sur le Bardo. Ses rivaux Richard Wood (1855-1879), le consul d’Angleterre, grand connaisseur du monde arabe et musulman (et, semble t-il, lui-même Levantin), et les Italiens Giuseppe Pinna (1865-1878) puis Licurgo Maccio (1878-1881) n’étaient pas en reste et la chasse aux concessions était ouverte. C’était à qui obtiendrait le plus d’avantages à ses nationaux.  En termes de relations internationales, le consul de France disposait d’un atout inespéré.  En effet, depuis le Congrès de Berlin (juin-juillet 1878), le cabinet britannique, autant que le chancelier Bismarck, s’étaient engagés à laisser la voie libre à la France. En termes d’investissement, le Royaume-Uni n’avait d’ailleurs pas de raison particulière de faire de la surenchère dans la compétition entre les consuls accrédités auprès du Bey. L’échec de la compagnie anglaise exploitant la ligne de chemin de fer de Tunis à La Goulette inaugurée en 1872 et les difficultés de la compagnie Foreign and Colonial Gas, créée la même année, n’arrangeaient guère les choses et d’autres projets économiques firent long feu. De toute façon, les capitalistes britanniques les plus entreprenants, lorgnant l’Egypte n’étaient pas spécialement intéressés par la Régence et malgré son habileté, Wood céda du terrain. L’Italie, en revanche, par sa  proximité géographique et l’importance numérique de ses ressortissants, souhaitait obtenir des concessions,  et les consuls Pinna puis Maccio firent tant et si bien qu’ils portèrent ombrage à l’influence française. En 1869-1870, après l’échec d’un homme d’affaires  anglais qui en 1856 envisageait d’y introduire la culture du coton, le vaste domaine agricole de Djedeïda fut cédé à un ressortissant italien, originaire de Livourne, proche de la Cour du Bardo, le docteur Castelnuovo. Ce dernier créa à Florence une société par actions ayant pour but rien de moins que la réalisation de projets commerciaux, industriels, agricoles et financiers.

Castelnuovo et ses associés se proposaient même de détourner les eaux de la Medjerda afin d’irriguer les terres situées à la périphérie de la Djedeïda. Las! une rentabilité décevante et deux mauvaises années consécutives eurent raison de leurs chimères.

Et il fallut bientôt songer à se débarrasser de cette mauvaise affaire. Un incident opposant le gérant du domaine à son intendant ayant dégénéré, les policiers tunisiens, chargés de mener une enquête, pénétrèrent dans le domaine et procédèrent à l’arrestation de quelques gredins. Castelnuovo, appuyé par Pinna, trouvant là un prétexte pour obtenir du gouvernement beylical une indemnité conséquente et se débarrasser à bon compte d’une exploitation peu rentable, protesta pour «violation d’un domicile italien».

L’intransigeance qui, en guise de dédommagement, réclamait du Bey des mesures exorbitantes en faveur des Italiens ne manqua pas de susciter l’inquiétude des Anglais et des Français. L’affaire de la Djedéïda allait bientôt prendre l’ampleur d’une crise internationale, lorsqu’en avril 1871, Florence menaça d’envoyer une escadre devant La Goulette. Le gouvernement ottoman, rappelant que Tunis faisait «partie intégrante des Etats du Sultan», réagit vivement. De même que la France et la Grande-Bretagne. L’Italie fit machine arrière mais l’Etat tunisien, rendu responsable de l’échec de l’entreprise de Castelnuovo, dut payer, en 1873, une somme qui compensait largement les spéculations hasardeuses du Livournais. «La concession qu’il avait obtenue, écrit J.Ganiage, n’avait été pour lui que l’occasion de se faire payer une belle indemnité, grâce à l’appui de son gouvernement. La leçon ne devait pas être oubliée par les aventuriers européens, chercheurs d’affaires et candidats aux concessions qui accouraient dans la Régence.» Cette compétition alimentait la rivalité qui opposait les consuls accrédités à Tunis. La désapprobation de la politique italienne par les chancelleries française et britannique n’empêcha guère leurs consuls, dans le cadre de la course à la prépondérance, d’adopter les mêmes méthodes.

