News - 25.07.2020

Dr Moez Belkhodja - Beji Caïd Essebsi: L’homme et l’homme d’État

Docteur Moez Belkhodja - Beji Caïd Essebsi: L’homme et l’homme d’État

Le 25 juillet 2019 mourait Béji Caïd Essebsi, le jour même de la fête de la République tunisienne. Il me semble que le décès du Président, si charismatique et si aimé de ses citoyens, a véritablement marqué les esprits. L’Histoire, en cette matinée caniculaire du premier jour d’Aoussou, a croisé le quotidien de tous les Tunisiens, qui, tout d’un coup, se sont retrouvés orphelins.

Ayant eu le privilège de côtoyer cet homme d’exception pendant de longues années, ayant recueilli ses confidences, voire des secrets personnels, et écouté, toujours avec délectation, les anecdotes qu’il savait si bien raconter, je voudrais, en ce jour anniversaire, rendre hommage à l’homme qui était un père pour moi, le seul père que j’ai connu (ayant perdu mon père alors que je n’avais qu’un an), filiation que je partage avec des millions de Tunisiens. Je voudrais par la même occasion apporter un modeste témoignage en évoquant quelques aspects du parcours d’un personnage hors du commun que les enfants appellent affectueusement Bajbouj, qu’ils soient de Tunis, de Gafsa, de Médenine ou de Bizerte ou d’ailleurs.

Dès la deuxième phrase du premier chapitre du livre qu’il consacre à Habib Bourguiba(1), Béji Caïd Essebsi prévient ses lecteurs : « En réalité, je n’aime pas parler de moi-même ». Qu’il me soit permis, en cette occasion commémorative, de parler tout de même, un tant soit peu, de cet homme si modeste et si réservé, de cet homme qui a toujours eu le sens de l’Etat, et que les livres d’histoire des siècles à venir classeront, sans doute, parmi les grands hommes politiques qui ont servi la Tunisie contemporaine : Kheireddine Pacha, Moncef Bey, Farhat Hached, Bourguiba et d’autres.

Il peut paraître curieux que le premier point que j’aborde concerne l’Union générale tunisienne du travail, fondée en 1946, par Farhat Hached. Mais, on ne dira jamais assez le profond attachement de Béji Caïd Essebsi pour la centrale syndicale tunisienne. Il connaissait ses fondateurs et il était l’ami de Farhat Hached et d’Ahmed Tlili, dont il a été l’avocat et pour lequel il a obtenu l’acquittement en 1952 dans un procès où Tlili risquait la peine capitale. Plus tard, Béji Caïd Essebsi a continué à avoir d’excellents rapports avec les dirigeants syndicalistes qui leur ont succédé, Béchir Bellagha, Habib Achour, Taieb Baccouche, qui, d’ailleurs, sera membre de Nidaa Tounes, parti fondé par Béji Caïd Essebsi en 2012.

C’est que Béji Caïd Essebsi demeure profondément convaincu qu’une gouvernance optimale de la Tunisie doit inclure le contrepoids d’une centrale syndicale forte. Son aversion des dictatures et des régimes autoritaires l’a conduit à une vision de la politique basée sur l’équilibre des forces en présence. C’est sans doute pour cette raison que le prix Nobel de la paix a été décerné au Quartet du Dialogue national, formé de l’Ugtt, de l’Utica, de l’Ordre des avocats et de la Ligue tunisienne des droits de l’homme. Inutile de préciser que cette consécration a eu lieu sous la présidence de Béji Caïd Essebsi, et qu’il ne s’agit pas là d’une simple coïncidence. C’est bien le président Caïd Essebsi qui en a fait la demande officielle au Comité Nobel en proposant les quatre instances, alors qu’il semblerait qu'il était lui-même nominé.

Rien pourtant ne prédestinait Béji Caïd Essebsi à la carrière politique qu’il a eue. Orphelin de père à l’âge de 10 ans, et issu d’une famille modeste, il était l’aîné de ses frères et sœurs, et avait, de fait, pris le statut naturel du meneur de cette fratrie, habitué dès son enfance à la prise de décision et au leadership. Il me confiera un jour que la mort prématurée de son père avait fortement contribué à forger son caractère, et à lui apprendre le sens des responsabilités à un âge où les autres enfants s’amusent encore à jouer aux billes et à la toupie.

