News - 18.05.2020

Mohamed Kriaa et Bashir Al-Kut: Flux migratoires vers la Libye et de la Libye vers l'Europe en situation de crise Covid-19

Mohamed Kriaa et Bashir Al-Kut: Flux migratoires vers la Libye et de la Libye vers l'Europe en situation de crise Covid-19

Introduction

En examinant les données actuelles liées au phénomène migratoire en Libye, les attentes et différents scénarios prédisent des changements de flux migratoires à plusieurs niveaux concernant la période à venir. Il ne fait aucun doute que plus il s’agit d’anticiper les flux migratoires sur une plus longue période, plus ces attentes sont loin d’être exactes. De nombreux facteurs peuvent affecter les flux de migrants en Libye. La crise actuelle liée à la pandémie Covid-19 doit être abordée dans le contexte du conflit libyen complexe et à multiple facette. La gestion de cette crise par les autorités libyennes, de Tripoli à Benghazi, demeure largement inefficace malgré les effets d’annonce. L’ampleur de l’impact de cette crise est aujourd’hui difficile à apprécier aussi bien sur la population libyenne, les personnes déplacées à cause de la guerre civile et les migrants présents en Libye. Cet impact est surtout très difficile à apprécier en ce qui concerne les flux des migrants vers la Libye et de la Libye vers l’Europe.

Il est donc difficile de prévoir les flux migratoires vers la Libye sans indicateurs clairs et spécifiques, ainsi que sans moyens de collecte de données, mais cela est possible en identifiant les causes ou les motifs de la migration. Les raisons ou motifs de la migration sont liés aux conditions environnementales (conditions politiques, sécuritaires, économiques et sociales) dans lesquelles le migrant vit dans son pays d’origine, en Libye et dans les pays de destination finale, ainsi qu’en situation de transit. Ces conditions générales peuvent toucher un grand nombre de personnes de ces pays et pousser un certain nombre d'entre elles à migrer. D'un autre côté, le processus migratoire nécessite des facteurs attractifs qui poussent le migrant à quitter son pays et à se diriger vers un autre pays plus attractif à la recherche de meilleures conditions de vie. La crise Covid-19 impact directement les facteurs attractifs et répulsifs dans les différentes catégories des pays concernés par les trajectoires migratoires.

Facteurs affectant les flux migratoires en Libye

En appliquant ce qui précède au cas libyen, nous pouvons noter ce qui suit:

1- Le mouvement des flux migratoires vers la Libye est affecté par les conditions des pays voisins ou des pays d'Afrique subsaharienne. Habituellement, il existe des raisons politiques, économiques ou sociales qui poussent les citoyens de ces pays à émigrer en Libye ou dans d'autres pays.

2- Les conditions politiques, sécuritaires, économiques et autres en Libye sont d'autres facteurs qui peuvent conduire à l'augmentation ou à la diminution des flux migratoires vers la Libye:

La disponibilité d'un marché du travail pour les migrants en Libye.

Politiques migratoires fluctuantes en Libye. Les autorités libyennes tolèrent parfois les flux migratoires, les gèrent en termes d'entrée et permettent aux migrants de travailler. Alors que parfois, ils limitent tant leurs déplacements et leur travail ou procèdent à des arrestations et placent des migrants dans les centres de détention. De plus, les autorités libyennes renvoient parfois des migrants dans leur pays d’origine. C'est ce qui s'est passé au cours des dernières décennies en Libye.

La situation sécuritaire en Libye, qui a un impact direct sur les flux migratoires vers la Libye. Aussi, l'étendue de la sécurisation des routes de migration du sud de la Libye vers les villes le long de la côte. Elle concernait les passeurs et les réseaux de traite des êtres humains spécialisés dans le trafic de migrants.

La facilité ou la difficulté du processus de migration de la Libye vers l'Europe dépend principalement des politiques des autorités libyennes ainsi que des politiques des pays européens envers les flux migratoires. Cela dépend également des conditions de transit à travers la mer Méditerranée vers l'Europe.

