News - 25.06.2020

Kamel Akrout: Réflexions sur l’intervention Turque en Libye et ses conséquences

Kamel Akrout: Réflexions sur l’intervention Turque en Libye et ses conséquences

Par Contre-Amiral (r) Kamel Akrout. Ancien Conseiller de Sécurité Nationale auprès du Président de la République - Le 5 juin 2020, chute du dernier bastion de Khalifa Haftar à l’ouest Libyen a marqué la fin de son offensive lancée le 4 Avril 2019. Cette débâcle militaire du Libyan National Army (LNA) est due à l’intervention militaire turque en Libye par l’envoi d’équipements de combat sur le terrain et de combattants ramenés du front syrien. La défaite de Haftar est surtout un revers stratégique aussi bien pour les pays qui le soutiennent mais aussi pour les pays de la rive nord de la Méditerranée.

L’entrée de la Turquie sur la scène libyenne, qui n’est ni le produit du hasard ni une action militaire ponctuelle limitée dans le temps, intrigue par son impact qui fragilise davantage les pays voisins et ajoute plus de tensions dans une région qui n’en manque pas.

A chacun des membres de l’Union Européenne ses priorités et son intérêt en Libye, d’où cette frilosité et ces hésitations à prendre une décision commune à l’égard de ce qui se passe en Libye. Les puissances uropéennes de la rive nord de la Méditerranée ont tout simplement déserté le théâtre libyen. En effet, pour l’Italie la Libye est une ancienne colonie qui représente un intérêt économique mais aussi une menace sécuritaire et migratoire. Depuis 2015, l’Italie a soutenu le gouvernement de Tripoli et a essayé de mettre les différents belligérants autour de la table des négociations notamment en organisant la conférence de Palerme le 12 Novembre 2018, une conférence qui a succédé à celle de Paris.  L’Italie a constaté sa propre impuissance à peser davantage dans la résolution de ce conflit, où d’autres acteurs et d’autres initiatives ont pris le dessus.

Quant à la France qui avait pris le leadership sur la question Libyenne, elle semble flotter dans sa stratégie entre soutenir officiellement Fayez al-Sarraj et appuyer officieusement Haftar ce qui a impacté sa crédibilité en tant qu’acteur neutre pouvant apporter une valeur ajoutée à la résolution du conflit. L’action Européenne s’est limitée à des missions sécuritaires, de prévention de l’immigration, de renseignement et de lutte contre le trafic d’armes vers la Libye et ceci à travers les opérations Sophia et Irini.

A cette absence des Européens s’ajoute celle des Américains et la marginalisation de l’Organisation des Nations Unies (ONU) et de l’Organisation de l’Unité Africaine (’OUA) et de la Ligue Arabe dont quelques membres gardent ‘’une neutralité bienveillante’’ à l’égard de l’un ou l’autre des belligérants, et les différentes initiatives n’ont rien changé à la situation du pays, mais au contraire certaines l’ont compliquée davantage.

Devant l’enlisement de la situation deux pays se sont invités en Libye : la Russie et la Turquie. Le vide créé par les absences sus- mentionnées et la réussite de la Russie dans la gestion de la crise Syrienne et le renforcement de sa présence en Méditerranée Orientale par l’élargissement de ses bases navale et aérienne de Tartous et Hmeimin en Syrie d’une part, et pour l’intérêt économique mais aussi géopolitique de mettre un pied au sud de La Méditerranée d’autre part, chose quasiment impossible quelques années auparavant ! Tous ces facteurs ont encouragé la Russie de s’inviter au dossier libyen et appuyer Haftar par l’envoi d’environ un millier de mercenaires du groupe Wagner et par une implication militaire plus active.

Cette dernière donne a poussé les Américains à donner le feu vert aux Turcs d’intervenir militairement par proxy sur le sol Libyen, une intervention attisée par des ambitions régionales et des problèmes internes ainsi qu’une politique agressive turque, et facilitée par une dérive autoritaire et une fuite en avant du président Recep Tayyip Erdogan.

La situation interne de la Turquie est déplorable : la Lire turque a perdu 39°/°de sa valeur, Erdogan et son parti AKP qui ont essuyé une cuisante défaite lors des élections municipales de 2019 voient partir la crème du parti : l’ancien ministre des affaires étrangères Ahmet Davutoglu, l’ancien président Abdallah Gül, l’ancien premier ministre Ali Babacan et dernièrement 63 députés ont quitté l’AKP pour rallier d’autres partis de l’opposition. Il faut rappeler qu’il ne reste que trois ans pour les prochaines élections présidentielles turques.

