News - 09.11.2020

La conférence du Prof. George Smith sur les vaccins contre la Covid-19 à Beït al Hikma : une lueur d'espoir au milieu des ténèbres

La conférence du Prof. George Smith sur les vaccins contre la Covid-19 à Beït al Hikma : une lueur d'espoir au milieu des ténèbres

Par Ahmed Abbes

« La seule mesure qui sembla impressionner tous les habitants fut l’institution du couvre-feu » — Albert Camus, « La Peste »

C’était en fin d’après-midi d’un vendredi gris, à la fin du mois d’octobre. La deuxième vague de l’épidémie de la Covid-19 commençait à déferler depuis quelques semaines. Au printemps dernier, le Département des sciences de l’Académie tunisienne des sciences, des lettres et des arts, Beït al Hikma, avait mis en place une cellule de veille pour suivre l’épidémie.

Suite à sa résurgence, nous avons invité le professeur George Smith de l’Université du Missouri aux États-Unis, Lauréat du prix Nobel de chimie en 2018, à donner un webinaire sur ce sujet. Il a immédiatement accepté l’invitation et a proposé de parler des « vaccins à ARN contre la Covid-19 : technologie et nouvelle vision pour le marché pharmaceutique »(1) . L'Académie palestinienne des sciences et de la technologie nous a par ailleurs fait l’honneur d’être partenaire de ce webinaire.

Beaucoup de participants ne connaissaient pas l’orateur George Smith. Parmi eux, seuls les experts savaient qu’il est biochimiste, connu pour son développement du « phage display », une technique de laboratoire utilisant des bactériophages (virus infectant les bactéries) pour l’étude des  nteractions protéine-protéine, protéine-ADN et protéine-peptide. Le « phage display » s’est avéré utile pour le développement de traitements à base d’anticorps, pour des maladies telles que la polyarthrite rhumatoïde, la maladie inflammatoire de l’intestin, le cancer et le lupus, et a contribué à l’étude des peptides pathogènes, tels que ceux produits par le Plasmodium falciparum, un parasite responsable du paludisme. George Smith a reçu le prix Nobel de chimie en 2018 pour ce travail, partageant cette récompense avec Greg Winter et Frances Arnold.

George Smith n’a jamais breveté le « phage display », ce qui a facilité sa diffusion en tant qu’outil de recherche et développement. « Je pourrais en parler et donner des échantillons à n’importe qui dans l’industrie ou le monde universitaire», disait-il. « Je doute que j’aurais pu recevoir le prix Nobel si j’avais plutôt cherché à protéger la propriété intellectuelle. » Il comprend les raisons des brevets mais prévient qu’ils peuvent restreindre la créativité. « Les idées ne sont pas votre propriété », disait-il. « Elles vous infectent à partir d’autres personnes comme des virus. Elles se recombinent dans votre corps avec d'autres idées et sortent et infectent d'autres personnes. C’est ainsi que la science - et la culture - s’épanouissent. »

La première surprise qui attendait les participants au webinaire de Beït al Hikma ce vendredi était le Keffiyeh palestinien que George Smith portait sur les épaules durant l’exposé. Il est, de longue date, un ardent défenseur des droits inaliénables du peuple palestinien, militant courageusement dans le monde académique et sur les campus américains contre la colonisation et l’apartheid israéliens.

L’exposé était impressionnant par sa richesse et sa clarté, conjuguant rigueur scientifique et exigence morale. George Smith a débuté son exposé en rappelant qu’il a fallu deux siècles pour éradiquer la variole par vaccin, 50 ans pour arriver au bout de la Polio, mais probablement deux ans suffiront à éradiquer l’épidémie de la Covid-19 grâce aux nouveaux vaccins à ARN (ou à ARNm) auxquels il a consacré la première partie de l’exposé. Contrairement aux vaccins viraux conventionnels, qui délivrent des antigènes viraux purifiés, des particules virales inactivées ou des virus vivants atténués, les nouveaux vaccins sont constitués d'ARN messagers pour les antigènes de protéines virales - la protéine Spike dans le cas des coronavirus - incorporés dans des nanoparticules lipidiques artificielles (LNP). Lorsqu'ils sont injectés dans le muscle, les LNP sont absorbés par les cellules musculaires, où l'ARN est traduit en protéine virale pour initier une réponse immunitaire adaptative protectrice spécifique du virus. Ces nouveaux vaccins présentent, d’après George Smith, les avantages théoriques suivant :

processus simple et générique de bonnes pratiques de fabrication (BPF) à partir de 5 composants hautement purifiés : 4 lipides plus l’ARN synthétisés in vitro ;

