News - 01.07.2020

Elyès Fakhfakh: De sa gouvernance de la crise, à sa crise de (mal) gouvernance (Vidéo)

Elyès Fakhfakh: De sa gouvernance de la crise, à sa crise de (mal) gouvernance (Vidéo)

Par Samir Trabelsi, Ph.D., CPA, CGA 
Professor of Accounting & Governance, Brock University, Canada - Les lourds soupçons de conflit d’intérêt et de délit d’initié qui pèsent sur le chef du gouvernement tunisien Elyès Fakhfakh sont sérieux. Ils risquent, si avérés, de compromettre son maintien à la Kasbah, voire même son avenir politique. Ils posent des questions pertinentes qui concernent, nonseulement M. Fakhfakh, mais aussi l’image de la Tunisie, sa notation sur l’index de transparence et de gouvernance, et le concept de gouvernance à adopter : le classique français (chercher des accusations) ou anglo-saxon (trouver des solutions).

La question de fond est de savoir si la crise de la Covid-19 était une « bonne » crise pour la gouvernance ou au contraire, est-ce une crise qui a mis à nue une gouvernance déjà en crise? Mais aussi, pourquoi le débat s’est-il focalisé sur les aspects juridiques sans évoquer la question éthique, pourtant fondamentale ?

Un autre aspect est à examiner. Au-delà des actions appartenant à M. Fakhfakh, qu’en sera-t-il des dividendes générés par les marchés publics obtenus ?À qui en profiteraient-ils ? De même, l’option d’une cession des actions détenues, et par conséquent, de leurs dividendes à une œuvre / association / fondation caritative, serait-elle, avec la présentation publique des excuses, la bonne conduite à tenir ?

Cette affaire qualifiée de « Fakhfakh Gate » pénalise la Tunisie en termes d’indice de gouvernance. Jusque-là, la manière dont le chef du gouvernement a décidé de gérer cette crise ne fait qu’aggraver les conséquences négatives sur l’image du pays. À l’inverse, et dans un sens très positif, une cession immédiate des actions à une ONG et une amende honorable de M. Fakhfakh redoreront le blason de la Tunisie en tant que démocratie émergente, pratiquant une bonne gouvernance, moderne.

Au-delà des faits eux-mêmes, importants en soi, la première conclusion stratégique, à tirer de cette affaire est que la Tunisie doit transformer cette affaire de conflits d’intérêts téléguidée par une gouvernance à la française reposant sur la logique de « qui s’excuse s’accuse » en une opportunité pour embrasser un modèle de gouvernance pragmatique anglo-saxon qui incarne plutôt une logique reposant sur le fait que « Les faibles cherchent des excuses les forts cherchent des solutions ».

L’ensemble de ces réflexions ont fait l’objet d’une communication que j’ai présentée dans le cadre d'un Webinar, la semaine dernière à partir de mon université d’attache au Canada (Brock University).

Regard croisé sur la trajectoire de gouvernance de Fakhfakh

Cent vingt jours après avoir été imposé comme chef du gouvernement, la Tunisie découvre avec stupéfaction que durant la pandémie de la Covid-19, une entreprise appartenant à Fakhfakh a bénéficié d’un juteux contrant du gouvernement tunisien, seul client de cette entreprise. Ici commence la crise de gouvernance de Fakhfakh et probablement le début de la fin de son mandat.

La tournure des événements en Tunisie a confirmé la pertinence d’un regard croisé sur la gouvernance avant, pendant et après la crise de la Covid-19. La question qui s’impose est d’actualité : est-ce que la crise de la Covid-19 était une bonne crise pour la gouvernance ou au contraire, est-ce une crise qui a mis à nue une gouvernance déjà en crise?

La gouvernance du gouvernement Fakhfakh de la pandémie de la Covid-19 était fondée sur une démarche plutôt technocratique, sévère dans son approche avec fermeture des frontières, blocage du transport, confinement total, couvre-feu, arrêt total de la machine économique… Mesurée à l’aune de l’indice composite étalonnant la sévérité de la gouvernance de la pandémie de la Covid-19 (publié fin mai, par des chercheurs d’Oxford University), la Tunisie atteint un score de sévérité de gouvernance de l’ordre 88% sur 100%. Soit, un indice qui, avec le couvre-feu, dépasse de loin le score de gouvernance obtenu par les pays les sinistrés (Italie, Espagne, etc.).

Mais, le pire fait oublier les mauvais, comme dit un proverbe basque.