A cette situation interne s’ajoute une diplomatie faillie, la Turquie est passée de zéro problème avec les voisins à zéro ami. Un engagement militaire sur plus d’un front. Erdogan est aussi en mauvaise relation avec les Européens et les pays de l’OTAN, devenu maitre chanteur dans plusieurs dossiers notamment, l’affaire des migrants et celle des S400. Erdogan profite des différents entre les états Européens et des failles qui en découlent.

Un autre facteur qui a grisé Erdogan sont les récentes découvertes gazières en Méditerranée Orientale. Tous les pays du bassin Oriental ont été bien servis par la nature à l’exception de la Turquie. L’impasse dans laquelle s’est trouvé le Premier Ministre Libyen Sarraj après le siège de Tripoli par Haftar était une occasion en or offerte au Président turc en novembre 2019. Sarraj a demandé de l’aide militaire aux Turcs qui lui ont proposé de signer avec lui deux protocoles d’accords, le premier de coopération sécuritaire et militaire et le deuxième est maritime. L’accord militaire ouvre la porte d’entrée à la Turquie pour intervenir en Libye, envoyer et déployer des troupes.

Le second protocole d’accord permet à Ankara de revendiquer des droits sur de vastes zones en Méditerranée Orientale riche en hydrocarbures. Un accord coupant les plateaux continentaux de la Grèce (La Crête) et de Chypre, et qui étend les prétentions turques à des espaces maritimes lointains et donne à d’autres pays tels que Malte et l’Italie de revendiquer ou revoir la délimitation de leurs eaux. Après la signature de cet accord, le gouvernement turc a prévenu qu’il empêcherait toute exploration d’hydrocarbures sans son autorisation. Ce partage a été également dénoncé par l’Union Européenne.

Ces deux accords controversés, qui ont été signés et ratifiés du côté turc et signés mais pas ratifiés du coté Libyen, ont sapé davantage la stabilité régionale et n’ont fait qu’ajouter de l’huile au feu dans une région en pleine effervescence. ‘’Ces actes, de même que la rhétorique agressive de la Turquie, illustrent son rôle déstabilisant’’, soulignait le ministre des Affaires Etrangères grec Nikos Dendias.

Ces agissements et manœuvres d’Ankara ont plusieurs conséquences néfastes sur la stabilité régionale en général et fragilisent davantage des pays comme la Tunisie pour les raisons suivantes:

La Méditerranée, une mer étroite et semi-fermée, est partagée par un nombre important de pays. La stabilité y est fragile et les affrontements sont inévitables surtout si certains commencent à proclamer unilatéralement des zones économiques exclusives (ZEE) ou des plateaux continentaux.

En effet, si les pays riverains de la Méditerranée ont généralement porté leur mer territoriale à 12 milles marins, les accords conclus concernent essentiellement la délimitation des plateaux continentaux mais ils n'ont pas ressenti le besoin de s'attribuer des ZEE que dernièrement, la présence de certaines î les complique souvent le partage. Par conséquent, les partages unilatéraux et sans consultations préalables des riverains qui partagent le même espace seront certes générateurs de conflits.

Dans notre cas de figure, l’accord maritime entre Ankara et Tripoli ,aussitôt signé, a été contesté par La Grèce, Chypre et Israël : les trois pays signataires de l’accord sur le gazoduc EastMed, un projet qui va approvisionner l’Europe en Gaz. Ce projet est devenu irréalisable sans l’accord de La Turquie puisqu’il passe désormais par son plateau continental.

De même, la Grèce et l’Italie ont signé, le 9 juin 2020 un accord de délimitation de la zone économique exclusive en mer Ionienne. Cet accord vient pour confirmer le principe du ‘Droit des î les d’avoir des ZEE’, contrairement à la délimitation signée entre Ankara et Tripoli. Concernant la Tunisie, ces derniers accords peuvent susciter des reprises de revendications de pays riverains au notre.  

Les répercussions économiques de la crise Libyenne sur la Tunisie sont énormes. Avant2011, la Libye était le principal partenaire commercial africain de la Tunisie et constituait une issue de choix pour les entreprises tunisiennes. L’échange commercial entre les deux pays est passé de deux milliards de dollars à moins de quelques millions de dollars depuis 2011 et il y a risque de perdre tout le marché au profit d’autres pays essentiellement de la Turquie.

