News - 18.10.2020

Cheikhs en confidences: Sfax en profondeur, un roman qui nous replonge dans l'atmosphère des années 50

Cheikhs en confidences: Sfax en profondeur, un roman qui  nous replonge dans l'atmosphère des années 50

Un livre haletant, entre les remparts de Sfax et la mer, à l’intérieur de la médina, dans la toute proche banlieue, au cœur de la vie des familles, du mouvement national pour l’indépendance. Monia Mouakhar Kallel dépeint, dans son livre  Cheikhs en confidences, une atmosphère pittoresque du milieu du siècle dernier, mettant en exergue des personnages d’exception, racontant avec talent des scènes d’une rare intensité. La vie dedans (les maisons, les familles, les personnes...) et dehors (la ville, la médina, Tunis, la mosquée Zitouna...), avec tous les contrastes et toutes les confrontations. Un livre qui se lit en roman photo ou mieux, un film vivant. Chaque lecteur qui a connu cette époque parvient facilement à reconnaître les personnages du roman. Les autres y retrouvent aisément l’ambiance effervescente d’une société vivant avec le dernier quart d’heure pour l’indépendance, les mutations profondes, sociales, culturelles et politiques qui les transcendent.

Universitaire, Monia Mouakhar Kallel manie avec talent le verbe et la magie des mots. Ses images sont denses, expressives, son récit est attachant, et sa romance est savoureuse, même en décrivant des scènes très animées.    

«Un récit aveu»

Dans une note de lecture, Arslene Ben Farhat, écrit : «Ce magnifique roman est une belle œuvre qui établit un jeu d’échos entre un passé marqué par le présent et un présent contaminé par le passé. Mais aussi entre la voix d’un conservateur qui pense avoir tout compris de la vie et la voix d’un progressiste en quête du sens de la vie, entre une ville ancrée dans l’histoire d’une famille, d’un peuple et un pays à la recherche de son identité.»

Si «Cheikh est en confidences», c’est qu’il a été déstabilisé par son double, qu’il a commencé à enlever son lourd habit de cheikh, qu’il a entamé son douloureux affranchissement des chaînes des traditions héritées du passé et qu’il est en train de nous faire assister au beau spectacle de sa libération dans et par «un récit aveu».

Cheikh en confidences est une tentative de comprendre pourquoi la Tunisie progressiste d’aujourd’hui est toujours hantée par la Tunisie conservatrice du «passé-présent» et pourquoi il est nécessaire d’établir un dialogue entre ces deux «Tunisie» afin de surmonter nos clivages et nos différences et d’assurer l’unité de notre pays, l’unité de notre Moi collectif habité par un passé impossible à refouler ou à extirper.

Cheikh en confidences
De Monia Mouakhar Kallel
Editions Arabesques, 2020

Bonnes feuilles

«Deux zitouniens, deux générations, le vieux et le jeune, le maître et le disciple, et une puissante amitié qui s’est tissée au fils des années et des expériences. Née au hasard de l’Histoire, la relation triompha même de l’inéluctable faucheuse…La voix tue du vieux cheikh restera intacte dans la mémoire de son ami, orientera sa pensée, et ses décisions.»

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«Il n’était plus Cheikh El Islam, ni même le maître, sidi. Mais le moudaress, l’autre nom du meddeb, dont il remplissait la même fonction ou presque. Sa tâche consistait à faire répéter aux élèves des mots, des phrases, et des sourates, en alternant les exercices de lecture écriture comme dans les Kuttab, la fierté et la liberté en moins. Les autres disciplines, l’histoire, la géographie, le calcul…étaient dispensées dans la langue du colonisateur et confiées aux résidents français ou à quelques Tunisiens de formation francophone. Un étrange sentiment s’empara de l’instituteur. Lui, le diplômé de la prestigieuse Mosquée Université de la Zitouna, le jeune homme bourré d’énergie et désireux de communiquer son savoir aux petits se voyait soudain diminué, minoré, exclu ou presque ! Il sentait ses horizons se rétrécir, et ses élans s’écraser. A la récréation, il évitait de se mêler à ses collègues. Et observait ce qui se passait dans la cour. Le spectacle des élèves sales, dévorant le goûter distribué par le Ministère, un bol de lait en poudre à l’odeur fétide et un morceau de pain sec, lui fendait le cœur, et l’exaspérait. Une sourde colère montait en lui. « Quelle misère !» Nulle part dans sa ville natale et ses alentours, ni dans les petits villages éloignés où il avait travaillé, il n’avait vu autant d’enfants malingres et loqueteux, des corps à peine recouverts avec des habits rapiécés, des godasses trouées, certains étaient pieds nus...«Pauvres gosses», se disait-il, combien sortiront de cette galère, et dans quel état ! Que va leur fournir l’école franco-arabe ? Comment le « Protectorat» compte-t-il les protéger ?

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«Maintenant qu’elle devenait une grande jeune fille, une sbia, il ne pouvait plus continuer à faire violence aux traditions. Sa réputation de «cheick El Islam» était en jeu, lui, le directeur de l’école qui était censé donner l’exemple aux autres. Et d’un ton qui se voulait détendu, il disait qu’il était fier d’elle, satisfait de ses résultats. Et, plus important, il était sûr qu’elle avait appris à lire et à écrire couramment la langue du Saint Coran. «Une bénédiction d’Allah, pour une musulmane !» Elle aurait voulu lui répondre qu’elle ne voulait pas rester à la maison. Qu’elle aimait l’école, très fort. Qu’elle avait suivi et suivrait tous ses conseils, appliqué toutes ses consignes, ne pas sortir dans la cour de l’école pendant la récréation, ne pas manifester le désir d’aller au tableau, se mettre toujours au premier rang, s’installer dans le banc le plus proche de la porte. Mais, elle ne pouvait pas, l’air lui manquait, et les mots s’étranglaient dans sa poitrine. Elle avait écouté son père, et avait fini par se résigner. Mais elle ne comprenait pas. Injustice. Elle n’avait jamais entendu ce mot, ni songé à sa portée avant le jour où elle avait accompli le geste séparateur. Elle avait vidé son cartable, l’avait rangé dans une vieille armoire et avait cessé d’accompagner ses frères à l’école. La sortie matinale et la marche dans les ruelles de la Médina, l’odeur de l’encre et des livres lui manquaient follement, cruellement».