News - 23.07.2020

Ahmed Friaa : Lettre ouverte à mes petits-enfants

Ahmed Friaa : Lettre ouverte à mes petits enfants

Par Pr. Ahmed Friaa

Chers petits-enfants,

Aujourd’hui, vous êtes encore jeunes. C’est pourquoi, je vous demande de lire cette lettre lorsque vous serez en âge adulte, c’est-à-dire aux environs des années 2035.

Dans votre jeunesse, je vous racontais comment mes parents et leurs camarades de lutte se donnaient corps et âme pour que le pays recouvre son indépendance. Certains de mes proches avaient enduré les pires sévices dans les geôles du protectorat, en raison de leur militantisme dans le cadre du mouvement national. La Tunisie souffrait alors de toutes les misères du monde. Les pandémies étaient chroniques, les maladies infantiles décimaient une importante proportion parmi les nouveaux nés et la plupart des tunisiens étaient pauvres et analphabètes. Quant à la condition de la femme, elle était scandaleusement déplorable.

Malgré le peu de moyens, malgré la misère et la pauvreté, des patriotes ont réussi à concrétiser le vœu le plus cher de tout un peuple, à savoir, permettre au pays de jouir de son indépendance et se doter d’une constitution en vue d’un état moderne, ouvert sur le progrès. Ce qui du reste fut fait en promulguant dans la joie et la fierté la constitution de 1959. Depuis cette date et jusqu’en 2011, deux présidents se sont succédés à la tête de l’état : Le grand leader Bourguiba et le Président Ben Ali.

Leurs gouvernances a permis de libéraliser la femme, ce qui était une première à l’échelle du monde arabe, généraliser l’éducation, doter le pays d’une administration et d’infrastructures modernes, instaurer partout des centres de santé de base et bien d’autres réalisations que je ne pourrais citer tellement la liste serait longue. Cependant, et comme toute œuvre humaine n’est jamais parfaite, cette gouvernance ne fut pas dépourvue d’aspects moins élogieux et en particulier le pays a connu durant cette période un déficit en matière de libertés, notamment politiques. Néanmoins tous les observateurs honnêtes s’accordent à dire que le bilan fut globalement positif, même si au fil du temps, des changements en faveur d’un état de droit devenaient de plus en plus indispensables.

Notre génération a pleinement profité de l’ascenseur social qui permettait à tout un chacun de grimper les échelons sur l’échelle sociale, pourvu qu’il justifie de la qualification requise. Je vous racontais souvent comment et pourquoi les gens de ma génération qui finissaient leurs études dans des institutions prestigieuses à l’étranger refusaient souvent de rester à l’étranger, malgré des offres de perspectives fort attrayantes, et préféraient rentrer au pays en vue de participer à l’édification d’une Tunisie moderne et respectée, à laquelle ils rêvaient. Oui nous avions la chance d’avoir un rêve à concrétiser.

Entre le 17 décembre 2010 et le 14 janvier 2011, le pays a connu un soulèvement populaire, conduit notamment par des jeunes, et s’est vite propagé pour concerner l’ensemble des régions. Vous étiez encore jeunes à ce moment-là. Je me rappelle des regards angoissés des plus âgés parmi-vous face à certaines images que diffusaient, en boucle, la plupart des médias. Vous y voyiez davantage le côté violent. Les revendications étaient, au départ, tout à fait légitimes. La jeunesse vivait en effet dans une oisiveté déprimante. Le chômage progressait et touchait de plus en plus y compris les diplômés de l’enseignement supérieur. L’ascenseur social, dont je vous avais déjà parlé, était en panne, depuis quelque temps. Le rêve que tout jeune souhaite vivre s’est transformé en cauchemar. Oui, sachez que votre grand-père et la plupart des patriotes s’inquiétaient de cet état de fait.

Vous auriez sans doute appris lors de votre scolarité que l’évolution des sociétés humaines n’est autre qu’une succession de cycles. Chaque cycle est composé grossièrement de trois phases. Une première phase, dite de transition, caractérisée généralement par de l’instabilité, des actes anarchiques, et parfois même par diverses formes de violence. Celle-ci est suivie d’une phase, dite stationnaire, caractérisée par une relative stabilité. Elle est souvent la phase la plus longue, notamment lorsque la phase de transition est bien gérée et finit par céder la place à la troisième et dernière phase, dite de rupture, annonçant la fin du cycle en cours et l’avènement d’un nouveau.