Le pire est venu entacher, l’intégrité, la probité, peut-être même la crédibilité d’Elyes Fakhfakh qui aurait permis (incité, ou laissé faire) son ministre de l’Environnement à octroyer un juteux contrat à une entreprise créée par Fakhfakh, lui-même. Les agissements de Fakhfakh donnent l’impression qu’il reconnaît les faits et qu’il aurait dû agir bien avant pour éviter les soupçons de conflit et le délit d’initié.

La pandémie de la Covid-19 dévoile une gouvernance en crise

La gouvernance en Tunisie reste prisonnière d’un focus sur des procédures juridiques et sur un exercice simpliste de vérification de conformité par rapport aux lois en vigueur, qui sont en majorité ambiguës, avec plein de zones d’ombre, puisque ne procédant pas par des études d’impacts règlementaires ex ante.

Il n’a jamais été question de mener une réflexion stratégique sur quelle gouvernance que la Tunisie doit incessamment adopter pour régler deux problèmes majeurs qui en découlent de la délégation de la prise de décision et de la désignation de décideurs compétents à la place de décideurs incompétents !

La Covid-19 a montré que la bonne gouvernance en Tunisie demeure toujours une vue de l’esprit, un discours creux et loin de se faire implanter sur le terrain et au jour le jour. Pendant la propagation de la Covid-19, les Tunisiens ont constaté la cacophonie qui règne du sommet de l’État (entre les ministres de Fakhfakh et entre les députés du parlement).

Pendant la pandémie de la Covid, la Tunisie s’est permis le luxe d’un doublé : non-gouvernance et mal gouvernance.

Pour le mieux, il est difficile de faire mieux ; mais pour le pire, il est toujours facile de faire pire

La crise de gouvernance en Tunisie se manifeste par des problématiques de sélection adverse (des décideurs) et de l’aléa moral (des décisions).
Dans le cas de ce que certains appellent le « Fakhfakhgate », ces problématiques n’ont pas été neutralisées par des mécanismes de gouvernance adéquats. Et ce qui est décevant, c’est que par opportunisme politique, le débat au sujet de ces dossiers est resté jusque-là juridique. L’éthique, personne n’en parle de façon conséquente.

Les observateurs sont en droit de s’attendre à avoir un chef de gouvernement qui travaille pour le bien public, pas pour lui-même (son bien privé). En 2020, ce n’est pas trop demander. Seule une enquête indépendante vis-à-vis des agendas politiques et du sensationnel médiatique où l’éthique est aussi importante que le juridique contribuera à sauver ce gouvernement en lui permettant de joindre les actes aux paroles en se déclarant un gouvernement de clarté et de transparence.

Négligence, maladresse… ou abus de pouvoir ?

La manière cavalière avec laquelle le chef de gouvernement communique sur ce scandale présumé ne peut qu’affecter le capital social, la confiance du citoyen.

Le plus prudent consiste à demander à Elyes Fakhfakh de se retirer de son poste de chef de gouvernement, en attendant les résultats des commissions d’enquête en cours et les procès liés. Un tel retrait prudentiel rassurerait l’opinion publique, préserverait l’honneur personnel de Fakhfakh. Il peut même faire gagner des points à la Tunisie, dans les classements et ratings effectués par les agences internationales dédiées à la transparence, à la crédibilité éthique et à la solvabilité économique.

Sur le plan international, la Tunisie figure parmi les pays observés de près par Tranparency International. Une maladresse dans le traitement de cette affaire ferareculer la Tunisie dans le classement avec toutes les répercussions en terme économiques, financières et sociales. Fitch rating et Moody’s sont aussi aux aguets.

La Tunisie doit transformer cette affaire de conflits d’intérêts, téléguidée par une gouvernance à la Française et reposant sur la logique de « qui s’excuse s’accuse », en une opportunité de changement pour embrasser un modèle de gouvernance pragmatique anglo-saxon qui incarne plutôt une logique reposant sur le fait que « Les faibles cherchent des excuses, les forts cherchent des solutions ». La rupture avec cette gouvernance à la Française et le changement radical dans la philosophie de gouvernance sont des conditions nécessaires (mais pas suffisantes) pour réformer la gestion de l’État et du bien public en Tunisie.

Dans la suite des évènements, Fakhfakh doit avoir la sagesse requise pour mieux considérer les intérêts stratégiques de la Tunisie.

Samir Trabelsi, Ph.D., CPA, CGA
Professor of Accounting & Governance, Brock University, Canada