Opinions - 24.08.2020

Le ministère de la Culture : un cadeau empoisonné ?

Le ministère de la Culture : un cadeau empoisonné ?

Par Karim Ben Smail - Depuis le tout premier gouvernement provisoire, le ministère de la culture a été la patate chaude du gouvernement, le poste le plus difficile à attribuer. Personne ne sachant vraiment définir la Culture et les qualités et profils adéquats pour ce poste, chaque équipe a improvisé comme elle a pu : les uns ont systématiquement privilégié des femmes afin d’améliorer leur « quota », d’autres s’en sont tirés en nommant des gens du domaine, des artistes généralement ; certains chefs de gouvernement ont choisi des « indépendants » pour ce poste au budget minuscule (1% du budget de l’État), mais dont on connait la portée symbolique, sans vraiment la comprendre.

Ce ministère est particulier, en ce sens qu’il est multiple. Pour la Défense, l’Intérieur ou la Finance, c’est finalement plus simple : on sait de quoi il s’agit et le savoir-faire requis est plus clair.En revanche, un ministre de la Culture sera confronté à des univers radicalement différents malgré les apparences. Le mot « Culture » englobe plusieurs mondes, penser qu’ils sont homogènes est une erreur commune. Ce (ou cette) ministre devra appréhender les problèmes, revendications et exigences du Théâtre, du Cinéma, de la Danse, de la Musique, de l’Edition, des Festivals…

Un ministère « pauvre », grand écart entre le théâtre des marionnettes et le mezoued en passant par l'archéologie, avec des problématiques et des enjeux souvent totalement différents. Un ministère dont toutes les actions sont publiques, exposé à toutes les revendications et réduit au statut de « dernière priorité » dans les conseils des ministres. Cadeau empoisonné.

Dans ces conditions on peut comprendre que les « bons » candidats ne se bousculent pas au portillon. En gros il y aura des naïfs, flattés de se voir donner du « Monsieur le Ministre », avec voiture de fonction et chauffeur, et qui très vite seront manipulés par une partie de l’administration, dont ils deviendront le jouet. Il y aura des plus malins, maîtres de l’immobilisme, dont l’unique objectif est de durer et dont le leitmotiv : « Il est urgent de ne rien faire », permet de tenir plus longtemps ; il leur faudra cependant donner l’illusion de travailler, multiplier les inaugurations de coquilles vides, décorer quelques flagorneurs et faire des promesses creuses ; et surtout : Ne pas se faire d’ennemis.

Et puis il y a ceux qui veulent servir, faire du bon travail, être utiles au pays ; ceux-là n’ont malheureusement pas d’autre choix que de rentrer dans un cycle fatal : Prendre acte de la situation, essayer de promouvoir et encourager les membres compétents de l’administration, entreprendre des réformes qui dérangeront les intérêts installés dans le « fromage » de la Culture et donc inévitablement faire face aux campagnes médiatiques, généralement calomnieuse et de mauvaise foi.

Puis arrivera un nouveau Chef du Gouvernement, qui ne connaîtra généralement pas plus que ses prédécesseurs les enjeux de la Culture. « On » lui dira alors « L’administration n’aime pas cette Ministre », « les acteurs, tel chanteur, ou les auteurs, ou les éclairagistes… se sont plaints d’elle ! » etc. Et le cycle recommencera alors, et un nouveau nom sortira du chapeau et nous nous demanderons si nous aurons droit à un naïf, un opportuniste ou un vrai ministre.

Je ne voudrais pas être à la place du Chef du Gouvernement. Pour plusieurs raisons, la tâche qui l’attend est immense et je lui souhaite vraiment le plein succès. Mais en ce qui concerne la Culture, je me permettrais quelques conseils.

Le ou la Ministre de la Culture n’a pas vraiment besoin d’être un artiste, n’est pas Malraux qui veut, et c’est désormais chose amplement prouvée. En revanche il doit avoir une solide connaissance de l’Administration, son rôle est de gérer et choisir des Directeurs Généraux compétents, et de les soutenir, ce point est crucial.

Par ailleurs, il est temps de prendre acte d’une réalité malheureuse : les gouvernements changent rapidement, véritable carrousel de ministres. Aucun travail de fond n’est donc possible, aucune réforme significative ne peut aboutir ; seules perdurent les mauvaises habitudes, dénuées de tout contrôles, portes ouvertes aux abus. Quand on sait que tout ministre est finalement très provisoire, qui dirige le ministère ? Qui a le pouvoir réel dans les Directions Générales ? Qui contrôle les budgets du ministère ? Comment établir l’autorité de l’État avec des ministres sur sièges éjectables ?

La bonne décision, celle qui sert l’État est de résister autant que possible aux arbitrages purement politiques, de penser à l’intérêt du Pays plutôt qu’à celui des partis, en maintenant à leurs postes les ministres qui font correctement leur travail.

Cela est particulièrement vrai aujourd’hui pour Mme Chiraz Laatiri, au moins dans notre domaine, celui de l’édition culturelle, où elle a initié un effort de réforme des procédures de financements de l’État, attendu par les professionnels depuis plus de 15 ans. Cette réforme permettra une meilleure application de la Loi et surtout la moralisation des rapports entre l’Administration et les éditeurs, caractérisée depuis longtemps par des problèmes éthiques et des conflits d’intérêts de nature à détourner les financements publics de leurs objectifs initiaux : développer le livre et de l’édition, et permettre l’accès au livre à tous les citoyens.

Mme Laatiri a également rendu à l’administration son rôle central et sa dignité : La Direction Générale du Livre, qui recèle des compétences précieuses, avait été écartée des processus de décisions et a retrouvé enfin son rôle de régulateur de l’intervention du Ministère.

Elle a également pris les dispositions nécessaires afin de protéger le droit des auteurs dans les marchés publics, une initiative réclamée par plusieurs personnalités culturelles du pays.(Voir pétition)

Ce travail indispensable, difficile et ingrat a été initié par Madame Laatiri dès son arrivée au Ministère et lui a évidemment valu les vives critiques des partisans d’un immobilisme qui pervertit la Loi.

En quelques mois, elle a donc réalisé des avancées majeures dans le secteur du Livre, du travail de fond, non visible au grand public, mais essentiel. Elle a rendu l’espoir aux vrais éditeurs, ainsi qu’aux jeunes éditeurs qui feront l’édition tunisienne de demain ; elle a rétabli le respect de la Loi dans la gestion des budgets publics et esquissé un programme d’informatisation des procédures qui assurera plus de fluidité, de transparence et d'efficacité dans les rapports entre le Ministère et la profession. Cela se traduira à terme par des emplois dans l’édition, l’imprimerie et la librairie, ainsi que par une richesse éditoriale qui soutiendra les échanges d’idée, la culture et la paix dans notre pays.
Mais il y a encore beaucoup de travail à faire. Chiraz Laatiri est arrivée à la tête d’un ministère surendetté et on lui a vite fait endosser des factures qui n’étaient pas les siennes.

Idéalement Mme Laatiri devrait se voir offrir le temps de faire aboutir ses réformes. Il est important de ne pas briser l’élan qu’elle a initié. Le temps qu’un autre ministre déchiffre les enjeux de l’édition, ce mouvement fécond risque de s’essouffler, et les mauvaises habitudes de se réinstaller. Nous avons trop perdu de temps. L’avenir de l’édition tunisienne en dépend.

Karim Ben Smail
Directeur général de Cérès Editions
Président de la Fédération Tunisienne des Éditeurs