News - 16.12.2020

Faïza Mzali-Slama, une vie de courage, de militantisme et de réalisations

Faïza Mzali-Slama, une vie de courage, de militantisme et de réalisations

Par Halé Chadli - Faïza Mzali appartient à la génération qui a assisté à la lutte nationale, qui a vécu la libération du pays du joug colonial et qui a apporté sa pierre à l’édification d’un État indépendant.

Réservée, toujours égale à elle-même, perfectionniste, bien ancrée dans la tradition mais en même temps profondément moderniste, douée d’une qualité d’écoute exceptionnelle, patriote jusqu’au fond de l’âme, Faïza a eu un parcours singulier, parfait exemple de militantisme, de ténacité et de droiture.

Née à Monastir dans une famille traditionaliste, elle réussit à l’examen d’entrée aux études secondaires avec des résultats excellents qui lui ouvrent la possibilité d’obtenir une bourse pour poursuivre ses études. Malgré les grandes réticences d’un conseil de famille réuni en urgence, qui ne pouvait admettre l’idée qu’une fille puisse un jour quitter son foyer pour une raison autre que le mariage, elle est la première monastirienne à vivre une telle expérience. Inscrite à Tunis, au Lycée Armand Fallières (aujourd’hui Lycée de la rue de Russie) en tant qu’interne, la petite fille de 12 ans, transplantée hors du cocon familial pour de longues périodes (elle ne rentre à Monastir qu’à la fin de chaque trimestre), ne connaissant personne, est confrontée à un mode de vie tout à fait nouveau et déroutant. L’adaptation est difficile mais révèle et forge ses qualités de ténacité et de courage. Assidue dans ses études, elle s’intègre dans son nouveau milieu et noue des relations d’amitié avec ses camarades, qu’elles soient musulmanes, juives ou françaises.


1945, les internes du lycée Armand Fallières. Faïza est la 1ère assise à gauche

Arrivent les années chaudes de répression du nationalisme et les manifestations de révolte à travers tout le pays, déclenchées par l’arrestation de Habib Bourguiba par les forces coloniales en janvier 1952. Faïza est en « philo » (année terminale de la section Lettres). Elle raconte : « A l’internat, l’ambiance se détériorait entre nos camarades françaises et nous, tunisiennes musulmanes. Aux escarmouches verbales, aux provocations, succédèrent des corps à corps, notamment pour l’écoute de l’unique radio de la salle de jeux. Nous voulions écouter les nouvelles et certaines fanatiques cherchaient à nous en empêcher. Puis un jour de février 1952 eu lieu notre grande manifestation. Internes et externes musulmanes réunies dans la cour du lycée, nous criions « Vive Bourguiba », « A bas Paye » (cri de ralliement des écoliers et lycéens, Lucien Paye était le directeur de l’Instruction Publique). La directrice, conformément aux directives données par l’administration, nous somma trois fois de rejoindre nos classes puis nous mit à la porte du Lycée. N’étant pas habituée à sortir seule, je me sentais perdue. » Les parents dûment avertis vinrent récupérer les jeunes internes qui furent renvoyées du Lycée jusqu’à la fin du trimestre. »


1981 à Alger: Faïza représentante de la Tunisie au Congrès de l'Organisation Panafricaine des Femmes

Après une réussite brillante au baccalauréat, elle s’inscrit à l’Institut des Hautes Études (qui dépendait de la Sorbonne) en Propédeutique Lettres et, en parallèle, en Classe de Lettres supérieures au lycée Carnot. Ses deux années d'études ont été également pour Faïza, des années de militantisme, tant au sein de l’Union Générale des Etudiants Tunisiens que de l’Union Démocratique des Femmes. Elles lui ont également permis de vivre les événements privilégiés qui ont marqué le grand tournant de l’histoire en Tunisie : le retour à Tunis de Habib Bourguiba le 1er juin 1955 et l’immense liesse populaire dans les rues pavoisées du drapeau national, le 20 mars 1956, lors de la signature à Paris, du Traité de l’Indépendance qui marquait l’abrogation du traité du Bardo du 12 mai 1881.

Après 3 années d’études à Paris, munie du diplôme de psychologie de l’INETOP (Institut National d’Études Techniques et d’Orientation Professionnelle), mariée et mère d’une petite fille, Faïka, elle rentre en Tunisie en 1969 et entame sa vie professionnelle au Secrétariat d’Etat à la Santé Publique et aux Affaires sociales. Une deuxième petite fille, Fayrouz, viendra bientôt agrandir le cercle familial.


1981 à Alger: Faïza représentante de la Tunisie au Congrès de l'Organisation Panafricaine des Femmes

Le Centre de Planning familial

Faïza Mzali-Slama est d’abord affectée au Centre du Planning familial. Tout était à créer.