En juillet 1880, Licurgo Maccio réussit un grand coup en faisant acheter  le chemin de fer anglais du TGM par la compagnie Rubattino de Gênes,  qui allait le garder jusqu’en 1898. C’était là une sorte de baroud d’honneur car l’habileté de Roustan allait servir les intérêts de son pays et la stratégie du Quai d’Orsay qui consistait désormais à ne pas retarder davantage l’incorporation de la Tunisie dans l’empire colonial français.  L’efficacité du réseau cosmopolite du consul de France ne contribua pas peu à renforcer le pouvoir de ce dernier et son rôle dans diverses opérations politico-financières. Le plus représentatif de ces personnages à la fois orientaux et méditerranéens venus nombreux dans la Régence dans cette période trouble et qui gravitaient autour de la Cour du Bardo et des consulats était Elias Mussali. Ce fonctionnaire beylical, interprète aux Affaires étrangères, était né au Caire dans une famille chrétienne originaire de Syrie. Venu dans la Régence vers 1847, il y épousa une belle Génoise de Tunis,  Luigia Traverso, dont la liaison amoureuse avec Roustan avait contribué à l’efficacité du réseau mondain constitué par le consul. Outre ce caractère romanesque, il faut dire que Théodore Roustan avait su mettre à profit les avantages d’une prépondérance française ancienne et devenue encore plus forte depuis la conquête de l’Algérie. Les entreprises françaises prospéraient. Le télégraphe installé en 1847 était administré par des Français. En avril 1879, la compagnie du chemin de fer Bône-Guelma et prolongements inaugurait une ligne de 100 km. Des établissements de crédit hypothécaire concurrençaient les officines locales et italiennes. Mais le consul voulait développer davantage les entreprises et concessions françaises. Par ses entrées au palais du Bardo, alors siège du gouvernement beylical, il n’avait de cesse de donner son appui à des compatriotes venus tenter l’aventure de s’enrichir. Le premier épisode d’appropriation à bon compte de la terre tunisienne fut l’affaire de Sidi Thabet. Au temps du consul Léon Roches, un soi-disant comte de Sancy, de son vrai nom Ferdinand Veillet-Deveaux, arrivé à Tunis en 1863, mit à profit ses relations haut placées à Paris pour obtenir des crédits et soumettre – par la curieuse entremise du futur Premier ministre Khérédine - au gouvernement beylical un projet de concession d’un domaine agricole, situé à 30 km de la capitale, à des conditions avantageuses, notamment une exemption d’impôts directs, à charge pour lui de le mettre en valeur et d’y développer un élevage de chevaux. En 1866, Le Bardo accepta le projet selon les conditions prévues dans le contrat. Au bout de quelque temps, les clauses du contrat n’ayant pas été respectées, le Bey prit des mesures en vue de récupérer le domaine. Sancy cria au scandale, prétendant jouir d’une exemption de taxes indirectes qui ne lui avait pas été accordée par le bey et exigea des indemnités. Les personnes influentes qui depuis Alger et Paris le protégeaient lui avaient assuré l’appui du Quai d’Orsay, malgré les réserves de Charles de Vallat, alors consul à Tunis (1873-1874) quant au bien-fondé des prétentions de Sancy. L’affaire s’éternisait mais, en 1879, craignant une intervention militaire de la France, le Bey finit par céder aux pressions exercées par Théodore Roustan. Sancy obtint la révocation de sa déchéance de concessionnaire et, en mai 1880, s’empressa de céder son exploitation à une banque française, la Société marseillaise de crédit industriel et commercial et de dépôts.