- aucun composant ou contaminant potentiellement toxique ;

- délai de fabrication très court ;

- mise à l’échelle facile ;

- infrastructure de fabrication immédiatement utilisable pour de futures pandémies ;

pas de réponse immunitaire adaptative au vaccin lui-même, ce qui permet de le réutiliser pour d'autres antigènes cibles ;
auto-adjuvant - aucun adjuvant toxique nécessaire ;
l’ARN ne pénètre jamais dans le noyau des cellules humaines et n’est pas transcrit à l’envers en ADN - aucun possibilité d'altérations héréditaires oncogènes des chromosomes ;
« plateforme » générique et réutilisable, immédiatement adaptable à de nouvelles cibles du vaccin.

Le principal défaut des vaccins à ARN actuels est qu’ils doivent être gardés au froid, ce qui pourrait limiter leur diffusion dans les pays sous développés.
Mais ce problème est probablement surmontable en les lyophilisant pour les distribuer à  empérature ambiante. Cela n’a toutefois pas encore été fait.
George Smith a décrit un second type de vaccins à ARN, dit auto amplificateurs.

Les vaccins conventionnels à base d’ARN encodent l’antigène d'intérêt et contiennent des régions non traduites (UTR) 5’ et 3', tandis que les vaccins à ARN auto-amplificateurs encodent non seulement l’antigène, mais également la machinerie de réplication virale qui permet  une amplification de l’ARN intracellulaire et une expression protéique abondante. L’expression soutenue (mais non permanente) de Spike dans le second cas rend possible une vaccination à dose unique. De plus, les doses requises sont cent fois plus petites que dans le premier cas. Mais contrairement aux vaccins à ARN non auto-amplifiants, une réponse immunitaire adaptative contre le vaccin lui-même est possible. Il n’est donc pas réutilisable indéfiniment.

La course chaotique à un vaccin contre la pandémie actuelle a mis en lumière les graves lacunes de l’industrie pharmaceutique privée financée par les monopoles de brevets. George Smith a présenté dans la seconde partie de son exposé une nouvelle vision prometteuse pour un modèle économique plus vertueux.

La production d’un nouveau vaccin comme de tout autre médicament passe par deux phases : d’abord la découverte et l’innovation technologique, ensuite le développement. La première phase d’exploration scientifique, motivée par la curiosité et l’ambition professionnelle, est presque toujours effectuée dans des laboratoires universitaires grâce à des fonds publics. Les innovations, comme les vaccins à ARN, émergent souvent de manière imprévisible, au terme d’un long processus collectif de la communauté scientifique mondiale, et sont rarement l’œuvre de chercheurs ou de groupes isolés. La phase de développement est par contre réalisée par des entreprises motivées par le profit. Elle concerne principalement l’optimisation et les essais finaux, et ne comporte aucune découverte ni innovation. Elle est financée par des fonds privés auxquels les gouvernements accordent des promesses de monopoles de brevets. Les droits de brevet sont achetés principalement auprès d’institutions publiques (comme les universités et les institut de recherche) ou de start-ups associées.

Les gouvernements autorisent en effet les chercheurs à déposer des brevets sur les découvertes et innovations issues de la recherche financée par les fonds publics.

Dans le cas des vaccins à ARN contre la Covid-19, la première phase de découverte et d’innovation s’est achevée depuis l’an 2000 environ. Mais la phase de développement n’avait pas encore démarré quand l’épidémie a frappé au début de cette année. Cette deuxième phase devait résoudre des problèmes de deux types. Il y a des problèmes « génériques » :

Les vaccins à ARN peuvent-ils être lyophilisés et distribués à température ambiante?

Existe-t-il des problèmes de sécurité génériques?

Induisent-ils une immunité adaptative vigoureuse à l’antigène cible (anticorps et cellules  mmunitaires) ? Pour quelle durée ?

(Concernant les vaccins à ARN auto-amplifiants uniquement) L’immunité adaptative au vaccin lui-même limite-t-elle sa réutilisation ?
Il y a aussi des problèmes spécifiques au SRAS CoV-2 (dans les essais sur les humains):

Existe-t-il des problèmes de sécurité pour cet antigène cible spécifique ?

L'immunité adaptative induite par le vaccin est-elle réellement protectrice ?