Remettons-nous dans le contexte de l’époque où le pays, au sortir d’un régime qui l’avait laissé exsangue, mettait toutes ses forces vives au service de la réalisation d’objectifs de développement socio-économiques ambitieux : scolarisation de tous les enfants, construction d’écoles, de dispensaires, développement de l’agriculture et des infrastructures, notamment hydrauliques, dans toutes les régions du pays … Mais parallèlement aux efforts gigantesques réalisés sous le slogan « La promotion de l’homme au centre des plans de développement », force était de constater que le taux de croissance de la population accusait une hausse (2,7% en 1966). Les raisons données étaient la baisse importante de la mortalité due à une meilleure hygiène et une redistribution des revenus, favorable aux populations modestes. Prenant connaissance de cette nouvelle donnée, le Président Bourguiba clame haut et fort son inquiétude : « Nous nous trouvons, d'un côté devant une natalité sans cesse croissante et de l'autre, il est de notre devoir d'assurer la subsistance à la population dans un pays au potentiel agricole et industriel insuffisant et dont le développement est lent. Nous ne pouvons nous défendre contre un sentiment d'appréhension devant la marée humaine qui monte à une vitesse qui dépasse de beaucoup celle de l'augmentation des subsistances car, à quoi servirait l'accroissement de notre production agricole et de nos richesses minières, si la population doit continuer à s'accroître d'une manière anarchique. Nous n'aurions rien fait car nous risquons de nous trouver ramenés, malgré tous nos efforts, à un niveau inférieur à celui du point de départ. …. Produire, produire davantage, moins pro créer car nous risquons d'être engloutis par la vague provoquée par l'explosion démographique et la famille ne pourrait plus accomplir ses devoirs premiers, c'est-à-dire élever, éduquer et former ses enfants ».

L'État tunisien prend le taureau par les cornes et met en place, progressivement, des mesures de planification des naissances. Pour lever les obstacles, le Président Bourguiba va prendre le temps d’expliquer les décisions, en les reliant toujours aux plans de développement économiques. Si dérangeantes, si délicates à faire assimiler par la population, elles ont quand même pu être appliquées grâce à la pédagogie et à la personnalité charismatique du leader.

Faïza participe à l’épopée. Elle raconte : « Le travail au service du planning familial consistait à établir des programmes d’éducation de la population pour l’amener à limiter les naissances. Il fallait changer les mentalités et les comportements, et en premier lieu ceux du personnel de la santé publique – médecins et paramédicaux – des PMI et des dispensaires sur tout le territoire tunisien. Des cours de psychologie furent également introduits dans le programme de formation des élèves sages-femmes. Trois années de travail intense et exaltant qui consistait à la fois à établir des programmes, à donner des cours et à assurer le suivi par des déplacements sur le terrain à Tunis et dans les régions où nous n’étions pas toujours bien reçues, surtout par les hommes. » Il faut ajouter que parallèlement à l’hostilité masculine, une réticence des femmes était souvent constatée, basée sur l’ignorance (le taux d'analphabétisme féminin était de 96% à l’époque, selon le CREDIF) et la crainte de se voir dévalorisées par leur mari, malgré la charge énorme représentée par une famille nombreuse (les familles à 7 et 8 enfants étaient loin d’être rares).

Un détachement à l’Éducation nationale

En 1972, détachée à l’Éducation nationale, pour une plus large diffusion du programme de planification des naissances auprès des enseignants et des lycéens, elle est la première femme à rejoindre un cabinet ministériel. « Mon travail consistait à élaborer un programme d’introduction de la notion de planification familiale dans l’enseignement secondaire, ce qui ne recueillait pas l’adhésion des responsables du département à l’époque » disait Faïza.


Faïza en visite dans un centre d’apprentissage pour jeunes filles

Directrice du Service des Écoles de formation du personnel paramédical

En 1973, Faïza a réintégré son ministère d’origine, à la tête du Service des Écoles de formation du personnel paramédical. « Ces Écoles, au nombre de 9 (Béja, Gabès, Kairouan, Le Kef, Mahdia, Monastir, Sfax, Sousse et Tunis) formaient des aides-soignantes et des infirmières. Les cours théoriques étaient donnés par des médecins et la pratique se passait dans les services hospitalierssans aucune préparation du personnel d'encadrement ».

La formation pratique laissait donc à désirer. Or, les cadres paramédicaux, rompus à la pratique par une longue expérience, pouvaient être recrutés avec avantage parmi le personnel enseignant, après avoir suivi une formation pédagogique adéquate « pour leur permettre de transmettre leur savoir et leur savoir-faire ». L'idée de créer un centre de formation des cadres paramédicaux s'impose.

