News - 18.07.2020

Première dynastie berbère d’époque musulmane: Les Zirides

Première dynastie berbère d’époque musulmane: Les Zirides

Par Mohamed-El Aziz Ben Achour - L’histoire des Zirides, clan appartenant à la tribu des Sanhâja, Berbères sédentaires, est celle d’une épopée qui les conduisit de l’intérieur maghrébin aux plus hautes responsabilités politiques et militaires.  Un rameau de la famille s’imposa même en Espagne au moment de l’effondrement du califat de Cordoue puisqu’un Ziride fonda la taïfa de Grenade (1012- 1090).

Mais revenons en Afrique du Nord. Leur prodigieuse ascension trouve son origine dans la loyauté dont ils firent preuve à l’égard des califes fatimides se réclamant d’une ascendance chérifienne et d’obédience chiite, venus d’Orient en Occident et maîtres de Kairouan de 909 à 973.  Lorsque le calife fatimide  El Moez, ravi de pouvoir réaliser le rêve oriental de son aïeul, quitta sa résidence de Sabra à Kairouan pour s’installer définitivement en Egypte, il confia les rênes de l’Ifriqiya et du Maghreb central  à un de ses meilleurs capitaines, Boulouguîne b. Zîrî b. Manâd. Ce fier cavalier, qui  allait porter désormais le prénom arabe de Youssouf avec l’épithète conférée par son suzerain de  «Abou El Foutouh» (le Conquérant), pouvait prétendre à cette confiance à plus d’un titre. Il était en effet le vaillant fils de Zîrî ben Manâd, un puissant chef de la tribu des Sanhâja, Berbères sédentaires pro-fatimides. Lors de la révolte (944-946) d’Abou Yazid, un Berbère d’obédience religieuse kharijite connu dans l’histoire sous le sobriquet de  « l’Homme à l’âne » qui, par ses succès militaires et la prise de Kairouan, mit le califat fatimide à deux doigts de sa perte, Zîrî, à la tête de ses hommes, vint à point nommé pour renverser le cours d’une bataille décisive au bénéfice du calife Al Qâ’im.  En outre, lorsque Boulouguîne/Youssouf  accède au gouvernement de la province du Maghreb,  il est  déjà un meneur d’hommes aguerri. Du vivant de son père, il avait exercé les fonctions de gouverneur et  commandé les troupes face à l’ennemi, remportant des victoires contre les ennemis de toujours, les Berbères nomades Zanâta (Zénétes).  Sous l’égide de son père, gouverneur quasi autonome du Maghreb central, il aurait présidé à la fondation d’Alger, de Miliana et de Médéa,  qui constituèrent dès lors autant de jalons de la consolidation de sa famille dans cette région où les Sanhâja avaient leurs racines.

Le calife El Moez donna Abou al Foutouh autorité sur le Maghreb central et l’Ifriqya mais sans la Tripolitaine ni la Sicile.  Ce n’était pas tant pour limiter ses pouvoirs que pour l’inciter à concentrer son attention et son énergie sur le  Maghreb central. Ces marches occidentales du califat fatimide constituaient en effet un rempart contre la poussée des Zénètes anti-fatimides et qui, de ce fait, bénéficiaient de l’appui du califat omeyyade sunnite de Cordoue, ennemi des califes chiites.

Après avoir séjourné un temps au palais de Sabra-Mansouriya aux environs de Kairouan, mis en place son administration et nommé un gouverneur pour l’Ifriqiya, Youssouf repartit vers l’ouest, à Achîr, le fief de sa famille, fondé en 935-36 par son père Zîrî.  La première préoccupation d’Abou El Foutouh Youssouf était  de contenir à l’ouest la poussée des Berbères nomades Zénètes et surtout d’empêcher les Omeyyades de Cordoue, ennemis des Fatimides, de prendre durablement pied en Afrique.  A la tête de ses troupes, il mena une expédition qui le rendit maître de Tiaret et de Tlemcen puis, sur injonction de son suzerain de ne pas aller plus loin, il rebroussa chemin et rentra momentanément à Kairouan en 973. En 975, il dut faire face à une révolte  d’un chef issu de la fameuse tribu des Kutâma. Cette puissante tribu berbère chiite, comme les Sanhâja, avait suivi  El Moez en Egypte, mais certaines fractions restèrent en Ifriqiya avec ordre de soutenir le Ziride. Youssouf réprima le soulèvement au prix d’un effroyable massacre à Baghaï (nord-est de l’actuelle Algérie), foyer de la révolte. Prouvant ainsi sa capacité à maintenir l’ordre à l’intérieur en même temps qu’à  contenir la menace extérieure, il sollicita et obtint en 977-78 du calife du Caire la cession à son profit de Tripoli, Syrte et Ajdabiyya. Encouragé par cette confiance et l’extension de son gouvernement autonome, il mena, entre 979 et 984, une campagne militaire au Maghreb extrême durant laquelle il prit Fès,  Sijilmassa (où les Zénètes s’étaient rassemblés) et talonna les fuyards jusqu’à Ceuta où des renforts importants venus de Cordoue les sauvèrent cependant.  Il eut aussi à réduire en 982-83, dans ce Maghreb médiéval propice aux hérésies, les Berghawâta et leur chef qui se prétendait prophète. En route pour  rétablir l’ordre ziride à Sijilmassa, Abou al Foutouh Youssouf meurt le 25 mai 984.