L’engagement

Il avait 13 ans quand éclatent les événements sanglants du 9 avril 1938. Élève au collège Sadiki, il était le témoin direct des troubles sociaux de ce printemps 38, à commencer par le mouvement de grève des élèves en soutien au professeur Ali Belhaouane, renvoyé du collège le 22 mars. La violence de la répression qui a eu lieu l’après-midi dans les quartiers mêmes où il vivait, Bab Souika, Bab Bnet, La Kasbah, l’a profondément marqué. Il avait compris ce jour-là qu’il devait lutter, corps et âme, pour l’indépendance de son pays et s’engager dans le parti de Bourguiba : le Néo-Destour.

Cet engagement pris au sortir de l’enfance pour lutter contre l’injustice et l’oppression, il lui sera fidèle toute sa vie. Un grand patriote. Dans les nombreuses fonctions qu’il assumera tout au long d’une carrière si riche, directeur de la sûreté, ambassadeur, ministre de l’Intérieur, de la Défense, des Affaires étrangères, président de la Chambre des députés, Premier ministre, président de la République, il restera fidèle à ses principes et à cette éthique qui place au centre de toute politique l’homme et sa dignité d’homme.

Il ne rencontrera Habib Bourguiba qu’en décembre 1951, à l’hôtel Lutetia à Paris, grâce à son ami et camarade de classe Habib Bourguiba Junior, que ses intimes surnommaient affectueusement Bibi. Cette rencontre avec Bourguiba sera déterminante pour Si El Béji et constituera un véritable tournant dans sa vie. Alors qu’il devait entamer une carrière au Crédit Lyonnais à Paris, Bourguiba lui demandera de le rejoindre. A partir de ce jour, il s’engagera encore plus fermement aux côtés du leader. La confiance et l’estime entre les deux hommes, qui avaient pour point de départ cette première rencontre parisienne, seront destinées à se consolider progressivement. Si El Béji sera toujours l’homme de confiance de Bourguiba, qui le placera « en réserve de la République », comme il se plaît à le dire lui-même.

Le soir même de son mariage, il reçoit un appel urgent de Bourguiba le pressant de se rendre immédiatement à Sakiet Sidi Youssef, qui venait d’être bombardée par l’armée française, le 8 février 1958, alors que la Tunisie était indépendante et souveraine depuis plus d’un an. Au cours de l’une de ces missions délicates, il sera d’ailleurs blessé à la jambe.

Nombreux sont les exemples qui illustrent la trempe et l’énergie de cet homme courageux et patriote. Pourtant en 1970, il n’a pas hésité à démissionner de ses fonctions d’ambassadeur à Paris, pour protester contre l’autoritarisme du parti de Bourguiba, et l’absence de démocratie, à une époque où les ministres et les ambassadeurs n’avaient pas le droit de démissionner et se contentaient sagement d’être démis de leurs fonctions. Cela lui a valu d’être exclu du parti et de subir sa première traversée du désert.

Une diplomatie rayonnante

Onze ans plus tard, il réintègre le gouvernement Mzali. C’étaient les années de l’illusion démocratique et du retour du pluralisme. En tant que ministre des Affaires étrangères, il devait gérer plusieurs crises diplomatiques, dont l’attaque de Hammam-Chatt, perpétrée par l’armée israélienne le 1er octobre 1985, contre le quartier général de l’Organisation de libération de la Palestine, agression condamnée par le Conseil de sécurité de l’ONU. La grande victoire de la diplomatie tunisienne, avec Béji Caïd Essebsi, a été que les Etats-Unis, grand allié d’Israël, s’étaient contentés, pour l’unique fois de leur histoire, d’une abstention et n’avaient pas usé de leur veto. Yasser Arafat était un grand ami de Béji Caïd Essebsi, comme Mahmoud Abbas. BCE, comme Bourguiba, a toujours œuvré pour la libération de la Palestine.

Il était dans tous les grands événements internationaux et l’hebdomadaire Jeune Afrique parlera, au début de sa carrière diplomatique, de « ce jeune Tunisien aux yeux bleus » qui représentait le Président Bourguiba lors des sommets internationaux. Il était aimé et apprécié par ses pairs et par les chefs d’État.