« Je dus batailler pendant des années pour faire évoluer la formation et améliorer la situation du personnel paramédical. Il a fallu deux ans, grâce à la compréhension et l’encouragement des directeurs des Instituts de l’enfance (Dr Béchir Hamza), de neurologie (Dr Mongi Ben Hamida), de Nutrition (Dr Zouheir Kallel), ainsi que de l’aide du doyen de la Faculté de médecine (Dr Hassouna Ben Ayed) pour aboutir à la constitution d’une Commission de formation du personnel de la Santé publique. J’ai demandé au Dr Naceur Haddad, estimé et respecté de tous pour sa compétence, son intégrité et son dévouement aux malades, de bien vouloir en accepter la présidence et il n'hésita pas. »...

Composée de représentants du personnel administratif, médical et paramédical, la Commission recommande la création d’un Centre de recherche et de formation pédagogique au ministère de la Santé publique.

La Commission chargée de l'élaboration des Cinquième plan (1977-1981) et Sixième plan (1982-1986) de développement économique et social dont Faïza est membre, adopte finalement le projet de création d’un Centre de Recherche et de Formation Pédagogique de la Santé Publique (actuellement Centre national de Formation pédagogique), ainsi que celui de la création des sections de techniciens supérieurs de la Santé publique.

« Je fus chargée de la mise en train de ce Centre : recherche d’un local, recrutement du personnel, installation des bureaux et des salles d’enseignement. Le Dr Taoufiq Nacef fut affecté au poste de directeur et moi à celui de sous-directeur.Après l’élaboration des statuts, de l'organigramme et des programmes de formation, les cours démarrèrent dès octobre 1978. », disait-elle, ajoutant : « Ces deux réalisations dont je suis fière, sans fausse modestie, n'allèrent pas sans difficultés, face à l'esprit routinier de certains responsables hostiles à tout changement et toute innovation, surtout venant d'une femme, de surcroît non médecin. »

Dix ans plus tard, le statut de professeur d’enseignement paramédical est publié au journal officiel.

Après un lourd problème de santé qu’elle assume longtemps en silence puis qui l’éloigne de ses activités pendant quelques mois, Faïza reprend vaillamment son travail à la tête du Centre, pour la création duquel elle avait livré tant de batailles. Elle assure le suivi de la formation dans les Écoles, organise l’ouverture d'autres Écoles à Gafsa, Kébili, Médenine, et Tozeur et dispense des cours de psychopédagogie au Centre, de 1978 à 1983.

Ses responsabilités augmentent après sa nomination, en 1989, en tant que Directrice coordinatrice du Projet de Médecine de Santé Communautaire Rurale de la Tunisie centrale, puis de Conseillère auprès du Directeur général de l’Office national de la Famille et de la Population. Là, deux années de collaboration fructueuse aux côtés de MM. Mohamed Moncef Boukhris et Dali Jazi clôturent sa belle carrière professionnelle.

A l’Union Tunisienne des Femmes

La riche carrière professionnelle de Faïza ne l’empêcha pas de militer avec constance pour les droits des femmes. Membre de l’Union Tunisienne des Femmes dès sa création, elle fut, aux côtés de Mme Fathia Mzali, membre du Bureau Exécutif de cette organisation puis Secrétaire générale de 1976 à 1986. Elle présida aux activités de l’Organisation liées à la santé et à la planification familiale en étroite collaboration avec les déléguées régionales de toute la République et représenta la Tunisie à plusieurs conférences internationales sur la Femme.

Plus tard, durant ses années de retraite, elle consacra une grande partie de son temps à l’Association des Anciennes du Lycée de la rue de Russie. Elle fut heureuse de retrouver d’anciennes camarades d’études. L’une d’elles, Monique Audi fret, a, grâce à Faïza Mzali, renoué, comme beaucoup d’autres amies françaises, avec la Tunisie. Faïza lui offrait le gîte et organisait autour d’elle des rencontres avec des amies tunisiennes. Ensemble, elles partirent à la découverte de contrées lointaines et de paysages imprenables. La disparition tragique de Monique fut un choc pour elle et pour toutes les membres. Fidèle en amitié, elle tint à les réunir pour lui rendre un dernier hommage. Une amitié indéfectible la lia également à Olga Panassik qu’elle connut sur les bancs du lycée. Les contacts épistolaires puis par messagerie se poursuivirent sans interruption pendant plus de 60 ans, malgré l’éloignement, Olga s’étant installée à Tahiti.

Les témoignages de Fayza Kéfi et de Samira Torjeman, membres de l’Association des Anciennes de la Rue de Russie, confirment les hautes qualités de la regrettée. Sa discrétion et sa gentillesse toutes naturelles, sa disponibilité, sa générosité et sa sagesse exemplaires en faisait le recours incontournable pour résoudre les situations conflictuelles au sein de l’association. « Son intelligence, sa sensibilité et son humilité nous impressionnaient, disent-elles en chœur ».

Puisse son âme reposer en paix et son souvenir demeurer un lien fort entre tous ceux et celles qui l’ont connue.

Halé Chadli