News - 15.07.2020

Abdelaziz Kacem: L’article 6 de la constitution est liberticide

Abdelaziz Kacem: L’article 6 de la constitution est liberticide

Par Abdelaziz Kacem - Emna Charki, est une jeune blogueuse de 27 ans. Naïve, elle a pris pour argent comptant les slogans libertaires d’une Révolte à deux sous, une révolution nette à deux roues, par référence à une certaine brouette. Seuls les vieux de la vieille avaient compris que nous avions quitté une tyrannie pour nous engouffrer dans une autre, une théocratie rampante et rétrograde.

Se croyant en Utopie, Emna se mit à griffonner sur son mur virtuel des revendications auxquelles quatorze siècles d’immobilisme s’opposent. Jusqu’à ce maudit lundi, 4 mai où elle a eu la mauvaise idée de partager un postintitulé « Sourate du Covid », semblable dans sa présentation à une page coranique. Elle l’avait empruntée à une blogueuse algérienne, médecin de son état. Mais celle-ci vivant en civilisation, à la Ville Lumière, en l’occurrence, ne courait aucune inquisition. Le 5 mai, Emna est convoquée au poste, puis chez le juge d’instruction. Inculpée d’"Atteinte au sacré, d’incitation à la violence". Prévu pour le 28 du mois, son procès est renvoyé au 2 juillet… Le verdict vient de tomber.

À la grande satisfaction des takfiristes, elle vient d’écoper d’une peine de six mois de prison ferme et de 2000 dinars d’amende. Si cela venait à être confirmé, les avocats seraient bien avisés de veiller à ce que leur cliente purge sa peine en cellule, car de très nombreux musulmans candidats aux délices des Houris ont mis à prix la tête de la mécréante.

Ça lui apprendra à se frotter à cette chose si vague, si criminogène, si truffée de superstitions, qu’est le sacré. Dans un article que j’ai publié dans la revue Leaders (version arabe) du mois de mai dernier, j’ai essayé de relativiser les choses en expliquant que la littérature arabe classique et moderne regorge de pastiches et d’imitations coraniques. Abou al-Alaa a rédigé tout un Coran qu’il a appelé « Al-Fusul wa l-ghayat » (Paragraphes et périodes). D’autres écrivains ont emprunté et détourné des versets entiers. Ils n’ont guère été inquiétés. J’ai cité le Grand Cadi d’al- Rayy, Abou al-Ḥasan al-Jurjāni(933-1001). Auteur d’un ouvrage incontournable consacré à Mutanabbi, il soustrait le poétique à l’autorité du charaïque.

Nous autres, professeurs dont le métierconsiste à expliquer les textes, nous n’avons décelé dans le pastiche incriminé ni atteinte à la religion ni incitation à la violence. Mais, je m’abstiens de juger le travail des juges. La presse internationale s’en charge. Moi, je m’inquiète.

J’ai donné, ces dernières années, à l’Université Jean Jaurès de Toulouse, une série de conférences sur le thème : « Hérésie et transgression dans la poésie arabe ». Dans un contexte d’une islamophobie nourrie de terrorisme et de mœurs surannées, je voulais montrer aux étudiants maghrébins et à leurs camarades français de souche que les grands poètes arabes anciens et modernes n’avaient rien à envier à leurs confrères européens. En matière de pensée libre, nos Abou Nuwas, nos Bachar, nos Mutanabbi, nos Maarri étaient de véritables précurseurs.

Je suis en train de rassembler ces conférences, en vue de leur publication dans un ouvrage actualisé. Je commence à avoir peur, non pour ma modeste personne, mais pour ces poètes illustres, d’Imru’ al-Qays à notre Abou al-Kacem Chebbi, qui risquent d’être interdits en vertu de l’article 6 d’une Constitution dangereusement piégée. C’est cet article perfide qui, au nom de la tolérance et de la liberté de conscience, s’avère facilement retournable contre toute liberté de penser. Il stipule que « L’État s’engage à interdire de porter atteinte au sacré », dont acte, en ce qui concerne Emna Charki. Il interdit aussi l’accusation d’apostasie. Or, le TAKFIR, véritable appel au meurtre, se développe, impunément, dans les Mosquées de la haine, dans les réseaux sociaux islamistes, sous la coupole du Bardo.

Réviser la Constitution en vue de la débarrasser de ses vices cachés, est une urgence nationale. Je suis avec les faibles. Ma sympathie pour Emna Charki.
 

Abdelaziz Kacem