Il jouera un rôle primordial lors des événements de Gafsa de 1980 et de l’action militaire menée contre le régime tunisien, dont l’une des conséquences économiques et sociales a été le renvoi pur et simple de Libye de milliers de travailleurs tunisiens. Quand les choses se sont calmées entre la Tunisie et la Libye, Kadhafi, en visite officielle en Tunisie, s’adressera à Béji Caïd Essebsi en lui disant : إنت هو الراجل(2)

Il n’était pas de Monastir

On ne dira jamais assez le rôle qu’il a joué en 1984 pour calmer les tensions lors des émeutes du pain. C’est lui qui sera le conseiller privilégié de Bourguiba au moment de cette grave crise, et qui suggérera à Bourguiba de revenir au prix initial du pain. Le discours prononcé par Bourguiba le 6 janvier 1984 a fait qu’instantanément, les émeutes se sont transformées en scènes de liesse où les gens arboraient d’une main le portrait du Président et de l’autre une baguette de pain en criant:  « Vive Bourguiba ! ». En 1986, Zarg El Ayoun, proche de Bourguiba, a été dépêché par Hédi Nouira, alors malade, pour souffler au Président de choisir comme dauphin Béji Caïd Essebsi, car le pays était dans le chaos. Bourguiba lui répondit que Béji Caïd Essebsi n’était pas de Monastir.

Le régime de Ben Ali a commencé par une courte période de rassemblement, une embellie où des personnalités de la gauche tunisienne, comme Mohamed Charfi, ont intégré le gouvernement Hamed Karoui et où Béji Caïd Essebsi est élu président de la Chambre des députés. J’évoquerai deux anecdotes datant de cette période. Un jour Si El Béji, assis sur un canapé, lors d’un dîner, a pris la main de Robert Pelletreau, ambassadeur des Etats-Unis, qui l’aida à se relever, il réplique aussitôt, avec humour, que s’il avait su qu’il fallait prendre la main qui lui était tendue pour être président… Lors d’une réception, Ben Ali, saluant BCE, lui murmura que les Américains l’aimaient beaucoup, lui et Si Ismail Khélil.
Avec un sourire, il lui répondit qu’ils étaient trois, incluant Ben Ali. Mais cette période ne durera pas trop longtemps, à peine une année et demie, et Si El Béji reprend son bâton de pèlerin pour une deuxième traversée du désert encore plus longue que la première. Il a compris la nature profonde de ce régime où la sécurité a pris le pas sur la démocratie.

Quand la Tunisie cherchait son timonier

Puis un marchand ambulant à Sidi Bouzid a décidé de réécrire l’Histoire de la Tunisie, une Histoire qui s’est accélérée tout d’un coup et qui a abouti à la révolution tunisienne. Alors on a dû chercher le bon timonier qui pouvait sauver le printemps tunisien et mener le pays au port serein de la transition démocratique. Comme il le dira lui-même, de ce ton délicieusement sarcastique, tout en humour et en finesse, qui est sa marque de fabrique : « On a fouillé dans les vieilles boîtes d’archives et on m’en a sorti ». A peine 45 jours après la révolution du 14 janvier 2011, il a été choisi par le Président Foued Mbazaâ pour l’aider à mener la révolution à bon port.

Un matin, se rendant à son bureau à la Kasbah, il est surpris par un sit-in. Il rejoint spontanément les manifestants, s’assied à terre et discute avec eux de leurs revendications. Béji Caïd Essebsi a permis la stabilisation du climat politique, voire économique, alors que d’autres pays n’ont pas réussi leur révolution, et se sont même retrouvés dans un bain de sang. Il a réussi l’organisation d’élections libres et démocratiques dans les temps impartis. Pendant ces mois post-révolution, les Tunisiens ont retrouvé leur liberté d’expression et Béji Caïd Essebsi a été l’un des premiers hommes d’État tunisiens à accepter la critique et même la caricature. Migalo imitait sa voix tous les matins sur Mosaïque FM, et il continuera à le faire même quand Si El Béji deviendra président. Je me rappelle qu’il était friand de ces sketches et de ces chansons satiriques qui fusaient de partout. Je me rappelle qu’il me disait parfois que tant qu’on pouvait critiquer les hommes politiques et les tourner en dérision avec humour, ce serait signe que la démocratie est en bonne santé.

La reconquête

Il quittera le pouvoir le 24 décembre 2011 pour le confier aux vainqueurs des élections, ce qui est un réflexe relativement rare en politique. Quand on a tout le pouvoir, on s’arrange généralement pour le garder, mais ce ne fut pas son cas et il a remis les rênes du pouvoir à Hamadi Jebali, secrétaire général d’Ennahdha, dont le parti avait gagné les élections. Dans les années qui ont suivi, Béji Caïd Essebsi s’est donné pour tâche de poursuivre son œuvre en fondant un parti politique, Nidaa Tounes, seul, rassemblant les hommes et les femmes de bonne volonté, patriotes convaincus, pour rééquilibrer le paysage politique et sauver le pays.

