News - 22.12.2020

Tunisie - Demandes légitimes: Un mythe à démystifier

Tunisie - Demandes légitimes: Un mythe à démystifier

Par Ezedine Hadj- Mabrouk - Face à la recrudescence des demandes en Tunisie de ces dernières années, et ce, pratiquement dans tous les domaines (social, économie, environnement, culture , politique, justice, presse, santé, éducation, tourisme, agriculture, syndicat, patronat, administration, au chômage et au travail ou entre les deux, diplômés et non-diplômés ,etc.) la classe politique toute confondue (partis, organisations et individus), les syndicats, les médias, la société civile, les commentateurs de tout poil, etc. ne trouvent pas mieux que (comme disait Mme de Sévigné) jeter de l’huile sur le feu en qualifiant ces demandes (quel que soit la demande) de Légitimes  (مطالب مشروعة ). Ils versent tous (ou presque tous) dans le populisme le plus cru, l’hypocrisie la plus perfide et la fourberie la plus nauséabonde !  Avec leur lâcheté, ils encouragent ainsi davantage de demandes et davantage de protestations, de grèves, de fermetures de vannes et de coupures de routes et de chemins de fer, etc. !  Comme on dit "la bêtise et la lâcheté de ceux qui ménagent la bête immonde ou font semblant de ne pas la voir la mettaient souvent en colère" d’où la multiplication maintenant de ce phénomène de "tansikiyet" (cellules de coordination autoproclamées) à la Kamour et de coupures des productions, des services et des routes.

En Temps Normal

Oui, dans l’absolu et en temps normal et en situations plus propices ces demandes sont pour la majorité légitimes. Et pour éviter tout malentendu, je suis moi-même  de l’avis  de ceux qui  considèrent ces demandes de légitimes surtout quand prises séparément et individuellement !   Mais le pays est vraiment malade (avec le Covid 19 et autres maladies plus graves encore telles la mauvaise gestion, l’injustice, la corruption, l’incompétence, l’instabilité et la complexité politique et l’impunité) et est au bord du gouffre et de la faillite (certains spécialistes pensent qu’il est déjà en faillite) et nos politiciens et compagnie le savent très bien mais n’ont aucun courage de reconnaitre et d’affronter la réalité et ne font ainsi que mettre "la bête immonde en colère" et d’ériger la notion de "demande légitime" en un mythe qu’il faut à mon avis et dans les circonstances actuelles du pays casser et démystifier d’urgence pour le besoin et l’intérêt suprême de la Tunisie.

Peut-on demander à un pays dans un tel état de répondre aux multiples demandes de toutes les sauces ?  La réponse sonne clairement Non!  Qui est plus légitime la demande de la patrie, du pays de la Tunisie toute entière pour une bouffée d’oxygène le temps d’arrêter l’hémorragie et de relever un tant soit peu la tète ou ces demandes de groupes et d’individus souvent d’un intérêt purement cupide et égoïste ?  La seule demande la plus légitime aujourd’hui (je dis bien la seule aujourd’hui) est celle de la Tunisie toute entière et non de ces groupes et individus dont les demandes peuvent certes attendre un jour meilleur !  

Demandes Légitimes ou Opportunes?

A titre d’exemple (et juste à titre d’exemple pour illustration), quand on a le feu dans la maison où se trouve des enfants et des personnes âgées, peut-on dire que les demandes des sapeurs pompiers ( protection civile) d’augmentation de salaire et de changement de statut sont des demandes légitimes alors qu’ils sont en grève et refusent de se déplacer pour éteindre le feu et sauver les personnes en danger avant qu’ils aient gain de cause ?  Peut-on qualifier leurs demandes de légitime dans une telle situation ?  Le bon sens et surtout le sens de la responsabilité nous disent que NON !  La seule demande légitime dans une telle condition est celle d’éteindre le feu et de sauver les personnes en danger.  Toutes les autres demandes peuvent attendre et deviennent d’office illégitimes ou tout au moins Inopportunes.  Au  fait, il serait plus approprié de changer de terminologie et de parler aujourd’hui seulement de demandes opportunes ou inopportunes et de demandes prioritaires ou non prioritaires.  "Solon disait que le sceau de la parole est le silence, le sceau du silence le moment opportun." (cité par Diogène Laërce).

Et si on reste avec notre exemple, qui pourrait dire que les demandes des sapeurs pompiers face au feu dans la demeure sont opportunes ?  Poser la question d’opportunité et de temps opportun nous force de penser Priorités (notion bien oubliée ou négligée malheureusement) !  En qualifiant toutes les demandes de légitimes (pour généralement des besoins électoraux et assimilés), nos nombreux partis politiques et nos chers politiciens et même nos médias semblent verser pleinement dans le populisme le plus cru et l’irresponsabilité en nous disant que toutes ces demandes sont légitimes et par conséquent prioritaires !  Mais dites moi SVP qu’est ce qui est plus légitime et plus prioritaire réparer les ascenseurs, les scanners et autres équipements et infrastructures des hôpitaux, des écoles, de nos routes, de nos administrations, de nos villes, etc. ou les demandes d’augmentation de salaire ?  Peut-on facilement oublier le triplement en peu d’années seulement de la masse salariale sans parler bien sûr des recrutements fictifs ou cosmétiques tel que le jardinage imaginaire qui viennent encombrer davantage nos administrations et services publics d’un surnombre paralysant?  Rien qu’en 2020 (cette année) la masse salariale a augmenté de 13 pour cent "alors que l’enveloppe réservée aux interventions et aux transferts a chuté de 25 pour cent" !