C’est cette même société qui allait jouer un rôle central dans l’opération sans doute la plus spectaculaire de cette alliance entre la diplomatie et la haute finance au détriment de la souveraineté tunisienne, l’affaire de l’Enfida.  Elle eut pour origine la décision de l’ancien vizir Khérédine, alors définitivement installé à Constantinople, de vendre l’immense patrimoine qu’il possédait en Tunisie (le domaine de l’Enfida représentait à lui seul 100 000 h, auquel s’ajoutaient le henchir Merja-Khérédine de 10 000 h et trois palais à Tunis et ses environs)  Or, à la même époque, la puissante Société marseillaise de crédit jetait son dévolu sur de riches terres tunisiennes.  Elle fit en 1880 une offre au dignitaire pour l’acquisition de tous ses biens qu’il accepta, malgré l’opposition du gouvernement beylical.  Dans cette affaire, la position du Bardo était à l’honneur du gouvernement tunisien. En effet, «le Bey, écrit Roustan à son ministre à Paris en décembre 1880, «a fini par me déclarer que lorsqu’il a donné l’Enfida à Khérédine, c’était pour qu’il en jouît tranquillement ici et non pour qu’il le vendît à des étrangers» (cité par J. Ganiage). 

Malgré l’opposition du Bey à cette vente, Khérédine ne revint pas sur sa décision en dépit d’une contre-offre tunisienne et malgré la tentative, soutenue par le consul d’Angleterre Thomas Reade, d’un israélite de Sousse, Youssouf Lévy, sujet britannique et riche propriétaire foncier au Sahel, d’exercer son droit de préemption en tant que voisin immédiat de l’Enfida. Dans une ultime tentative d’intimidation, Barthélemy Saint-Hilaire, ministre des Affaires étrangères, avait obtenu de son gouvernement l’envoi dans les eaux tunisiennes du puissant cuirassé Friedland, suscitant du même coup le mécontentement puis la riposte du cabinet britannique sous la forme d’une démonstration navale.  En mai cependant, la tension entre Londres et Paris n’était pas apaisée que, déjà, les troupes françaises entraient en Tunisie. Le 12 mai 1881, la signature du Traité du Bardo était imposée par la force des armes à Sadok Bey et Roustan devenait, dès lors, l’homme le plus puissant du pays avec le titre de Ministre Résident (le titre de Résident général n’allait apparaître qu’en juin 1885 sous le proconsulat de Paul Cambon). Il quitta la Tunisie en février 1882 lorsqu’il fut promu ambassadeur à Washington.

La conquête française et la mise en place du régime du Protectorat étaient l’aboutissement d’une politique d’expansion impérialiste guidée par des considérations de haute stratégie depuis la prise d’Alger en 1830. Mais l’atmosphère mercantile et de spéculations financières qui enveloppait, en quelque sorte, l’action diplomatique n’a pas manqué, aux yeux de beaucoup de politiciens, d’intellectuels et de journalistes de France métropolitaine, de considérer l’expédition militaire comme une opération, coûteuse en vies et en argent, entreprise sur le dos des contribuables au profit des seuls intérêts de spéculateurs et de corrompus. Ces critiques acerbes  s’exprimèrent plus largement en juillet 1881, lors du soulèvement des tribus du sud tunisien qui mit en difficulté les troupes d’occupation. A la Chambre des députés, des tribuns comme Clémenceau attaquèrent la politique du gouvernement tandis qu’une campagne de presse entretenait cette hostilité à l’expédition. Le fameux polémiste Henri Rochefort publia ainsi en septembre, dans son journal L’Intransigeant, un article dans lequel il alla même jusqu’à définir l’intervention française comme un «vol qualifié compliqué d’assassinat».

Si l’expédition militaire sonna le glas de la souveraineté toute relative du pays, les dix ou quinze années qui précédèrent l’installation du protectorat ne furent donc pas moins destructrices. La collusion entre des intérêts mercantiles souvent abjects et des manœuvres diplomatiques cyniques et arrogantes, dont Tunis fut le théâtre, contribua à saper les fondements d’un Etat tunisien miné par le surendettement et la corruption et à aggraver les traumatismes qui affectaient une société exsangue..

Mohamed-El Aziz Ben Achour