News - 11.11.2020

Mohedine Bejaoui : Déficit de confiance, la bourse ou la vie !

Mohedine Bejaou : Déficit de confiance, la bourse ou la vie !

Par Mohedine Bejaoui - Dans un contexte de pandémie et de crise économique sans précédent les préparations budgétaires 2020/2021 donnent lieu depuis quelques semaines à un bras de fer entre la Banque Centrale (BCT) et le gouvernement. La première jalouse de ses prérogatives et de son indépendance, le second coincé entre les déficits en cours et à venir. Résumons la situation. Le projet de loi de finance 2021 qui se veut volontariste selon le ministre des finances est à la recherche de 10 Milliards de dinars pour boucler le Budget 2020. En effet la plupart des dépenses dans la Loi de Finance Complémentaire ont déjà été réalisées et les recettes attendues de la Loi de Finance 2020 n’ont pas été collectées en raison du contexte sanitaire et économique. Le recours au financement extérieur ne sera pas opportun. Le surendettement de l’économie est déjà constaté et sanctionné par les agences de notation, Moody’s a dégradé la note de la Tunisie à B2 (sur une échelle de 3A à C), le niveau de risque crédit est considéré comme élevé ce qui resserrera les conditions d’accès au crédit et augmentera les taux d’intérêt pour un budget déjà obéré. Il reste l’alternative d’un financement domestique. Vendre « les bijoux de la famille » en privatisant des entreprises publiques notoirement déficitaires et endettées ne rapportera pas les montants attendus, surtout si la cession se fait sous la contrainte, les acheteurs le savent, ils seront moins-disant. D’autre part, ce serait une opération « one shot », on ne vend une chose qu’une fois. Il reste le recours à la Banque centrale. Pour dire les choses trivialement, faire appel à la planche à billets. Financer le déficit budgétaire par la dette intérieure ne serait pas inflationniste selon le ministre des finances qui donne pour preuve l’intervention de la Banque Centrale européenne à hauteur de 750 Milliards d’euros, et de la Fed aux USA à près de 1000 milliards de dollars.

Les deux institutions dont l’indépendance est proverbiale ont en effet procédé à des financements historiques, une première pour la BCE qui a tordu les bras à ses propres statuts. Toutefois les deux économies respectives ne connaissent pas l’inflation depuis des années, elles ont frôlé la déflation à plusieurs reprises, leurs taux directeurs sont nuls. Le recours à un financement intérieur tunisien risque d’assécher un marché manquant de profondeur, ce qui raréfierait la liquidité et renchérirait leurs couts alors que le TMM est déjà bien haut autour de 6% (0% pour la BCE, 0.25% Fed). Un financement en monnaie centrale risque de dégrader le taux de change, ce qui équivaudrait à une dévaluation dont les pressions inflationnistes sont connues. Ceci est d’autant plus redouté que près de la moitié des 10 Milliards convoités vont servir à régler les fournisseurs de l’Etat notamment les entreprises publiques (ETAP, Office des céréales, Entreprises de transport …), seuls 500 millions de dinars iraient au secteur privé. Cette décision semble d’autant moins recevable que 10 milliards d’impayés fiscaux dont 3.5 recouvrable immédiatement continuent de grever le Budget de précieuses rentrées. Sans oublier près de 5 milliards alloués par des bailleurs et qui ne sont toujours pas décaissés en raison de l’inertie bureaucratique traditionnelle.

Certains vont jusqu’à dire que les projets de loi de finance 2020/2021 donnent des signes avant-coureurs de cessation de paiement, le budget de crédit qu’on constate est une faillite non annoncée à la grecque, le soutien européen en moins, ce qui mène tout droit à la situation libanaise dont la différence avec la nôtre n’est pas de nature mais de degré. Le psychodrame qui se noue entre la BCT et le gouvernement inspire un catastrophisme de mauvais aloi qui ne peut qu’ajouter de la panique au désarroi. Il faudra d’abord reprendre ses esprits et pallier au plus urgent.