Durant les quelques semaines qui ont suivi ce soulèvement populaire, les tunisiens se sont soudain doté d’une nouvelle civilité. Les gens faisaient la queue, là où il y a affluence, dans une discipline que pouvaient envier nos amis japonais. Les voitures s’arrêtaient religieusement au feu rouge et peu de conducteurs se hasardaient à démarrer au feu oranger. Le plus remarquable encore est que personne, ou presque, n’osait jeter un mégot de cigarette parterre et une solidarité inhabituelle s’est instaurée entre voisins. Le pays a vécu quelques semaines dans l’euphorie généralisée. On pensait en effet que, par une baguette magique, le pays allait se transformer en un paradis sur terre.

Je devine, pour vous avoir suffisamment côtoyé la question qui vous interpelle et que voici : Pourquoi alors il s'est ensuivi une grande période de désillusion et de grande déception comme l’indiquent les différents indicateurs que vous auriez rassemblé, grâce à la formidable révolution de l’intelligence dans laquelle vous évoluez ? »

Avant de vous répondre, demandez à un logiciel d’intelligence artificielle, je sais qu’aux environs des années 2035, cette technologie aurait déjà atteint sa maturité, de vous préparer une synthèse concernant les grandes erreurs de l’histoire. Vous vous apercevrez que de telles erreurs coûtent souvent cher et la relève de leurs impacts nécessite du temps et beaucoup de sagesse, car seuls les sages ont cette capacité de se remettre en question.

Je reviens maintenant à votre question. Le grand recul qu’a connu notre pays au cours des années ayant suivies le soulèvement dont je vous avais parlé est dû précisément à un ensemble d’erreurs historiques ayant été commises lors de la période transitoire.

Historiquement, la gouvernance de telles périodes s’effectue selon deux voies possibles. La voix inclusive qui consiste à réunir l’ensemble des citoyens autour d’un projet de renouveau à même de répondre aux aspirations de tout un chacun, identifier les points forts dans l’ancien régime, les préserver et les consolider et les points faibles, en vue de mettre en place des mécanismes et des législations en vue d’empêcher leur reproduction dans le futur. Ce processus s’accompagne souvent par une réconciliation nationale et par rendre justice à tous ceux qui se sentent avoir été l’objet d’injustices par le passé, en l’absence de tout esprit de haine et de vengeance. C’est cette voie qui a été suivie, à titre d’exemple par l’Afrique du sud, sous la conduite éclairée d’un grand leader le Président Mandela dont vous avez surement entendu parler dans votre cours d’histoire, étant un sage personnage rentré à jamais dans le panthéon des grands hommes.

La deuxième voie en revanche, dite exclusive, consiste à écarter tous ceux qui auraient servi leur pays sous l’ancien régime, indépendamment de leurs sacrifices et de leurs apports au pays, les persécuter et aller même jusqu’à instaurer des juridictions d’exception pour les condamner, à l’instar des tribunaux dits« révolutionnaires » et selon un curieux principe disant que « vous êtes coupable jusqu’à preuve du contraire ». C’est cette voie qui a été suivie par la révolution française en 1789. On y a guillotiné y compris le grand savant et père de la chimie moderne, le grand Lavoisier, en 1794, faisant dire au mathématicien français Condorcet, qui a pourtant participé d’une manière active à cette révolution, la citation fort instructive que voici : « un peuple qui n’est pas éclairé par des philosophes (autrement dit, par des hommes qui réfléchissent, des sages) est trompé par des charlatans ».

La première erreur a été donc d’avoir opté, dans une ivresse « postrévolutionnaire », pour la voie exclusive, tout au moins au début, privant ainsi le pays de l’apport de nombreux cadres, patriotes, compétents et expérimentés.

La deuxième erreur a été, à mon humble avis, et je ne prétends pas détenir la vérité, celle-ci étant loin d’être unique dans le monde social, d’opter pour une nouvelle constitution qui instaura un régime qui, par un excès de peur de retourner à un régime autoritaire chez certains et par calcul politicien pour d’autres, s’apparente à un régime des partis dont l’inefficacité est largement démontrée de par de nombreux exemples dans l’histoire. Il s’est agi d’un système souvent source d’instabilité gouvernementale et d’affaissement de l’état. Je pourrais même vous démontrer mathématiquement que cette constitution de 2014 est pleine d’erreurs logiques, ce qui me rappelle ce que disait le grand mathématicien Gödel, spécialiste de logique mathématique, à propos de la constitution d’un pays dont il demandait la nationalité !