La crise Covid-19 et ses multiples impacts. D’abord sur les migrants présents en Libye, qu’ils soient en situation régulière ou irrégulière, dont la vulnérabilité s’est accentué. Ensuite les migrants entrants en Libye, de manière régulière ou irrégulière, en transit ou visant à s’installer en Libye sont en proie à un trafic de passeurs et de traite qui est actuellement incontrôlable sur le sol libyen. Enfin et essentiellement les migrants qui désirent se rendre en Europe en traversant la méditerranée de manière irrégulière. Les restrictions sur la mobilité des personnes, les nouvelles mesures conduisant même au refus de certains pays de débarquer et accueillir ces migrants et le renforcement de la sécurité maritime en Europe, présagent d’une possible situation humanitaire à haut risque notamment avec l’arrivée de la saison estivale caractérisée habituellement par une reprise et une intensification des départs vers les côtes sud de l’Europe.

Tous les facteurs mentionnés ci-dessus affectent le processus de flux migratoires en Libye. Pour contrôler le phénomène des flux migratoires à destination et en provenance de la Libye, nous devons prendre tous ces facteurs en considération, ce qui démontre clairement la difficulté d’analyse dans ce contexte complexe et compliqué.

Evolution des flux migratoires en Libye durant les prochains mois

La région ouest de la Libye et plus précisément Tripoli ces derniers jours, connaît un état de chaos sécuritaire lié au conflit entre les forces soutenant le gouvernement d’accord national (GAN) et l’armée nationale libyenne (ANL). Cette guerre a récemment connu des changements sur le terrain. En avril 2020, les forces appartenant au GAN ont pris le contrôle de nombreuses villes de la côte ouest. Notamment, la ville de Sabratha, qui est la plate-forme la plus importante pour les migrants en situation irrégulière de déplacement vers l'Europe. À la suite de cela, des contrebandiers sont revenus à Sabratha. Ils avaient été expulsés de la ville en 2017 par les forces armées appartenant au général Hafter. Il s’agit de dangereux passeurs recherchés aux niveaux international et local pour leurs implications dans des activités de trafic et de traite d’êtres humains en Libye. Cela signifie que Sabratha pourrait redevenir à nouveau plaque tournante pour la traite des êtres humains au cours des prochains mois. Par ailleurs, de nouveaux passeurs et de nouveaux réseaux de passeurs seraient en phase d’apparaître dans la région dans ce chaos sécuritaire.

Il a été observé après l'entrée des forces du GNA dans les villes de l’ouest de Tripoli que le nombre de migrants a augmenté dans leurs lieux de rassemblement habituels au milieu de ces villes comme Sabratha et Surman. Les migrants se réunissaient généralement dans certains endroits où ils offrent leurs services pour le travail quotidien. Le retour des passeurs, le chaos sécuritaire et le nombre croissant de migrants pourraient être suivis dans les prochains mois par la reprise des flux migratoires vers l'Europe. Ainsi des membres de l’association libyenne « centre de la méditerranée », active dans les villes de l’ouest de la Libye dans la défense des droits des migrants, ont constaté lors de leurs visites de terrain durant les mois de mars et avril 2020, que le nombre des migrants a sensiblement augmenté dans les lieux habituellement connus comme points de regroupement des migrants pour offrir leurs forces de travail. Cette hausse pourrait s’expliquer par un contrôle plus faible exercé par les forces du GNA sur la question relative à la migration irrégulière mais aussi par l’état de chaos et désordre sécuritaire actuel.

Par conséquent, les conditions climatiques aidant, les paramètres en place pourraient à nouveau incitées le retour de ces flux migratoires vers l'Europe dans les prochains mois. En outre, les conditions favorables dans le sud et le centre de la Libye le long de la route migratoire, pourraient générer un accroissement de ce type de trafic. Depuis les deux derniers mois et plus, la route centrale empruntée par les trafiquants, échappe au contrôle des deux forces en place. De la frontière entre la Libye et le Niger, en passant par les villes de Mourzok, Sabha et Jofra pour atteindre Bani El Walid, toute cette route est aujourd’hui le théâtre d’un trafic qui se renforce.

