News - 28.11.2020

Samir Aounallah: Revient à Carthage

Samir Aounallah: Revient à Carthage

Par Abdellatif Mrabet - Ces deux dernières années, coup sur coup, comme pour pallier la fermeture provisoire de son musée, Carthage a fait l’objet de deux importantes parutions. Ainsi, après une première, collective, de grand format, réunissant 22 contributions, en voici une seconde, toute récente –octobre 2020–, individuelle, oeuvre de Samir Aounallah, historien-archéologue, celui-là même qui est le coauteur et l’éditeur scientifique de la publication précédente*. Paru en France dans la collection «L’esprit des lieux», aux éditions CNRS, sous le titre de Carthage. Archéologie et Histoire d’une métropole méditerranéenne, 814 av. J.-C- 1270 ap. J.-C. », ce livre de 240 pages est une synthèse généreusement illustrée de cartes, photos, plans et figures dont certaines, de remarquables visualisations, sont réalisées par J.-C. Golvin, directeur de ladite collection.

Organisé en quatre chapitres, le texte du livre est fluide, savant à bon escient, conciliant la science avec le souci de la transmission, du partage et de la clarté de la réflexion. De quelle Carthage s’agit-il? Pour répondre à cette question, S. Aounallah nous place d’entrée face à la chronologie du site, une épaisseur temporelle qui s’étend sur plus de deux millénaires et qu’il se propose de restituer au plus près des données littéraires et de l’observation archéologique.

Comme d’usage chez les historiens, après introduction, l’auteur présente ses sources, des dizaines d’auteurs, des Grecs et des Latins, dont les écrits – souligne-t-il - sont entachés d’une nette partialité. De même, revenant sur le récit légendaire qui attribue la fondation à Elissa, sœur de Pygmalion, roi de Tyr en Phénicie, il nous rappelle que Carthage est fille d’un contexte historique particulier et que sa naissance - non fortuite – participe d’une entreprise de colonisation phénicienne déjà bien inscrite dans le temps et l’espace méditerranéens. Née sur la colline de Byrsa - mot grec désignant la peau de bœuf censée correspondre à l’étendue du terrain acquis par Elissa auprès des indigènes -, Carthage connut sans doute de modestes débuts. On pense qu’elle fut un village fait de huttes et de structures légères, cela avant de s’étendre peu à peu sur les premières pentes du site et évoluer en cité.

L’archéologie nous apprend peu sur ces premiers temps sinon que la ville archaïque était entourée d’une enceinte qui délimitait une superficie estimée à plus d’une cinquantaine d’hectares où cohabitaient les vivants et les morts ainsi que les artisans. Cependant, aux siècles suivants, à partir du Ve, le terrain nous révèle une ville autrement plus riche dotée de nouveaux remparts ceignant une superficie nettement plus grande que l’initiale.

A cette grande Carthage, l’auteur consacre des développements d’autant plus intéressants qu’ils reposent sur des arguments d’archéologie, récemment obtenus et fort bien soutenus.

Cependant, nous dit S. Aounallah, plus qu’une ville, Carthage fut aussi métropole. Elle le devint en s’affranchissant de Tyr, la colonie-mère, et en devenant à son tour une thalassocratie, une véritable puissance méditerranéenne dotée d’une marine marchande et militaire fort performante. Intense, riche en péripéties et en initiatives d’expansion et de colonisation, notamment en Sicile occidentale, en Sardaigne et à Malte, cette période fut aussi un temps de conflits et de rivalités, notamment avec les Grecs. Si Carthage triompha souvent (exemple de la bataille d’Alalia, au large de la Corse en 535 av. J.-C. contre les Grecs Phocéens), elle n’en essuya pas moins de graves revers, notamment à  imère en 480 av. J.-C. et plus tard, toujours en Sicile, avec la débâcle d’Himilcon le Magonide face à Denys l’Ancien, en 396 av. J.-C. Après 480, forte des leçons de sa défaite, Carthage se tourna davantage vers le continent, si bien qu’à la fin du siècle suivant, son territoire y atteignait vers l’ouest Hippo Regius (Annaba) et qu’à l’Est, il touchait aux Autels des frères Philènes, point frontalier le séparant de celui des Grecs de Cyrénaïque. Cependant, alors qu’elle devait compter avec la montée en puissance de Rome -cette autre cité devenue empire -, Carthage échoua à mener une politique africaine utile sur le continent.