George Smith a qualifié le développement dans l’urgence des vaccins pour la Covid-19, dans un impeccable accent arabe, de « فوضى » (chaos). Il ajoutait malicieusement, pas du genre « Fauda », la série de propagande sioniste de Netflix. L’accord conclu par les États-Unis en août dernier avec Moderna est la parfaite illustration de ce chaos. Le gouvernement fédéral américain a alloué à cette entreprise pharmaceutique un milliard de dollars de financements pour le développement de son potentiel vaccin (l’ARNm-1273) jusqu’à son homologation. Il a de plus commandé 100 millions de doses au prix unitaire de 15,25 dollars alors que le coût de production est de 4 dollars environ, et il a pris une option pour 400 millions de doses supplémentaires. Le gouvernement l’autorise de garder le secret commercial pour ce vaccin qui sera disponible uniquement pour les citoyens américains. Les réponses des autres pays capitalistes étaient à peine moins chaotiques.

Les gouvernements opposés à l’impôt préfèrent stimuler le développement des médicaments en promettant d’accorder des monopoles de brevets plutôt que par des dépenses publiques directes. Mais les brevets n’ont pas toujours accompagné les scientifiques. Comme signalé plus haut, George Smith n’a jamais breveté le « phage display ». Avant lui, Alexander Fleming n’a pas breveté la pénicilline en 1928, mais les industriels ont breveté les procédés de fabrication.

De nombreux économistes ont imaginé des modèles économiques beaucoup plus vertueux que le modèle actuel basé sur les monopoles de brevets. George Smith a présenté sa vision pour un financement public de la recherche et du développement des médicaments, inspirée par un modèle conçu par l’économiste Dean Baker(2). Le système des brevets dans l’industrie pharmaceutique est à l’origine du grand écart entre les prix et le coût de production. Les médicaments protégés par un brevet peuvent se vendre à des prix cent fois plus élevés que leurs équivalents génériques.

Les dépenses globales des médicaments aux États-Unis s’élevaient en 2016 à 450 milliards de dollars. Baker estime le prix du marché libre entre 10% et 20%. A cet important différentiel s’ajoute une perte sèche représentant les avantages potentiels que les patients auraient retirés de la prise du médicament, qui ne l’ont pas fait parce qu’ils ont dû payer le prix protégé par brevet plutôt que le prix du marché libre. Elle est plus difficile à estimer et varie entre 60 et 475 milliards de dollars, selon les scénarios discutés par Baker.

La protection par brevet impose également des coûts supplémentaires importants sous forme de temps et de ressources gaspillés. Le coût élevé des médicaments protégés par un brevet a créé toute une industrie d’intermédiaires - les gestionnaires des prestations pharmaceutiques - qui négocient avec les sociétés pharmaceutiques au nom des assureurs, des hôpitaux et d’autres institutions. L’industrie pharmaceutique est par ailleurs fortement impliquée dans le lobbying, à la fois à travers ses propres agents et à travers les groupes de consommateurs qu’elle mobilise, pour influencer le législateur et les instances de contrôle du gouvernement.

Les produits pharmaceutiques sont une cible de choix pour les litiges. Les sociétés pharmaceutiques intentent régulièrement des poursuites pour harceler leurs concurrents, décourager la concurrence des génériques ou obtenir une part des rentes de brevets associées à un médicament hautement rentable.

Le grand écart entre le prix et le coût marginal incite les sociétés pharmaceutiques à dissimuler des preuves que leur médicament n’est peut être pas aussi efficace qu’ils le prétendent ou peut-être même nocif pour certains patients.

Les médicaments opiacés (ou opioïdes), des antidouleurs dérivés de l’opium, sont à l’origine d’une crise sanitaire sans précédent aux États-Unis(3) . Entre 2006 et 2014, l’industrie pharmaceutique américaine a vendu soixante milliards de pilules potentiellement addictives. Elle a été condamnée à verser 19,2 milliards de dollars à une trentaine d’États.

Les monopoles de brevets faussent le processus de recherche en encourageant les sociétés pharmaceutiques à rechercher des rentes de brevets plutôt que de trouver des médicaments qui répondent à des besoins sanitaires urgents. Si une entreprise pharmaceutique produit un médicament pour une affection particulière qui génère de gros revenus, ses concurrents sont fortement incités à essayer de produire des médicaments similaires pour la même affection, afin de capter une part de la rente.

