News - 12.12.2020

Mohamed-El Aziz Ben Achour: Un palais emblématique du despotisme oriental Al Qasr al Saïd

Mohamed-El Aziz Ben Achour: Un palais emblématique du despotisme oriental Al Qasr al Saïd

Par Mohamed-El Aziz Ben Achour - A quelques dizaines de mètres de l’enceinte du palais du Bardo, se dresse un bâtiment imposant connu sous le nom d’al Qasr al Saïd ou, plus communément, Kassar-Saïd ou Kasr Saïd. Nimbés de mystères dûment entretenus par le goût populaire de la légende et de l’exagération, les récits relatifs à son histoire ont longtemps été d’autant plus opaques qu’il abrita de 1950 à 1981 un hôpital. En hommage au bey Mohamed Lamine 1er qui, à l’initiative de son gendre le Docteur Hamadi Ben Salem, en fit don à la Santé publique, il porta le nom de centre puis hôpital Lamine 1er. Longtemps dirigé par le docteur Brahim Gharbi, il accueillait les Tunisiens atteints de maladies pulmonaires (d’où le nom d’Abou al Qacem Chebbi, grand poète et poitrinaire, qui fut donné à l’hôpital quand, la république proclamée, il fallut faire oublier l’œuvre du dernier Bey…). Pour généreuse qu’elle fût, la donation de Lamine Bey porta un coup sévère à la valeur patrimoniale du palais.  Son architecture à forte empreinte italienne et son décor alliant la gracieuse sculpture sur plâtre à la tunisienne (naqshhadida) aux splendides carreaux de fabrication européenne (plus française qu’italienne d’ailleurs, contrairement à ce que pensent certains) furent conservés ainsi que son parc et son orangeraie. Le palais perdit cependant son mobilier, ses tentures, ses lustres  et ses bibelots, qui furent dispersés. 

A l’origine, ce qui allait devenir plus tard Al Qasr al Saïd était une résidence de dimensions plus modestes et d’architecture différente, connue sous le nom de bortal. Ce terme, synonyme de résidence de plaisance (il était déjà en usage au XIVe siècle au palais de l’Alhambra de Grenade), se retrouve employé au moins dans une autre résidence de villégiature qui abrite aujourd’hui l’Ecole d’Etat-major à proximité de La Manouba, connue sous le nom de Bortal Hayder. Dotés d’un portique, les pavillons de ce type venaient enrichir le vocabulaire architectural et décoratif des résidences d’agrément où princes, dignitaires et citadins aisés aimaient séjourner à La Manouba et environs au printemps et dans la banlieue nord en été. 

Le Bortal, objet de notre étude était ainsi la résidence de printemps d’un dignitaire mamelouk du nom d’Ismaïl, gendre de Husseïn II Bey, beau-frère des beys Mhammed, Sadok et Ali et grand-père maternel du futur Moncef Bey. Titulaire de la dignité de saheb-el-tâbaa, il était aussi général de division (amîr oumara) de la cour beylicale et fut nommé à différents postes dont le caïdat de Djerba. Fort pieux, d’où son surnom d’Al Sunnî (le Sunnite), il n’en demeurait pas moins un mamelouk bon teint, capable de réactions aussi intempestives que despotiques. Il fut d’ailleurs, nous apprend son contemporain l’historien et ministre Ahmed Ben Dhiaf, un farouche adversaire des réformes engagées à partir de 1857 et défendit aussi la proposition du vizir Mustapha Khaznadar de doubler purement et simplement l’impôt de capitation, afin de réduire le déficit abyssal des finances. Mesure scélérate qui fut à l’origine du soulèvement de 1864. 

Pris dans la tourmente de cette époque troublée, Ismaïl Saheb Ettabaa fut, pour son malheur, soupçonné (à tort ou raison, nous ne le saurons jamais) de complicité dans la révolte du Prince Adel Bey contre son frère Sadok, en 1867 (voir notre La Tunisie, la Méditerranée et l’Orient au miroir de l’histoire, Leaders, éd. 2019, pp.190-199). Il fut arrêté chez lui au Bortal, traîné au palais voisin du Bardo et exécuté sans autre forme de procès le 4 octobre 1867. Son exécution(comme celle du général Rachid, survenu le même jour) était l’expression sanglante d’un pouvoir beylical aux abois. Elle était aussi l’illustration de la toute-puissance du vizir Mustapha Khaznadar, contre lequel s’était en réalité organisée cette rébellion patricienne. En prince oriental accompli, Sadok Bey procéda à la confiscation de tous les biens d’Ismaïl, dont le Bortal, voisin des palais du Bardo. Entre 1867 et 1869, alors même que le pays était exsangue et que seules les spoliations infligées aux populations à la suite de l’insurrection de 1864 avaient à peine réduit le déficit des finances, le bey, avec une incroyable indifférence à l’égard de la détresse de ses sujets, fit procéder à d’importants et coûteux travaux dans ce qui fut la résidence d’Ismaïl. Superstitieux, il donna à la nouvelle version de la résidence, dans un but propitiatoire, le nom d’al Qasr al saïd, le «Palais qui porte bonheur». Sans doute, gardait-il présent à l’esprit la fin tragique du premier propriétaire du palais assassiné sur son ordre…