La détérioration de la sécurité et des conditions économiques en Libye pourrait également renforcer l'activité des passeurs du sud du pays vers les côtes libyennes. L'état de stagnation et de récession économique que connaissent presque tous les pays du monde pourrait être un autre motif de flux de migrants vers la Libye et ensuite vers l'Europe au cours des prochains mois. Une grande partie des migrants pourrait aussi être poussé au départ par une situation de famine fort envisageable

Trois scénarios pour l’évolution des flux migratoires vers la Libye et de là vers l'Europe

En ayant identifié la situation actuelle en Libye et dans les pays voisins, et bien que dans ce domaine, le manque de données fiables et la complexité de la situation rendent toute tentative de prévision périlleuse, il serait raisonnable de se projeter en proposant les scénarios suivants relatifs à la dynamique des flux migratoires au cours des prochains mois :

Le premier scénario, que nous pouvons qualifier du « scénario négatif » ou « du pire », est cependant le plus probable. Il est lié à l'augmentation des flux migratoires vers la Libye et de là vers l'Europe, Ce scénario dépend des indicateurs suivants:

1- La détérioration des conditions économiques dans de nombreux pays du monde, en particulier en Afrique subsaharienne, en raison des crises économiques que le monde connaît en raison de la propagation de la pandémie Covid-19, peut avoir de graves répercussions sur les pays en développement. Cela peut entraîner des crises économiques, peut-être des famines et une instabilité politique et sécuritaire dans ces pays à moyen terme. Cette situation peut entraîner des flux importants de migrants des pays voisins de la Libye et de l'Afrique subsaharienne vers la Libye et de là vers l'Europe.

2- La persistance de l'instabilité, des luttes intestines et du chaos sécuritaire en Libye qui a entraîné un couloir non surveillé pour la migration vers la Libye. Une indication de cela au cours de la période récente a été la guerre sur la côte ouest libyenne qui a entraîné le retour de passeurs à Sabratha. Comme mentionné, cela indique la possibilité de faciliter le retour du processus de trafic de migrants via les villes à l’ouest de Tripoli vers l'Europe au cours des prochains mois.

3– La détérioration de la situation économique en Libye, qui est due:

aux combats en cours depuis avril 2019, notamment dans la région ouest. Ces combats se sont particulièrement intensifiés les deux derniers mois avec l’intervention extérieur, notamment de la Turquie en soutien au GNA et de l’autre des Emirats Arabes Unis pour l’ANL.

L'arrêt de la plupart des exportations de pétrole libyen et les bas prix du pétrole, qui impacte les ressources financières des gouvernement (Est et Ouest) libyens et des citoyens libyens aussi. Ce facteur rend aussi le trafic de carburant peu lucratif et donc peu attrayant pour les trafiquants qui se rabattraient, comme déjà vue, sur la traite et le trafic reliés aux migrants

L'état de fermeture des frontières qu'a connu l'État en raison du déclenchement de l'épidémie du Covid-19, comme c'est le cas dans la plupart des pays du monde.

Le pays connaît également une crise économique et financière étouffante: la dévaluation du dinar libyen et l'augmentation des prix des matières premières et denrées alimentaires.

Dans ce cas, les flux migratoires vers l'Europe peuvent augmenter et les vagues de migration à venir peuvent aussi inclure de jeunes libyens déçus et/ou fouillant le chaos actuel. En outre, on sait que la guerre de Tripoli et de certaines autres villes de l'ouest libyen a entraîné le déplacement de dizaines de milliers de Libyens.

Le deuxième scénario, que nous qualifions de « scénario positif » des flux migratoires, est fortement improbable, et même avéré, ses effets positifs ne devraient pas apparaître à court terme, car il semble beaucoup moins probable que le scénario précédent. Ce scénario est lié à la vérification des facteurs suivants:

1- Atteindre un état de stabilité politique et sécuritaire en Libye. Cela signifie qu'il y aura une sorte d'accord entre les parties en conflit en Libye et les acteurs internationaux intervenants, afin de garantir un statuquo ou mieux encore conduire à une autorité centrale qui aura une acceptation nationale et internationale. Nous supposons que cette autorité sera capable de contrôler la situation et d'assurer la sécurité. Dans ce cas, nous nous attendons à mieux contrôler le processus de migration vers et hors de la Libye. Cela entraînera également une diminution des flux migratoires.