Face à l’impérialisme romain, passé un temps d’entente et de traités, un autre de remontrances et d’amendes, acculée à une troisième guerre (149-146 av. n. ère), Carthage finit par céder. Contrairement à toute attente, sur place, le vainqueur occupa le territoire plus pour se l’approprier que pour y éveiller vie. Ce fut un long non-évènement, un temps si long que l’auteur le qualifie de «siècle sans histoire ». Toutefois, bien que morte, rasée sur terrain, Carthage n’en était pas moins un enjeu que se disputaient les factions politiques romaines. En 44, vainqueur des Pompéiens et de leur allié Juba à Thapsus – Ras Dimas -, César décide de ressusciter le cadavre. Dès lors, tel le phénix renaissant de ses cendres, Carthage retrouva peu à peu sa gloire d’antan. La vie y repartit de la colline de Byrsa, au-dessus du quartier Hannibal, où après écrêtement, la reconstruction succéda à la destruction.

Malgré des débuts difficiles, la cité cumula assez vite les honneurs en étant successivement l’unique colonie libre de l’Occident romain, capitale de la première province romaine d’Afrique puis capitale du diocèse d’Afrique…

Sur le plan urbain, Carthage ne mit pas longtemps avant de redevenir la métropole qu’elle était et de se hisser au rang de la plus grande ville de l’empire après Rome. Comme l’Urbs, elle était une cité modèle, d’une parure monumentale exceptionnelle dont les vestiges grandioses justifient aujourd’hui son inscription sur la liste du patrimoine mondial en tant que site culturel hors pair. C’est d’ailleurs pour cela qu’en ce troisième chapitre de l’ouvrage, outre une monographie de cette grandiose Carthage romaine, S. Aounallah nous propose un inventaire des principaux monuments du site qu’il nous décrit de façon concise mais ô combien essentielle.

Cependant, l’archéologue étant aussi historien, l’auteur ne renonce pas à l’interprétation en y allant de sa propre lecture des évènements et des évolutions si particulières en cette période dite d’antiquité tardive, cela tant au plan de la religion – le passage du paganisme au christianisme, le rayonnement de l’Eglise d’Afrique – qu’à celui de l’économie – déclin de l’évergétisme, maintien de la prospérité…
Toutefois, partie prenante de l’Empire, Carthage finit par en vivre les difficultés. Ce fut ainsi qu’en 439 ap. J.-C., la ville que Salvien qualifiait de Rome en Afrique (in Africano orbe quasi Romam) devint l’eldorado d’un peuple errant, des Germaniques Vandales et Hasdings qui, dix ans après avoir bravé les courants et les flots du détroit de Gibraltar (429), parvinrent à y élire capitale. Plus même, leur roi Genséric en fit le point de départ de ses expéditions maritimes en direction de l’Italie et des îles de la Méditerranée. En 455, ce fut de Carthage qu’il partit avec ses alliés maures piller Rome et la mettre à sac ! En cette période, malgré quelques signes de régression urbaine, la ville passait encore pour l’une des plus importantes villes au monde.

L’empire fit de son mieux pour la récupérer mais il y échoua par trois fois, soit en 460, en 468 et en 470 ! La quatrième fut la bonne, menée en 533 sous le règne de Justinien (527-565 ap. J.-C.), depuis Constantinople. Du coup, Carthage reprit de nouveau place dans le concert des grandes capitales impériales. En 610, monté au trône, Heraclius songea même à en faire la capitale de l’empire d’Orient en remplacement de Constantinople. A la fin du VIIe siècle, après avoir été épargnée par les premières expéditions arabes, Carthage fut prise par Hassan ibn Numan qui, ce faisant, en 698, tourna à jamais la page de l’antiquité dans le pays. Mais, à l’époque bien que restée symbole, la ville n’avait plus son éclat d’antan, son bel urbanisme ayant disparu sous des constructions de fortune érigées par les populations rurales qui s’y étaient réfugiées, parfois même en occupant les églises et en segmentant leurs nefs pour y tailler des logements de fortune! Plus tard, évoqué par les géographes arabes du Xe et XIe siècle sous les toponymes de Qartagenna et de Mualliqa, Carthage s’apparente plus à un territoire ruralisé qu’à une ville.

Carthage
Histoire et archéologie d’une métropole méditerranéenne (814 avant J.-C. – 1270 après J.-C.)
Samir Aounallah
CNRS Éditions, Paris, 2020, 240 p.

Abdellatif Mrabet
Professeur d’histoire à l’université de Sousse, directeur du laboratoire
LR13ES11, ‘’Occupation du sol, peuplement et modes de vie dans le
Maghreb antique et médiéval», Université de Sousse, Tunisie.