La protection par brevet est également susceptible de ralentir et/ou de fausser le processus de recherche en encourageant le secret. La recherche progresse le plus rapidement lorsqu’elle est ouverte.

Cependant, les entreprises qui recherchent des bénéfices par le biais de monopoles de brevets sont incitées à divulguer le moins d’informations possible afin d’éviter d’aider leurs concurrents.
Enfin, le fait de s’appuyer sur des incitations par brevet pour soutenir la recherche médicale encourage les sociétés pharmaceutiques à orienter la recherche vers la recherche d’un produit brevetable. Si, par exemple, des preuves suggèrent qu’une condition peut être traitée plus efficacement par un régime alimentaire, de l’exercice, des facteurs environnementaux ou même d’anciens médicaments non brevetés, un fabricant de produits pharmaceutiques n’a aucun intérêt à poursuivre cette recherche.

Pour toutes ces raisons, la recherche financée par des brevets est particulièrement mal adaptée au secteur pharmaceutique. Il est probable qu’un système de recherche financée directement par les fonds publics serait considérablement plus efficace pour le développement de nouveaux médicaments (ainsi que pour les équipements médicaux).

La logique de base d’un tel système serait que l’État augmente son financement actuel pour la recherche biomédicale, qui passe aux États Unis principalement par les National Institutes of Health (Instituts américains de la santé), d’un montant à peu près égal à la recherche financée par des brevets actuellement menée par l’industrie pharmaceutique. PhRMA, le groupe professionnel représentant les entreprises de l’industrie pharmaceutique aux États-Unis, évalue ce financement à environ 50 milliards de dollars par an, soit 0,3% du PIB, un chiffre qui correspond également aux données de la National Science Foundation. Baker estime le gain potentiel produit par ce système aux États-Unis en 2016 à 315 milliards de dollars(4), soit 1,7% du PIB.

Pour garantir le succès d’un financement public de la recherche pharmaceutique, Baker et Smith suggèrent quelques conditions :

Les contrats doivent être de 10 à 15 ans dans de vastes domaines.
Tous les résultats, positifs ou négatifs, doivent être rendus publics immédiatement.

Aucun brevet n’est autorisé sur les médicaments qui en résultent, qui deviennent génériques. De même, aucun brevet n’est autorisé sur les résultats de découvertes et d’innovations financées par des fonds publics.

Les performances doivent être évaluées en fonction de l’utilité pour la société ce qui permet d’éviter de nombreuses incitations perverses, dont les plus importantes sont :

1. Ne développez pas de remèdes ou de vaccins !

2. Capturez des parts de marché avec des médicaments « me too » sans bénéfice pour la société !

3. Ne vous préparez pas aux défis futurs !

4. Cachez vos résultats (en particulier les résultats négatifs) !

C’est ainsi que se terminait l’exposé de George Smith. Les participants étaient conquis et ils l’ont bien exprimé à travers leurs nombreuses et pertinentes questions à l’orateur. La nuit commençait à tomber quand le webinaire s’est achevé.

Oran était « une nécropole où la peste, la pierre et la nuit auraient fait taire toute voix » écrivait Camus. Il en est de même de toutes les villes confinées pendant l’épidémie de la Covid-19. Le silence nocturne n’est même plus interrompu, pendant cette deuxième vague, par le rituel applaudissement du personnel soignant. Tout le monde attend avec angoisse le bilan macabre de la journée. Mais au milieu de ces ténèbres, George Smith nous a donné l’espoir d’un monde meilleur où les virus et les injustices seront vaincus grâce au travail et à l’engagement de grands scientifiques comme lui.

Ahmed Abbes
Mathématicien, directeur de recherche à Paris, membre correspondant de l’Académie tunisienne des sciences, des lettres et des arts, Beït al-Hikma,
coordinateur de la Campagne tunisienne pour le boycott académique et culturel d’Israël (TACBI)
et secrétaire de l’Association française des  universitaires pour le respect du droit international en Palestine (AURDIP).


1) La vidéo du webinaire est disponible ici et les transparents sont disponibles ici.

2) Dean Baker, Chapitre 5 du livre « Rigged » (Truqué), disponible gratuitement sur internet.

3) Voir les articles « Overdoses sur ordonnance » par Maxime Robin dans le Monde diplomatique de février 2018, et « Du bon usage des eaux usées » par Mohamed Larbi Bouguerra dans le Monde diplomatique d’octobre 2020.

4) À comparer aux 450 millards de dollars de dépenses globales des médicaments.