Avant d’envisager quelques pistes pour des solutions à très court terme il convient de rappeler quelques principes élémentaires qui font consensus. L'empoignade entre la BCT et le gouvernement a ravivé le vieux débat de l’optimalité de la politique mixte. Le Policy-mix est un dosage subtil, cohérent entre la politique monétaire et la politique budgétaire de manière à stabiliser l’activité dans une perspective de croissance. Autant dire que les velléités expansionnistes de la politique budgétaire   du gouvernement tunisien butte sur la politique restrictive de la banque centrale. Dans la réalité des politiques mixtes apparaissent sans concertation préalable entre le gouvernement et une banque centrale indépendante, c’est d’ailleurs ce principe d’indépendance qui l’impose. Les deux politiques (budgétaire et monétaire) sont une panoplie d’instruments conjoncturels conçus pour stabiliser l’activité à court terme et éviter la récession ou la surchauffe. Alors quel dosage optimal au regard des objectifs de croissance et d’inflation ? Dans la vision traditionnelle de « l’entonnoir commun » keynésien selon l’expression de J. Tobin, l’approche en termes demande globale permet de passer outre la problématique d’affectation optimale des instruments (monétaires, budgétaires).  Cette conception ne tient qu’en économie relativement fermée, R. Mundell 1968 préconise d’affecter la politique monétaire à l’équilibre extérieur et la politique budgétaire à l’équilibre intérieur. Dans un modèle dynamique à économie ouverte comme c’est le cas de la Tunisie actuellement, un Policy-mix laxiste risque de relancer l’inflation, de dégrader davantage la balance de paiement, de dévaluer la monnaie dans un cercle vicieux auto-entretenu vers la descente aux enfers. C’est dans cet esprit que s’inscrit le Niet de la BCT à l’endroit du gouvernement pris à la gorge.

L’internationalisation croissante ne remet pas en cause les Policy-mix, elle mène à un changement de son contenu et à des réflexions sur les mécanismes institutionnels de coopération. L’efficience d’une politique mixte ne dépend pas seulement de son « optimalité » conjoncturelle, elle découle aussi d’une approche structurelle qui permet d’amortir les chocs. L’indépendance des autorités monétaire et budgétaire leur permet chacune à mener « sa politique » sans compter sur l’aide de l’autre en cas de défaillance d’un instrument. Il ne peut y avoir une concertation ex anté car toute interférence d’une autorité sur le domaine de l’autre constitue une entorse à « la cohérence inter temporelle ». M.Mucherie.

Il faudra donc trouver des solutions de très court terme techniquement envisageables. Il n’y a pas d’urgence absolue pour payer les créances des entreprises publiques dont les déficits sont chroniques. On pourrait rééchelonner leurs dettes en attendant de les structurer à terme (4.5 Milliards).  On pourrait accélérer le recouvrement fiscal en envisageant une amnistie contre règlement, céder des participations dans les secteurs non stratégiques, décaisser les crédits octroyés (3 Milliards) …

Enfin la BCT serait disposée, dans un climat de confiance rétablie – par les gages de sérieux dont le gouvernement ferait montre-, sans bousculer ses statuts, octroyer une facilité de caisse de quelques mois pour le montant restant (3,5 Milliards).

Une fois l’incendie éteint, il faudra bien se saisir de la question des réformes structurelles dont la dimension éminemment politique est évidente. Nous sommes dans une situation critique où notre souveraineté est en cause, l’économique dans un monde en crise surdétermine l’exercice de la souveraineté dans un géopolitique inflammable aux portes de nos frontières. La situation sociale est très tendue et la démocratie est très tendre pour pouvoir absorber des chocs aussi violents dans un contexte de pandémie virulente.  L’heure est grave. Toutes les forces vives doivent se réunir, partis politiques, société civile, organisations professionnelles pour dessiner les contours d’une stratégie à un horizon décennal. Un programme réaliste et des choix exigeants doivent engager tous les gouvernements qui se succèderont quel qu’en soit leurs couleurs futures. La situation est très sérieuse, il n’y a plus d’urgence d’attendre.

Mohedine Bejaou
Docteur Ès Sciences économiques