News - 26.05.2020

Hédi Bouraoui - Albert Memmi : un fondateur d’une francophonie plurielle

Hédi Bouraoui - Albert Memmi : un fondateur d’une francophonie plurielle

Par Hédi Bouraoui, York University, Toronto, Canada - C’est par Leaders, que j’ai appris, ce 24 mai 2020, que mon cher frère aîné Albert Memmi est décédé. Triste nouvelle qui m’a profondément affecté. Mes condoléances les plus chaleureuses à tous les membres de sa famille. Que Dieu fasse que son âme repose en paix et le reçoive dans sa miséricorde.

Né le 15 décembre 1920, il aurait eu cent ans. En effet, « la Tunisie perd un de ses illustres écrivains », et j’ajouterai le père de tout écrivain francophone du pays. Il occupait cette même place de fondateur d’une francophonie plurielle avec l’algérien Kateb Yacine et le marocain Driss Chraïbi.

J’ai mis au programme de mes cours et pendant des années tous les livres d’Albert Memmi… (tous genres confondus). J’ai dirigé des mémoires sur son œuvre, et j’ai écrit moi-même de nombreux articles sur les différents aspects de ses écrits. J’aimais beaucoup son œuvre car elle était indiscutablement ancrée en notre pays natal, tout en étayant un fond et une forme des plus originales. Une écriture vivante et attachante, une pensée profonde ne vous laisse jamais indifférent. Il est évident que le plus grand spécialiste de son œuvre n’est autre que Guy Dugas. Robert Elbaz, l’étudiant dont j’ai dirigé le Mémoire de Maîtrise, a terminé son doctorat à l’Université de Montréal, et il est devenu aussi un grand spécialiste d’Albert Memmi.

J’entretenais avec Albert une fraternité indéfectible. À chaque fois que je venais à Paris ou que je revenais de Tunis dans la ville lumière, je m’arrangeais pour le revoir, et nous passions de précieux moments inoubliables. Quand son épouse était vivante, il m’invitait souvent à dîner chez lui. Après, il vivait seul, et je l’invitais dans un petit restaurant près de chez lui, et nous refaisions le monde en discussions passionnantes. Mais avant toute visite, je le rencontrais dans son grenier, sous le toit de son immeuble où il s’est construit un espace intime à l’image de sa chère Tunisie et où il se sentait vraiment chez lui tout en travaillant le cuir, héritage de son père, sellier, de son métier. Albert portait en lui une véritable déchirure parce qu’il n’était pas compris par sa propre communauté juive, ni par celle musulmane de son pays natal, qui lui reprochait son positionnement sur Israël. Conscient de cette « binarité infernale », il ne s’y attardait pas beaucoup. En réalité, il ne me l’a mentionnée qu’une fois ou deux durant les nombreuses années de nos rencontres.

Bel homme affable, généreux et modeste, Albert était d’une gentillesse extrême. Il avait une connaissance encyclopédique et son esprit brillant partageait tant de Savoir que tous les lecteurs / lectrices pouvaient retrouver dans ses livres en tous genres. Sa contribution dans les domaines de la littérature, de la philosophie, de la sociologie, du journalisme… restera à jamais marquante et remarquable, tout en étant gravée dans nos mémoires, et dans celle des générations futures.

En 1998, au moment où j’allais prendre ma retraite, mon collègue et ami Sergio Villani m’a fait la surprise de m’offrir un livre où il avait demandé à mes ami(e)s proches et lointain(e)s de contribuer un petit texte, poème ou dessin marquant cette date importante de ma fin de carrière de professeur.

Sergio avait donc contacté Albert Memmi qui lui a envoyé ce poème que je me permets de citer ici par ce qu’il ne fait qu’émettre un point de vue sur la fonction de l’écrivain que nous exerçons du mieux que nous pouvons.

Pour Hédi Bouraoui

Devant l’exploit d’un soldat, un chef
de guerre s’est exclamé :

---      Si je disposais de quatre-vingts
braves de son espèce, je pourrais conquérir  le
monde !

Hédi Bouraoui est l’un de ces braves,
un brave de l’esprit.

Universitaire prestigieux, poète
inspiré, moraliste vigilant, il est aussi mon
frère dans le combat spirituel.

Je ne sais pas si nous arriverions,
dans notre courte vie, à réaliser nos vœux,

Mais nous aurons au moins témoigné
ensemble, pour la fraternité, contre les
préjugés, la sottise et  l’injustice.

Dans ce combat, Hédi le brave, Hédi
mon frère, n’a jamais failli.

Il me plaît de lui toucher l’épaule de
cette épée invisible, mais peut-être
invincible, de chevalier de l’esprit.

Albert Memmi
Paris

Hédi Bouraoui
York University
Toronto, Canada

 

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