Au bout de douze ans de règne, ce guerrier intrépide et cet homme de pouvoir avisé laissait l’Ifriqiya et le Maghreb central entièrement acquis à la nouvelle légitimité ziride. Plus qu’un gouvernement de province vassale du Caire, son Etat fut perçu par tous les sujets mais aussi par la garde émirale comme un royaume qui ne pouvait qu’être dirigé par la même famille. Aussi, Abou El Foutouh eut-il pour successeur son fils El Mansour. Chose rare en ces temps-là, son accession au trône de son père se fit en douceur. L’allégeance des Maghrébins fut suivie quelques temps plus tard de l’investiture impériale du calife fatimide, lequel conféra à Al Mansûr le qualificatif prestigieux d’ « Abou Al Fath ‘Uddat al Dawla ». Durant ses douze ans de règne (984-996), Al Mansour marcha dans les pas de son illustre père et  renforça les fondements de son royaume. Le défunt Youssouf, préoccupé par la situation à l’ouest, avait séjourné longtemps à Achîr et confié Kairouan et l’Ifriqiya à un gouverneur. Cette solution constituait un péril pour l’unité de l’émirat ziride et Al Mansour ne tarda pas à y remédier. En 985, il cesse de pourchasser les Zénètes et  quitte Achîr pour s’installer à Kairouan au palais de Sabra- Al Mansouriyya. Il fit, en l’occurrence, preuve  de clairvoyance, car, malgré la légitimité acquise par la famille ziride, l’antagonisme religieux entre l’aristocratie fatimide puis sanhajienne d’obédience chiite et la majorité de la population, demeurée fidèle au sunnisme, constituait un risque endémique. C’est ainsi que le gouverneur de Kairouan, désigné, de manière curieuse mais surtout machiavélique, comme dâ’î (propagandiste) par le calife Nizâr, fit preuve d’un tel prosélytisme chiite qu’il en devint insupportable à la population. El Mansour, qui voulait se débarrasser de ce personnage devenu trop puissant, le fit assassiner ainsi que son fils, sans doute au grand soulagement des sunnites kairouanais.

Cependant, les soldats se retournèrent contre la population (avec l’assentiment tacite de l’émir soucieux de maintenir un équilibre fragile?) et commirent divers forfaits. Malgré ces secousses, l’ordre ziride et le statut de dynastie héréditaire étaient incontestés, à telle enseigne qu’en 992, l’année de la circoncision du fils d’El Mansour, prénommé Badîs, l’enfant reçut du Calife fatimide un édit impérial le désignant comme héritier présomptif. Ayant privilégié, à raison, le Maghreb central et l’Ifriqiya au lieu de s’épuiser à contrôler l’extrême-Ouest, El Mansour abandonna ce vaste et lointain territoire aux Zénètes et à leurs protecteurs, les Omeyyades d’Espagne. Le royaume ziride retrouvait ses limites historiques. Mais aussi,  comme nous le verrons plus loin, ses vieux démons. Il meurt à Sabra, le 26 mars 996. Comme prévu, son fils Badis, âgé d’à peine huit ans, lui succède. Malgré des intrigues suscitées par des membres de la famille, il arrive à se maintenir sur le trône, et il semble bien que ce tour de force ait été réussi grâce à la sagacité des dames du palais, notamment  la soeur de Badîs, entrée dans l’histoire sous le nom d’Um Malâl et qui sera plus tard la régente du royaume sous le règne du jeune El Moez B. Badîs.

