News - 14.09.2020

De Carthage à Lampédusa de Sofiane Bouhdiba : à la recherche du Meilleur des mondes

De Carthage à Lampédusa de Sofiane Bouhdiba : à la recherche du Meilleur des mondes

Par Rafik Darragi- Le mois dernier, dans un long article, le Pr Ridha Bergaoui lançait un cri d’alarme à propos de la migration en Tunisie et ses conséquences désastreuses. (Leaders, opinions - 12.08.2020).  Malheureusement, ce triste phénomène ne date pas d’aujourd’hui. Le Pr Sofiane Bouhdiba, professeur à H.E.C et expert en démographie auprès du Parlement tunisien, l’avait déjà évoqué, lui aussi, en 2019 dans son étude Les Jeunes de Tunisie (L’Harmattan), à propos du comportement démographique des jeunes par rapport à plusieurs sujets dont la migration. Il revient aujourd’hui, en détail, sur ce phénomène, dans une nouvelle étude, De Carthage à Lampédusa: La migration en Tunisie, qui vient de paraître, toujours aux éditions L’Harmattan.

Faut-il s’en étonner? Auteur d’innombrables études dont: Vieillir en Tunisie (2017), (Six millions de femmes: Femmes et population en Tunisie, (2018), Dans le sillage des médecins de marine: de l'antiquité à nos jours (2018) ou encore Médecine: Mauvais médecins et médecins mauvais, de l'Antiquité à nos jours (2019), Sofiane Bouhdiba est, par ailleurs, très impliqué dans l'action associative, conseillant de plusieurs associations locales, surtout celles engagées dans la lutte pour l'équité de genre, l'insertion des jeunes et la défense des droits des minorités (Cf. Leaders, who’swho, du 01.09.2018)

A première vue, comparé aux études citées plus haut, ce nouvel ouvrage semble hors du champ de réflexion habituel de l’auteur, lequel reste cependant fidèle à sa technique particulière, s’appuyant sur un long travail de terrain et des statistiques nationales récentes. Son étude, d'un accès facile, est constituée de quatre parties. La première est consacrée à la délicate définition de la migration, au cadre contextuel et méthodologique et à l’état des lieux. Les définitions sont en effet, nombreuses. Celle vers laquelle penche l’auteur, nonobstant quelque réticence, est celle proposée par La Division de la Population des nations Unies :

«La migration est un déplacement exceptionnel, entraînant l’installation durable dans un lieu autre que celui d’origine et s’accompagnant du changement du lieu de résidence habituelle.» (p.25).

Néanmoins, parce que cette dernière définition « exclut…d’une manière générale tout mouvement  qui ne pose pas de ‘problématique sociale’», celle qui semble à l’auteur la plus claire est celle formulée par «le maître de la sociologie de la migration maghrébine», l’Algérien Abdelmalek Sayad, qui avait conclu que l’émigration et l’immigration sont deux phénomènes «aussi indissociables que le recto et le verso de la même feuille et pourtant très différents en apparence, au point qu’on croit pouvoir comprendre l’un sans connaître l’autre.» (p.26)

Dans la deuxième partie, Sofiane Bouhdiba se concentre sur la migration en Tunisie. Prévenant, il reconnaît que la description du migrant et la définition d’une migration n’étant guère faciles, elles sont loin de faire consensus. Par précaution un ‘lexique de la migration’ a été inséré en annexe, «en espérant qu’il facilitera la compréhension du lecteur». (p.29) Il faut savoir, en effet, que les multiples enjeux de la migration sont également «stratégiques» dans la mesure où:
 «Les mouvements humains définissent, non seulement la taille de la population, mais également ses caractéristiques en termes de sexe, d’âge, de religion, de convictions politiques, de nationalité, d’ethnies… Les gouvernements sont d’autant plus préoccupés de mettre en place des stratégies migratoires ad hoc, qu’ils se veulent capables de gérer, au-delà de la «migration silencieuse», les flux humains de crises.» (p.34) Ne serait-ce qu’au vu de l’actuelle pandémie du Coronavirus qui ravage aujourd’hui le monde entier, «on comprend aisément l’existence de politiques migratoires dans la plupart des pays du monde.» (p.35) Bien que la définition d’une migration soit difficile, l’auteur juge néanmoins qu’il est «tout de même bien plus facile de la mesurer que d’autres phénomènes démographiques comme la mortalité ou la morbidité». (p.39) Aussi, à la fin de cette deuxième partie, selon une démarche macrosociale qu’il a choisie pour sa pertinence, s’étend-t-il sur la féminisation de la migration mondiale ainsi que sur les différents déterminants de la migration et la multi-causalité de ses facteurs. Puis, avant d’analyser longuement la migration interne, Sofiane Bouhdiba développe consciencieusement, chiffres, cartes et graphiques à l’appui, en particulier la sacralité de ce phénomène, son emploi, le rôle de l’éducation, le transnationalisme et le contre-don, à savoir «une sorte de ‘reconnaissance globale’ des efforts fournis par les parents». (p.86) 