Puis ce fut la victoire du dernier mois de l’année 2014, l’euphorie et l’espoir de changer enfin les choses. C’est qu’il avait vraiment l’espoir de changer les choses. Je me rappelle que le soir de son élection, un de ses collaborateurs lui avait conseillé de ne pas rejoindre ses électeurs, qui l’attendaient au siège de son parti aux Berges du lac, par mesure de sécurité. J’ai insisté parce que je savais qu’il ne pouvait pas manquer ce rendez-vous historique. La foule l’a accueilli en liesse. Ce n’était plus le président d’un parti mais le Président de tous les Tunisiens, la figure charismatique du Sage et du Rassembleur.

Il a réussi la transition démocratique. Il avait un respect pour ses adversaires politiques. Il a mis en place une liberté d’expression exceptionnelle, même si je me répète. Il a commencé les réformes dont le pays avait vraiment besoin. Si certaines de ses réformes sont passées, comme l’abrogation de la circulaire interdisant à une femme tunisienne d'épouser un non-musulman, d’autres, comme l'égalité dans l'héritage entre homme et femme ou comme la dépénalisation de la consommation de cannabis, n’ont pas encore été possibles. Béji Caïd Essebsi aura eu au moins le mérite de lancer un débat public, d’ouvrir une brèche d’où peut jaillir l’espoir d’un renouveau.

BCE était très proche de la jeunesse. Il ne ratait pas une occasion de discuter avec les jeunes de tous bords, pour préserver une certaine fraîcheur dans sa réflexion. Il engageait souvent des discussions constructives avec mes enfants. La jeunesse est un état d’esprit et non un état civil, se plaisait-il à dire. La plupart de ses collaborateurs étaient jeunes. Il a d’ailleurs choisi un chef de gouvernement de 42 ans.

Sous sa présidence, Béji Caïd Essebsi a hissé la Tunisie sur le plan diplomatique parmi les grands de ce monde. Il était écouté et respecté. A chaque voyage officiel, le président Caïd Essebsi défendait la Tunisie avec honneur et dignité. Lors du sommet de Paris sur la Libye en mai 2018, BCE s’est adressé avec sévérité et sur un ton grave au maréchal Khalifa Haftar et au Premier ministre Fayez Al Sarraj, assis en face de lui, pour leur demander de s’entendre, de trouver ensemble une solution et que la solution ne pouvait être que libyenne. Je sentais qu’il y avait ce jour-là une entente parfaite entre les présidents Macron et BCE.

Malgré des hauts et des bas, le mandat de Béji Caïd Essebsi a profondément marqué les Tunisiens. Le politologue Hasni Abidi, directeur du Centre d’études et de recherche sur le monde arabe et méditerranéen, dira que le bilan de la présidence Caïd Essebsi est plutôt positif dans son ensemble. BCE m’a confié, un jour, qu’il était affecté par la déchirure de sa propre famille politique (Nidaa Tounes), ce qu’il ne manquera pas de dire au congrès de Monastir en avril 2019.

Un solitaire, en totale indépendance

Je voudrais simplement dire, pour finir, que cet homme n’appartenait à aucun réseau, ni à aucune force d’influence, et que, aussi incroyable que cela puisse paraître, c’était un solitaire, qui recherchait même la solitude, pour lire, pour réfléchir, pour méditer. C’est peut-être anecdotique, mais il avait toujours un Coran à portée de main, qu’il lisait tard le soir ou tôt le matin. C’était un homme affable, simple et modeste, qui a marqué l’histoire de la Tunisie, mais qui a marqué aussi tous ceux qui ont eu la chance de le côtoyer. Il répétait toujours «الصدق في القول والإخلاص في العمل» et «اليدين النظاف ».

Je voudrais clore cet hommage par cette phrase du Président français Emmanuel Macron qui avait dit d’une voix émue lors de la cérémonie des funérailles de Béji Caïd Essebsi : « Vous aviez un grand Président, un très grand Président qui avait su garder tout à la fois la sagesse des décennies accumulées et une jeunesse qui ne cédait rien, une volonté d’embrasser le monde tel qu’il était. »

Docteur Moez Belkhodja

(1) Béji Caïd Essebsi, Habib Bourguiba, le bon grain et l’ivraie, Sud Editions, Tunis, 2011.
(2) Qui peut se traduire par : Toi tu es un homme.


Lire aussi
Exclusif - L'hommage de Rached Ghannouchi à Béji Caïd Essebsi, un an après son décès

Mohamed Ennaceur - Beji Caïd Essebsi: Il était resté à la barre jusqu’au dernier jour, sauvant la Tunisie du naufrage

Giuseppe Conte- Beji Caïd Essebsi: Cette « alchimie » spéciale qui s’est créée entre nous deux