Signe d’une époque marquée par l’ostentation et le goût du luxe à l’européenne alors même que l’Etat était quasiment en faillite, pour la première fois dans le vocabulaire architectural tunisien, apparut le terme jusque-là peu apprécié de Qasr. On sait, en effet, que les résidences princières et aristocratiques étaient qualifiées de dâr-s (Dar el Bey de Tunis et Dar al Taj de La Marsa) plus rarement de srâyâ-s ; et à la campagne, de borj-s ou sénia-s. Meublé à l’italienne et richement décoré dans le style en vogue dans toute l’aristocratie ottomane du XIXe siècle, le palais de Kassar-Saïd, en dépit de la majesté de ses proportions, a quelque chose d’oppressant qui le distingue fondamentalement de l’exubérance des palais du Bardo ou des résidences de La Manouba comme le superbe palais de la Rose (Musée national militaire). De sorte que le visiteur d’aujourd’hui peut imaginer assez facilement l’ambiance crépusculaire qui entourait l’Etat beylical à la veille de la conquête coloniale. Malgré toutes les «précautions», le malheur s’abattit sur le palais un jour pluvieux de mai 1881. Le 12, un général français, Jules Bréart, qui quelques jours auparavant avait débarqué à Bizerte à la tête d’une puissante colonne de 6 000 hommes, appuyée par des troupes venues d’Algérie et des navires de guerre, se présenta au palais de Qasr Saïd et fixa au malheureux Sadok un ultimatum à l’issue duquel il devait signer un document diplomatique qui placerait la Tunisie sous domination française. 

A son corps défendant et après consultation des dignitaires, le bey finit par se soumettre. Il avait d’autant moins le choix que le consul de France, Théodore Roustan, avait prévu une solution de rechange en faisant venir aux abords du palais le très complaisant prince Taïeb, frère de Sadok et second dans l’ordre de succession (Ali, prince héritier, étant alors hostile  à l’intervention française) pour le placer sur le trône au cas où le souverain légitime aurait opposé une résistance ferme. Ce document instaurant le protectorat français sur la Tunisie signé stipule en son article 2 que «S.A. le Bey de Tunis consent à ce que l’autorité militaire française fasse occuper les points qu’elle jugera nécessaires pour le rétablissement de l’ordre et la sécurité de la frontière et du littoral. Cette occupation cessera lorsque les autorités militaires françaises et tunisiennes auront reconnu d’un commun accord que l’administration locale est en état de garantir l’ordre.»  Ce traité est connu dans l’histoire sous les noms de Traité de Kassar Saïd ou Qasr Saïd, en référence au palais lui-même,  ou de Traité du Bardo, étant donné l’emplacement du palais.

A la mort de Sadok Bey, le palais fut délaissé par Ali Bey qui, durant son long règne (1882 à 1902), résidait toute l’année à La Marsa, dans le Dar el Taj,  domaine magnifique malheureusement démoli dans les premières années de la République. Bien de la Couronne, Qasr Saïd continua d’être entretenu et confié à la gestion d’un oukil, intendant appartenant généralement à la Garde beylicale.  A la fin du XIXe siècle, cette vaste résidence royale donna son nom à l’hippodrome voisin puis à la petite agglomération construite entre le Bardo et La Manouba.

Mohammed-El Hédi Bey, qui succéda à son père Ali, quittait, l’hiver venu, sa résidence de Carthage-Dermech pour séjourner à Qasr Saïd jusqu’à la fin du printemps.  Ce prince au caractère bien trempé et soucieux de rétablir l’autorité beylicale face aux pouvoirs du Résident général mourut en 1906 dans la force de l’âge, au bout de quatre ans de règne, et le bruit courut qu’il fut victime d’un empoisonnement. Ses successeurs y séjournaient aussi, sans vraiment éprouver l’attachement que lui manifestèrent naguère les beys Sadok et Mohamed-El Hédi.