La troisième partie, ‘Les cas particuliers’, est une longue réflexion sur certaines formes atypiques de migration, en particulier la migration illégale, la migration de transit, la crise libyenne, ou encore le cas du ‘chibani’, et de la ‘migration des compétences’. Concernant la migration illégale, Sofiane Bouhdiba récuse l’approche simpliste:

«Le cliché du jeune homme tunisien désœuvré qui traverse la Méditerranée quasiment à la nage. C’est pour trouver un emploi ou épouser une ‘talièna’ en noces blanches que les ‘clandestins’ partiraient en Italie et en France.» (p.111)
Il cite, à cet égard, le politologue italien Jean-Pierre Cassarino qui affirme:

«La lutte contre les migrations dites ‘illégales’ a permis au régime de dissimuler les véritables causes des migrations en provenance de Tunisie et de faire taire les exclus du ‘miracle économique’ tunisien. Ces derniers étaient généralement décrits dans les médias comme des individus attirés par le rêve de l’Eldorado européen. Cette vision paternaliste et infantilisante, reprise à l’envi en Europe, permettait de détourner l’attention du public des motifs réels du départ des migrants, à savoir le sous-emploi, la pauvreté, le mécontentement social et la violence politique.» (p.111)

A propos de la crise libyenne Sofiane Bouhdiba convient avec le professeur de géographie et directeur de la Revue européenne des migrations, Simon Gildas, qui affirmait : «On pourrait dire que le XIXe siècle fut le siècle des migrations de masses, le XXe a été celui des réfugiés» (p.135). En effet, l’auteur acquiesce: «puisqu’à ce jour,26 millions de personnes sont des réfugiés, mais plus de 70 millions sont déracinés, et errent encore sur les routes, à la recherche d’un moyen de survie.» (p135). Excepté l’épisode des réfugiés de Ras Jedir, la Tunisie a été épargnée.

Quant à la ‘migration des compétences tunisiennes vers les pays du Nord, elle reste relativement faible (9,6%) par rapport aux pays africains à faibles revenus comme le Cap-Vert (67%) ou la Gambie (63%) par exemple. La plupart de nos migrants qualifiés se dirigent vers la France, l’Europe ou encore vers les U.S.A.  Par contre rares sont ceux qui optent pour les pays du Golfe.

Intitulée ‘l’Amertume de l’exil,’ la quatrième et dernière partie est une analyse très pertinente de trois chapitres: ‘la condition de l’immigré tunisien’, ’la migration et le VIH/SIDA en Tunisie’, et ‘la mort du migrant’. Comme l’indique le titre, dans cette partie la froideur des chiffres laisse place à la chaleur humaine:

«On s’imagine que celui qui part est un chanceux, car il va vivre dans une société civilisée, être respecté, avoir un bon travail, une grosse voiture, fonder une famille idéale. Pourtant l’expérience migratoire n’est pas toujours de tout repos. Elle est souvent chaotique, destructrice». (p.163)

La migration est, certes, un champ d’études très vaste qui a subi sociologiquement d’innombrables changements. Fruit d’un long travail de terrain, De Carthage à Lampédusa est plus qu’une synthèse simplifiée d’innombrables travaux savants, fort complexes voire contradictoires, sur ce triste phénomène. Elle nous semble surtout une tentative fort louable de définir sobrement le concept fondamental de la migration, avec lucidité et compassion, comme le suggère, d’ailleurs, le frontispice de l’ouvrage, une citation tirée du Dictionnaire du Diable d’Ambrose Bierce (1911) :
« Immigrant.

Individu mal informé

Qui pense qu’un pays est meilleur qu’un autre… »

Ainsi, déçus dans leurs attentes subjectives, fascinés par un lointain Eldorado, ces malheureux, mal informés, fuient leur pays, souvent au risque de leur vie, à la recherche du bonheur humain, qui reste, lui, toujours hypothétique, car l’éternelle question demeure : le bonheur, cette valeur suprême, mais aussi, hélas ! cette pierre d’achoppement de toutes les idéologies, de tous les systèmes politiques, se réduit-il à la recherche effrénée des facteurs matériels ? Le Meilleur des mondes tel que l’a imaginé Aldous Huxley, voilà bientôt un siècle, existe-t-il ?

De Carthage à Lampédusa est à lire et à relire. 

Sofiane Bouhdiba, De Carthage à Lampédusa, L’Harmattan, Paris, 2020, 214 pages.

Rafik Darragi