Quant à la troisième erreur, elle a été due à un manque de conscience quant à l’accélération du temps. Je m’explique. Vous vous rappelez peut-être de la petite histoire que je vous racontais à propos des deux jeunes amis d’un même âge, dont l’un était monté dans une navette spatiale pour faire un petit tour dans l’espace, à une vitesse proche de la vitesse de la lumière, l’autre étant resté sur terre. En revenant, celui qui était dans la navette spatiale a eu beaucoup de mal à reconnaitre son ami, devenu un vieil homme. C’est la relativité du temps qui explique ce phénomène, vous ai-je dit. Il est vrai que vous m’aviez fatigué ce jour-là par vos questions à propos de la notion de vitesse, d’espace et de temps, mais j’en étais en même temps fier, par ce que ça dénotait un éveil d’esprit prometteur. Sachez donc que le temps n’est pas le même à toutes les époques, il se raccourcit au fur et à mesure que l’activité augmente et que la quantité d’information reçu devienne plus grande. Dix ans au début de ce siècle équivalent à des décades au début du siècle dernier. Ce temps serait sans doute davantage raccourci au moment où vous lirez cette lettre. Si bien que dire aux gens « passer encore une dizaine d’années dans le besoin, en bénéficiant de la liberté n’est pas si grave, étant donné que cette liberté n’a pas de prix (sic.) » est au mieux une mauvaise plaisanterie et au pire, un gros mensonge. Dans ces temps modernes, celui qui n’avance pas rapidement recule. Que dire alors de quelqu’un qui passe son temps à regarder dans le rétroviseur.

L’autre grande erreur réside dans le fait de considérer la démocratie comme une fin en soi, en oubliant que le seul concept digne d’intérêt est celui de l’état de droit. Cela a été dit par l’inventeur des sciences sociales, Ibn Khaldoun et repris dans un très beau texte de Khair-Eddine Pacha, datant de 1866. En paraphrasant Archimède, je dirai : « donnez-moi un Etat de droit, je vous ferai un état où il fait bon vivre » !

Ces erreurs historiques ont été aggravées par deux caractéristiques de notre culture, malheureusement : La culture de la rupture, faisant que chaque nouveau responsable commence par effacer ce qu’a fait son prédécesseur et recommencer à partir de néant, alors que le progrès ne peut être que le résultat d’une accumulation successive. Et cette autre caractéristique qui fait de la différence des opinions et des choix politiques un facteur de division, de disputes et d’exclusion, en lieu et place d’un facteur d’enrichissement collectif et d’un éclaireur quant au meilleur choix à prendre.

Permettez-moi enfin, chers petits-enfants de me hasarder à faire un petit exercice de prospective et merci de vérifier, même si je ne serai plus là, la véracité de mes prédictions.

J’émets deux hypothèses. Première hypothèse : Il se crée un réveil, chez tous ceux qui aiment vraiment ce pays. Et, sans hainesni incrimination de personne, chacun reconnais les erreurs qu’il aurait commises, procède à une remise en question et ensemble s’attellent à édifier un véritable état de droit, s’accordent sur un rêve collectif, et ce ne sont pas les bonnes idées qui manquent, et conjuguent leurs efforts et leurs intelligences pour le concrétiser au quotidien. Dans le cadre de cette hypothèse où la Tunisie serait dotée d’un véritable état de droit et où la compétition porte sur qui peut le mieux servir le pays, un avenir prospère est promis pour tous, car ce ne sont pas les ressources inépuisables et renouvelables qui manquent. Notre jeunesse est capable de grandes prouesses si les conditions appropriées lui sont offertes et cette jeunesse constitue précisément le plus précieux avantage dans la compétition des intelligences qui commence.

Deuxième hypothèse : Les divisions, la recherche d’intérêts partisans et des positions éphémères continuent, dans un esprit de haine et d’exclusion de l’autre. Dans ce cas, il y a de grands risques pour que nous soyons exclus de la trajectoire de l’histoire. La pauvreté ne fera que progresser, la violence deviendra un vécu quotidien et tout le monde sera perdant. Nous aurions tous à rendre compte devant l’histoire. Bien entendu je souhaite la réalisation de la première hypothèse et sachez que, pour vous et pour tous les jeunes tunisiens, je militerai, sans demander une quelconque contrepartie, pour que cette hypothèse advienne. Je ferai tout ce qui est dans mes humbles possibilités, avec tous les patriotes sincères, pour vous éviter l’émigration et l’abandon d’un pays devenu invivable.

Je ne veux pas rallonger davantage ma lettre. Je sais que vous appartenez à une génération qui lit peu et qui préfère plutôt le zapping, mais je ne peux m’empêcher de finir par une belle citation de l’un des plus brillants astrophysiciens des temps modernes, le défunt Stephen Hawking qui disait ceci :

« L’ennemi de la connaissance n’est pas l’ignorance, mais plutôt l’illusion de la connaissance » dont je déduis le conseil suivant que je vous donne : ne méprisez pas celui qui ignore, aidez le plutôt à s’instruire, mais préservez-vous des ignorants qui prétendent connaitre !

Je vous souhaite longue vie et beaucoup de bonheur dans une Tunisie telle que nous autres l’avions rêvée, où il fait bon vivre.

Grand-père Ahmed