Au plan protocolaire, Qasr Saïd jouait un rôle important lors des funérailles beylicales. Depuis la mort de Sadok Bey, lorsque le souverain venait à mourir, la dépouille mortelle était transportée au palais de Kassar-Saïd. Une fois les préparatifs mortuaires terminés, le nouveau bey régnant donnait l’ordre au cortège funèbre qui accompagnait le corbillard, connu sous le nom de « Qabèq », de se diriger vers la Kasbah où les hauts magistrats religieux procédaient à la prière au mort, en présence du Bey, du Résident général, des dignitaires et de la foule. Puis les condoléances reçues, le souverain regagnait sa résidence, cependant que le cercueil était porté à bout de bras à travers les rues de la médina jusqu’à Tourbet El bey, le tombeau de la famille husseïnite. Les dernières funérailles à avoir été organisées selon cette étiquette furent celles d’Ahmed Bey II (1929-1942). On sait en effet que la dépouille de  Moncef Bey, mort en exil à Pau en 1948, fut ramenée à bord d’un bâtiment de guerre et qu’il fut enterré au Djellaz, selon, paraît-il, sa volonté. Quant au dernier souverain husseïnite, Mohamed Lamine Bey, déchu de son trône par la République, il fut enterré discrètement de son petit appartement de la rue de Cologne à Tunis au cimetière Sidi-Abdelaziz à La Marsa.

En 1981, dans la perspective du centenaire du Traité du Bardo,le Président Habib Bourguiba voulut redonner au palais sa dimension historique. J’eus alors l’honneur, en ma qualité de responsable du patrimoine husseïnite à l’Institut national d’archéologie et d’art, de récupérer le monument auprès du ministère de la Santé et d’y organiser une exposition autour du thème du protectorat et de la lutte de libération nationale. Le ‘’Combattant suprême’’, féru d’histoire, soucieux aussi de mettre en valeur son rôle historique de libérateur du pays, aurait aimé inaugurer cette exposition, mais il semble que ses conseillers, ayant sans doute jugé la manifestation inopportune, l’en dissuadèrent. Au début des années 1990,quand furent achevés,sous ma direction,  les travaux de restauration du monument, Je fis transporter et regrouper à Kassar Saïd les trônes, les tableaux (dont la superbe tapisserie des Gobelins offerte en 1846 par Louis Philippe à Ahmed Bey, le portrait équestre du général Khérédine ou le tableau représentant la rencontre entre Napoléon III et Sadok bey à Alger en1860) ainsi que divers mobiliers, objets, armes et décorations des collections beylicales qui étaient entreposés au palais de Carthage. Je récupérai, à cette occasion, la statue de Jules Ferry et ses éléments annexes qui dormaient dans un coin du port de Tunis.

J’avais également récupéré et regroupé à  Qasr Saïd les carrosses et voitures hippomobiles  (ou plus exactement ce qui en restait après tous les outrages subis durant trente années)  qui étaient entreposés dans une grange délabrée de La Marsa.  Afin de faire connaître la richesse et l’importance historique des collections, j’avais organisé en mai 1993, à l’occasion du mois du patrimoine, une exposition sur le thème « Les hommes d’Etat du XIXe siècle à travers les collections de Kassar-Saïd ».  A cette occasion, deux généreux donateurs, Si Béhi Ladgham, ancien Premier ministre, et Si Mohamed Krifa, grand connaisseur d’art, avaient contribué à l’enrichissement des collections de l’Etat, le premier en faisant don d’un ensemble d’assiettes de porcelaine représentant des scènes de l’occupation de la Tunisie ; et le second, en offrant deux tableaux de peinture, l’un représentant Ahmed II Bey et l’autre Mohamed-El Hédi Bey en visite à Paris. 

Il n’a pas toujours été facile depuis l’avènement de la République de protéger le patrimoine husseïnite et, à plus forte raison, de le faire connaître. Il semble qu’aujourd’hui, les choses évoluent. Dieu merci, nos efforts n’auront pas été vains. Je saisis cette occasion pour rendre hommage à la mémoire de Si Ahmed Djellouli dont la connaissance parfaite de la dynastie beylicale et de ses usages m’a toujours été d’un grand secours.

Mohamed-El Aziz Ben Achour