Devenu adulte, Badîs ne tarda pas à s’imposer par ses qualités de prince et de soldat. Il commit toutefois l’erreur de   confier le gouvernement d’Achîr à son oncle Hammâd b. Boulouguîne/Youssouf et de lui avoir laissé les mains libres dans la lutte contre les Zénètes. La scission, redoutée par les pères de Badîs et par  le calife El Moez, qui naguère avait mis en garde Boulouguîne contre une décision de cette nature, cette scission, disons-nous,  se produisit.  En 1007-1008, Hammâd  bâtit une place forte dont il fit en quelque sorte sa capitale connue plus tard sous le nom de  Qal’a des Beni Hammâd ( à l’est d’Alger) et  ce qui était redouté arriva:   quelques années plus tard, le neveu et l’oncle entrèrent en conflit. Badîs mourut cependant le 10 mai 1016 alors qu’il était sur le point de prendre la Qal’â, événement qui non seulement sauva Hammâd mais eut pour conséquence de prolonger la scission au sein de la famille ziride et que l’on vit désormais coexister une dynastie hammadîde au Maghreb central et une dynastie ziride à Kairouan.

Preuve, à ce propos, que les divisions religieuses étaient habilement exploitées à des fins politiques, lorsque, en 1014-1015, Hammâd se rebella contre Badîs,  rapporte Ibn Khaldoun, il proclama la suzeraineté abbasside, fit massacrer les chiites et rétablit le sunnisme dans ses Etats. En cette funeste année 1016, Hammâd entra en Ifriqiya, prit Béja et Tunis et poussa au massacre des « Orientaux » (terme par lequel on désignait alors les sujets d’obédience chiite). A  Kairouan, Mahdia, Tunis et ailleurs des troubles anti-chiites aboutirent à d’effroyables massacres encouragés, rapporte la légende, par de pieux savants et ascètes tel le fameux Sidi Mahrez, saint patron de Tunis. Ces émeutes ont pu être encouragées en sous-main par un pouvoir ziride qui songeait peut-être déjà à renouer pour son profit avec le vieux sunnisme malékite cher à la bourgeoisie érudite et marchande et au petit peuple des villes.

C’est dans cette atmosphère sanglante et porteuse de grands bouleversements qu’accède au trône le Prince El Moez b. Badîs. II inaugure son règne par la répression des émeutes sunnites, et en faisant la paix avec son grand-oncle Hammâd qui meurt en 1029 puis avec son fils en 1042-43.  Mettant définitivement fin aux tentatives d’expansion vers l’ouest, cet émir, « premier ziride vraiment ifriqiyen» (H.R. Idris), se tourne vers la Méditerranée.

Profitant des conflits au sein de la population insulaire, il monta deux expéditions en Sicile, mais sans résultats probants. De toute façon, cette politique arrivait trop tard : à la puissance de la flotte byzantine s’ajoutait désormais la redoutable efficacité maritime des Normands, désormais maîtres de la Sicile.
Mais la grande affaire du règne d’El Moez fut la rupture idéologique et, partant, politique avec le Suzerain fatimide du Caire, champion du chiisme ismaélien. La décision n’était pas tout à fait inattendue. Sur le plan intérieur, l’hostilité croissante des sujets sunnites à l’égard des «Orientaux» n’avait cessé de croître depuis le départ des Fatimides et,  à la Qal’a (vers 1015) et à Tripoli (en 1033-34), la suzeraineté fatimide  avait été d’ores et déjà rejetée.  Ces signes d’un changement souhaité donnèrent certainement à réfléchir aux émirs zirides d’autant plus qu’au plan extérieur, le contexte régional était marqué par des difficultés croissantes pour le califat fatimide (qui perdit ainsi la Syrie) et un relatif redressement du califat abbasside de Bagdad où les Seldjoukites sunnites, nouveaux protecteurs de l’Empire, évincèrent les Bouyides chiites.

Ce n’est donc pas un hasard si l’émir ziride tenta un rapprochement avec Byzance et les Omeyyades d’Espagne par le biais de missions à Constantinople en 1034 et à Cordoue de 1044 à 1047. Parmi les indices d’une rupture prochaine, nous apprend l’historien et épigraphiste Lotfi Abdeljaouad,  il y eut le changement du nom de Sabra El Mansouriya en Madînat ‹Izz al islâm en 1045-46. « Ce changement visait à effacer le souvenir du calife Ismâ’îl El Mansoûr, fondateur de cette ville à la suite de sa victoire contre Abou Yazid en 944-45». La rupture solennelle eut lieu en novembre 1051 en la grande mosquée de Kairouan. En présence d’El Moez, l’imam prononça, en chaire, une invocation en faveur du calife abbasside Al Qâ’im Bi Amr Allah, pour l’émir ziride et son fils puis jeta l’anathème sur les Fatimides et leur obédience.  Ce changement d’un suzerain pour un autre, alors que la volonté d’«indépendance» était claire, ne s’explique que par le souci constant des musulmans de faire une  allégeance à caractère religieux au Calife, Commandeur des croyants. En dépit d’un contexte apparemment favorable, cette rupture historique avec les Fatimides allait avoir des conséquences désastreuses et durables. La riposte califale consista non pas à envoyer un corps expéditionnaire qui eût été coûteux et risqué mais à autoriser les Hilaliens, turbulents et puissants bédouins de Haute Egypte, à franchir le Nil et se diriger pour s’y fixer vers les verts pâturages d’Ifriqiya. Ils pénétrèrent en Ifriqiya en 1052.