La monnaie turque a désormais libre cours à Tripoli et Misratah. Les produits turcs remplacent les produits tunisiens d’avant la révolte, Ankara entend très certainement profiter de la situation pour mettre la main sur un marché et des richesses considérables. La facture de l’intervention turque sera très chère à payer par les Libyens et les pays voisins la Tunisie comprise.

Les répercussions sociales de la crise Libyenne sur la Tunisie sont aussi considérables : la Libye ayant été une terre d’opportunité surtout pour les jeunes chômeurs qui y trouvent du travail. En plus, environ un million de Libyens sont installés en Tunisie, les frontières communes n’ont jamais été fermées et les Libyens n’ont pas besoin de visas pour entrer en Tunisie. Ils bénéficient d’une convention signée en 1973 leur permettant de travailler et de fonder une entreprise. Depuis 2018, il leur a été devenu possible d’acquérir de biens immobiliers sans le recours à l’autorisation du gouverneur.

Répercussions sécuritaires de la crise Libyenne sur la Tunisie :
En intervenant militairement, la Turquie a dépêché un contingent de cinq mille (d’autres chiffres vont jusqu’à 10 000 !) terroristes de l’Etat Islamique en Syrie en Libye. Une partie de ces mercenaires sont des djihadistes tunisiens qui combattaient en Syrie, ils sont désormais à quelques kilomètres de la frontière tuniso-libyenne.

Cette action est de facto une mainmise d’Erdogan sur une partie de la Libye, et présente une sérieuse menace pour la Tunisie.

Il est à rappeler que les actes terroristes majeurs ont été planifiés et les terroristes entrainés et équipés en Libye. Sur le plan diplomatique : Après la visite surprise et controversée du Président turc fin décembre en Tunisie, les mouvements suspects des navires et des avions turcs vers nos ports et aéroports ont suscité beaucoup de questions et doutes sur le rôle que joue la Tunisie dans la crise du voisin libyen. Je cite ici seulement l’accostage au port de Gabés en Tunisie du navire Cirkin, affrété par la Turquie. Ce navire, d’après plusieurs sources concordantes, transportait des quantités d’armes lourdes en provenance d’Istanbul (Haydarpasa) à destination de Misrata après un passage par Gabés.

Ces atterrissages prétendus forcés ‘’pour des raisons techniques’’ et ces accostages de navires officiellement transportant du matériel médical, nuisent à la neutralité de notre pays et ne font qu’alourdir l’impact que subit la Tunisie au vu de ce qui se passe chez notre voisin. Malheureusement ces agissements turcs ne semblent pas nous déranger !

La Tunisie est pays en pleine transition. Fragilisée par une conjoncture régionale et internationale défavorable, elle doit reprendre son destin en main et défendre son intérêt national. Le problème libyen est un problème tunisien, la stabilité de nos voisins est notre propre stabilité et va de pair avec notre essor. Comme le montre ces réflexions, le chemin est encore long ! La Tunisie abrite ce grand nombre de Libyens sur son sol sans jamais avoir fermé ses frontières ou empêché le déplacement de ressortissants libyens malgré les impératifs sécuritaires imposés par la conjoncture.

Malheureusement la Tunisie ‘ne valorise pas’ assez les sacrifices qu’elle fait à cause de la crise libyenne pour protéger ses voisins notamment Européens (migration, trafic, effort pour sécuriser ses frontières Sud- Est considérées comme un avant-poste pour l’Europe, etc.).

Sur le plan politique, la Tunisie doit activer davantage sa neutralité positive et surtout préserver une neutralité de sa position à l’égard des rivalités opposant les différents acteurs, internes et externes. La Tunisie doit travailler, avec les Allemands, étant deux pays qui siègent au Conseil de Sécurité à l’ONU, sur un retour à la table des négociations entre les Libyens. 

Sur le plan économique, le marché Libyen est vital pour la Tunisie, il est évalué à plus de 150 milliards d’Euros en projet d’infrastructure pour la reconstruction, il offre un potentiel très large aux entreprises tunisiennes et un potentiel d’employabilité énorme

Enfin, il faut nous préparer dès maintenant à ce dernier élément et bien d’autres (vaut tard que jamais !) et conceptualiser une stratégie offensive de repositionnement ainsi qu’assurer une veille multidirectionnelle permettant de préparer en amont toutes les ripostes stratégiques.

Contre-Amiral (r) Kamel Akrout
Fondateur de IPASSS (Institute for Prospective and Advanced Strategic and Security Studies)
et ancien Conseiller de Sécurité Nationale auprès du Président de la République.