News - 05.06.2020

Wessim Jouini: Le jour où la Tunisie inventa la démocratie dans le monde arabe

Wessim Jouini: Le jour où la Tunisie inventait la démocratie dans le monde arabe

C’était un 6 juin, c’était il y a 100 ans… Le 6 juin 1920 était créé le parti libéral constitutionnel (‘الحزب الحر الدستوري‘), le Destour, dont l’histoire, quoique moins connue que celle du mouvement bourguibien ou de l’émergence d’un syndicalisme tunisien, a bel et bien marqué et marque encore celle de la Tunisie.

Première étape de la lutte pour l’indépendance, le Destour doit paradoxalement sa postérité à son échec et à l’émergence du Néo-Destour bourguibien en 1934, qui prend le pas sur le Destour vieillissant. Mais si Bourguiba, Mahmoud El Materi et leurs camarades de route reprennent ce nom c’est non seulement en souvenir du parti où ils firent leurs armes dans l’élan destourien du début des années 20 mais encore parce que le nom lui-même résume en apparence la cause : le droit pour la Tunisie à se constituer politiquement comme nation. 

Dans la vision bourguibienne la lutte pour la Constitution fait corps avec la lutte pour l’auto-administration du peuple tunisien et donc avec la lutte pour l’Indépendance. La revendication de la liberté du peuple tunisien est donc une revendication pour sa liberté en tant que peuple, liberté collective alors bafouée par le joug colonial. Plus encore, pour Bourguiba, c’est dans cette lutte même pour la constitution politique, que se constitue collectivement le peuple tunisien. C’est ainsi qu’en 1973, il confie : « D’une poussière d’individus, d’un magma de tribus courbés sous le joug de la résignation et du fatalisme, j’ai fait un peuple de citoyens ». C’est enfin le grand projet républicain de développement et de modernisation que porte Bourguiba qui doit élever ce peuple à la maturité politique et l’amener à ‘faire Nation’.

Mais, tel n’était pas le projet originel ni le sens que donnaient les fondateurs du Destour au mot ‘الحر’. L’aventure politique qui s’engageait ce 6 juin 1920 est le fruit d’une alliance composite de bourgeois tunisois éduqués pour certains au lycée Carnot historiquement francophile, pour d’autres dans le Sadiki des premières années du protectorat et encore inspiré par le réformisme de Kheireddine, et pour les plus traditionnels à la Zitouna, à l’instar du cheikh Thaalbi. Ils se réunissent dans un double mouvement de contestation de l’ordre inique colonial et de revendication des libertés politiques pour les tunisiens.

Cette revendication ne se donnait d’autre projet que celui, précisément, de donner aux citoyens tunisiens la liberté de choisir leur projet commun et, pour ce faire, de construire un cadre légal dans lequel cette vie démocratique pourrait s’épanouir. C’est ce cadre légal-là qu’évoquent les 9 points du Destour qui posent les bases d’un Etat de droit : séparation des pouvoirs, respect des libertés fondamentales, droits à la représentation politique des citoyens tunisiens et à une égale dignité. L’historien pointilleux remplacerait ‘construire’ par ‘reconstruire’ en mémoire de la constitution beylicale de 1861 qui déjà posait les fondements d’une monarchie constitutionnelle avant que l’ordre protectoral ne s’y substitue.

Il y avait bien là quelques éléments issus du mouvement Jeunes-Tunisiens qui proposait, au tournant du siècle, un projet nationaliste de modernisation sociale inspiré du nationalisme turc émergeant. Mais le Destour adopta une ligne autre, ni républicaine , ni indépendantiste, ni développementaliste et même pas vraiment nationaliste; ce qui comptait avant tout c’était l’opposition idéologique à l’ordre colonial en ce qu’il viole le droit naturel des Tunisiens à l’égalité devant la loi, au respect des libertés fondamentales, à la représentation politique et à la dignité ; en bref en ce qu’il bafoue l’individu et créé des citoyens de seconde zone. On peut pour preuve, rappeler le rôle majeur qu’eut l’opposition commune, un mois avant la création du parti, à la décision française de mettre en valeur toutes les terres improductives parmi lesquelles les habous privés. Cette décision, qui rappelle celle de 1957 prise par Bourguiba pour les mêmes motifs que ceux avancés par le résidanat général, suscite l’indignation car elle est attentatoire aux droits de propriété où se joue souvent le droit à l’identité et le respect, par l’Etat, de l’individu. Seule exception, peut-être, fut l’exigence d’une instruction universelle de qualité, de celles qui rendent plus libre, dont les fondateurs du Destour nous rappellent, de manière posthume, qu’elle est la condition nécessaire à toute vraie vie démocratique.

Le Destour fit long feu, confronté aux réticences françaises à initier un débat qui mettrait à jour les contradictions de l’ordre colonial. Son virage socialiste de 1924 s’alignant sur la nouvelle majorité à Paris, fut vain et la régime protectoral se maintint, intact. La volonté de construction d’une nation dans la lignée de Moncef Bey , puis d’un projet de développement national, dans celle de Bourguiba, prirent le pas sur la revendication du droit à la représentation politique et des libertés individuelles. Le peuple faisait un avec son chef, le chef faisait un avec son dessein.

Et puis le temps passa ; le souffle de l’indépendance et du projet national qui maintenait l’unité du peuple, tout orienté vers son but, vint à s’épuiser. S’ensuivirent toute une série d’évènements qu’il appartient aux manuels d’Histoire de détailler. Enfin, en 2011, lassé d’un ordre qui violait l’aspiration individuelle à la dignité et au respect des droits, « un homme simple, comme il y en a des millions, à force d'être écrasé, humilié, nié dans sa vie, a fini par devenir l'étincelle qui embrase le monde » . Et, après trois ans de débats parlementaires, le 27 janvier 2014, fut proclamée la troisième constitution tunisienne (après celles de 1861 et de 1959), la première à présenter suffisamment de garanties permettant d’espérer un respect pérenne des 9 points de 1920. Ainsi, c’est en Tunisie, à 94 ans d’écart, que fut imaginé et réalisé un véritable Etat de droit dans le monde arabe.

C’est donc, en nation démocratique, que la Tunisie peut commémorer ce centenaire et se remémorer l’esprit de compromis qui a présidé à la création du Destour autour d’une croyance commune dans l’importance du respect de la personne. 

Bien sûr, la démocratie, la liberté du débat public, ne sont pas un achèvement, d’abord parce qu’elles sont sans cesse à défendre et réaffirmer, ensuite parce qu’elles ne sont qu’un moyen, sans doute pas le plus rapide mais probablement le plus sûr, d’essayer de résoudre les différents problèmes qui freinent l’amélioration de la condition du plus grand nombre.

Mais cet acquis commun est tout de même digne de valeur ne serait-ce que parce que l’esprit de liberté permet la réappropriation de l’Histoire. C’est ainsi que nous pouvons nous rappeler ce jour et se souvenir du premier Destour, ce qui est d’autant plus important à l’heure où certains veulent se réapproprier une étiquette dont ils ne sont pas seuls dépositaires. Et, mieux encore, nous pouvons nous remémorer librement ces évènements de juin 1920 sans que nous soit imposée une version unique et sans doute fallacieuse de l’Histoire de la construction nationale. C’est l’honneur des démocraties.

Wessim Jouini

(1) Existence d’une certaine proximité avec la dynastie husseïnite. Cf. L’Afrique du Nord en marche, t.1, C.A. Julien.
(2) Inspiré dans sa jeunesse par les idées destouriennes
(3) Tahar Ben Jelloun, Par le feu, 2011