Malgré les tentatives de certains historiens, cherchant à relativiser les conséquences néfastes de ce vaste déplacement humain, cette invasion constitua une véritable régression de la civilisation sédentaire qui distinguait l’Ifriqiya depuis l’époque romaine. La migration hilalienne prit inévitablement la forme d’une agression armée, une tentative émirale d’incorporer les nouveaux venus dans l’armée ayant échoué.  Les bédouins de Haute Egypte vainquirent les armées zirides à la bataille  de Haydarân, entre Gabès et Sfax, en avril 1052, attaquèrent des villes et pillèrent même Kairouan en 1057. Cela, sans compter la tutelle qu’ils exercèrent sur des principautés nées de la ruine de l’Etat ziride, telle celle des Beni Khorassan de Tunis. L’installation des Hilaliens avec leur mode de vie pastoral et nomade allait aboutir à une bédouinisation des campagnes tunisiennes, et à un repli de la vie sédentaire. Il est intéressant de noter qu’au plan ethnique, leur installation renforça considérablement l’élément arabe au sein de la population. En se mélangeant au substrat berbère, elle contribua à une arabisation linguistique et ethnique bien plus marquée en Ifriqiya que dans le reste du Maghreb.

El Moez meurt en 1062, alors que son royaume est le théâtre de tragiques événements.  Son fils Tamîm lui succède et malgré un règne aussi long que celui de son père (1062-1108), il est obligé de se replier à Mahdia, sans parvenir à vaincre l’anarchie et l’éclatement du royaume en diverses principautés. Yahia accède ensuite au trône de ses aïeux, désormais bien fragile ;  puis son fils Ali, et Hassan, dernier émir ziride qui allait être chassé par les Normands qui occupèrent Mahdia en 1148, après une première invasion en 1087. Pour ajouter au malheur du royaume,  tout le littoral est occupé par les Normands d’où ne les délogeront que les Almohades. Ces derniers, Berbères eux aussi, venus du Haut Atlas, allaient rapidement s’imposer comme les maîtres de tout le Maghreb et bientôt de l’Espagne musulmane. 

C’est dans ce contexte tragique d’un royaume livré à l’anarchie et à l’occupation étrangère que s’acheva l’épisode ziride. Cette déliquescence ne doit pas faire oublier la grandeur de ces émirs issus de la terre maghrébine, grands guerriers et bâtisseurs d’un royaume qui réunit un temps sous son autorité un territoire imposant et qui redonna au sunnisme malékite cher aux Nord-Africains, une place officielle. La dynastie ziride, donna naissance à une civilisation florissante et raffinée. Le luxe de la Cour était le reflet d’une économie prospère privilégiant la vie sédentaire et fondée sur une agriculture aux produits variés et un artisanat réputé. La tolérance était de règle de sorte que les musulmans chiites et sunnites cohabitaient avec les juifs et les communautés chrétiennes présentes dans diverses régions. La  chrétienté de Carthage survivra  jusqu’à la fin du XIe siècle.  Quant à Kairouan, le culte chrétien y était célébré jusqu’à l’arrivée des Hilaliens. A Gabès, vivaient les Afarîq-s descendants des Romains, et à Gafsa on parlait encore le latin au XIIe siècle.  Vers 1050, il y avait cinq évêques en Ifriqiya. Tolérance et cohabitation religieuse connurent une régression provoquée par l’intransigeant rigorisme almohade. On assista  au repli de la pensée religieuse musulmane et hébraïque et à  la  fin des communautés chrétiennes  contraintes de se convertir ou de s’exiler  (à l’exception de  celles du Nefzaoua et de Tozeur qui subsistèrent longtemps après la chute des Zirides).

Sous l’égide des émirs zirides, les lettres, les sciences, les arts et la musique étaient célébrés et encouragés et les chroniques rapportent qu’El Moez  b.Badîs était poète et musicien. Des personnalités illustres telles que les hommes de lettres Ibn Charaf et Ibn Rachîq, ou encore de grands savants malékites Ibn Abi Zayd et l’imâm El Mezri sont d’époque ziride.

Avec la fin des Zirides s’acheva la première expérience dynastique berbère. Il   faudra attendre l’avènement des sultans hafsides au XIIIe siècle pour que l’on assiste à une renaissance de l’Ifriqiya.

Mohamed-El Aziz Ben Achour