Instabilité Gouvernementale

Mais peut-on parler de priorités dans un pays rongé par l’instabilité gouvernementale et politique avec pratiquement dix (10) gouvernements en moins de 10 ans ?  Si "l’incertitude est l’ennemi du bien" (comme je l’ai écrit dans un autre contexte, voir Leaders du 07/06/2018), l’instabilité gouvernementale est le mal lui-même!  Depuis les élections de l’année dernière donc depuis octobre 2019 nous avons eu le droit à pratiquement trois gouvernements.  Un qui n’a pas pu voir le jour après presque trois mois de tractations, un deuxième qui a duré à peine cinq mois alors qu’on était en plein Covid et un troisième (l’actuel) qui n’a que trois mois d’existence mais qui se trouve déjà menacé de tomber (soit entièrement soit partiellement) s’il ne répond pas aux extorsions et chantages d’une soi disons ceinture politique qu’on lui a mis au coup bon gré mal gré ! 

Mais le plus drôle et le plus fâcheux est que les responsables de cette instabilité gouvernementale courent encore les palais et les rues dans toute impunité !  Ceux qui mettent l’intérêt de leur parti politique ou pire encore leur intérêt personnel (qui est souvent le cas) avant l’intérêt du pays oublient que l’instabilité gouvernementale a un coût socio-économique énorme qui touche à plein fouet le petit peuple. Avec cette instabilité, les ministres et autres grands responsables n’ont jamais le temps d’établir des priorités, de prendre les décisions nécessaires et encore moins de les exécuter d’où le coût de non-fonctionnement et de non-gouvernance et le coût de non-réforme qui ont contribué lourdement et contribuent toujours à mettre le pays en péril !  Même l’évaluation objective de la performance de ces gouvernements successifs est rendue impossible en raison de leur courte durée au pouvoir.  Le besoin urgent de stabilité politique que j’appelle et que beaucoup appelle ne doit pas empêcher des ajustements à tout moment de l’équipe gouvernementale si dictés uniquement par le constat de problèmes réels de performance et d’incompétence et non pour satisfaire les extorsions et chantages politiques.

Besoin d’une Trêve

Pour les solutions dont l’examen et la présentation demandent un espace plus large que cet article, je me limite ici donc et brièvement à ces 3 exhortations:

1) Cesser de qualifier les demandes de tout bord de demandes légitimes et parler plutôt de demandes opportunes ou inopportunes et mieux encore de demandes prioritaires ou non-prioritaires;

2) Donner et d’urgence un répit social et politique au pays pour ne pas dire une trêve de trois ans pour permettre au gouvernement (que j’espère va trouver enfin une stabilité au moins de cette durée) et aux organismes publics et privés d’arrêter l’hémorragie et de mettre notre économie et nos institutions sur les bons rails de la convalescence, de la justice et de la reprise. Oui une trêve de 3 ans au moins vu la gravité de la situation où se trouve le pays et qui demande certes du  temps pour s’en sortir.

L’obtention de cette trêve doit être trouvée si possible dans le cadre du dialogue national maintenant envisagé et que je soutien. De ma part, je conditionne toutefois ce répit/trêve par un engagement officiel de la part du gouvernement vis-à-vis les garants de cette trêve et les intéressés eux-mêmes !  L’engagement doit inclure (i) l’établissement rapidement d’un inventaire exhaustif et d’une analyse approfondie des demandes sociales, économiques et de bonne gouvernance qui sont déjà exprimées ou même à venir (à anticiper) ; (ii) la priorisation des demandes étudiées selon des critères scientifiques tenant compte de la faisabilité, de l’urgence, de la géographie, de l’abordabilité, de la rentabilité et de l’impact; (iii) l’estimation du coût d’exécution des demandes prioritaires retenues ; (iv) l’identification des sources de financement et (v) l’établissement d’un plan détaillé de réalisation avec calendrier et responsabilités d’exécution à présenter dans un délai maximum de six mois aux garants de la trêve du dialogue national ; et

3) Mettre l’accent pendant cette période de trois ans de trêve sur (i) l’amorce du plan préparé, (ii) l’amélioration un tant soit peu des conditions de vie du citoyen et des infrastructures et équipements prioritaires notamment dans les secteurs de la santé, de l’éducation, du transport public et des collectivités locales, (iii) le redressement des finances publiques, (iv) le maintien du pouvoir d’achat du citoyen par la maitrise notamment des tensions et risques inflationnistes et (v) le lancement des grands projets et des grandes réformes.

Ezedine Hadj- Mabrouk