2- Etablir plus de coordination et d'accords sur des politiques migratoires spécifiques entre la Libye et les pays de l'Union européenne. Un tel objectif pourrait être atteint avec les pays voisins, subsahariens et Européens. La réalisation de cet objectif peut servir les intérêts de toutes les parties, y compris les intérêts des migrants eux-mêmes. Cela nécessite des accords sur des politiques fructueuses capables de traiter les différents aspects du phénomène de la migration irrégulière.

3- La stabilité économique en Libye et l'adoption de politiques efficaces de reconstruction et de développement doivent impliquer un grand nombre de travailleurs migrants sur le marché du travail libyen. Cela peut également conduire à l'absorption d'un grand pourcentage des flux migratoires vers la Libye, ainsi qu'à réduire les mouvements de migrants vers l'Europe.

4- Parvenir à une sorte de stabilité politique, sécuritaire et économique dans les pays voisins et les pays subsahariens. En outre, adopter des politiques migratoires aux niveaux régional et international pour trouver des solutions aux flux migratoires dans les pays d'origine eux-mêmes.

Pour l’instant, ce qui réduit considérablement la plausibilité de ce scénario et ses chances de réalisation à court terme, c'est l'évolution de la crise libyenne et l'ingérence de puissances extérieures dans le conflit libyen.

Le troisième scénario que nous pourrions appeler le « scénario de statuquo ». Ce scénario suppose que les conditions politiques et de sécurité actuelles perdureront plus longtemps en Libye. Cela signifie également la poursuite des flux migratoires à destination et en provenance de la Libye au même rythme actuel. Ce qui renforce la poursuite du statu quo et le rend plus réaliste à court terme au moins. Ce scénario est renforcé par l'absence de signes sérieux pour régler la crise libyenne aussi bien de la part des acteurs nationaux qu’internationaux. L’importance des enjeux politico-économiques en Libye indiquerait que l’ensemble des acteurs pousseront vers ce statu quo. Il est évident que la communauté internationale et les deux camps en Libye ne semblent pas être en mesure de résoudre le conflit, ce qui signifie que la situation est plus amenée à demeurer telle qu'elle est. En ce qui concerne les flux migratoires, la reproduction du schéma modéré et de faible intensité de ces flux reste cependant tributaire du maintien de certaines conditions. Il s’agit d’abord de la réduction de l’intensité des combats des dernières semaines, d’un retour rapide à l’équilibre des forces en place et de la maitrise territoriale, relative, de leurs forces et milices en activités le long des routes migratoires. Il s’agit ensuite de maintenir l’efficacité relative des gardes côtes libyennes dans leurs efforts de limiter les départs des passeurs et des migrants vers l’Europe. Cela suppose aussi un soutien direct de l’Europe à la Libye pour le contrôle de ses frontières. Enfin ce scénario nécessite le renforcement du respect, à un niveau minimum, des droits humains des migrants soit en Libye soit aussi en méditerranée, lors de leur sauvetage en mer ou à leur arrivée et accueil en Europe.

Enfin le lecteur constatera que nous ne considérons pas que l’hypothèse portant sur le fait que l’une des forces en présence s’imposerait militairement, puisse être considéré comme un scénario plausible, bien que toujours possible. Les enjeux et intérêts des soutiens internationaux aux acteurs nationaux de ce conflit sont tellement importants, que tout sera fait pour que ce conflit perdure encore, du moins pour le moment.

En conclusion, l’analyse ci-dessus montre clairement la complexité de la situation des migrants en Libye accentuée par la crise Covid-19 mais pas seulement.

L’impact du conflit en cours est certainement plus important sur le devenir des routes et flux migratoires de et vers la Libye. Dans ces conditions, le premier scénario, que nous avons exposé plus haut, nous semble le plus probable et si cela se concrétise, des milliers de migrants avec une composante libyenne évidente cette fois, seront en proie à une catastrophe humanitaire qui se profile à l’horizon. Sans un plan d’urgence, à préparer dès maintenant pour faire face à ces flux fort probables, il serait impossible d’y faire face. La Libye, les autres pays de l’Afrique du Nord et l’Union Européenne doivent coordonner leurs efforts pour éviter cette crise qui s’annonce. Aujourd’hui en Libye, la crise Covid-19 ne fait en réalité qu’aggraver la situation dee migrants et libyens pris en tenailles dans un conflit armé à dimension internationale qui détruit systématiquement la Libye et qui s’étalera certainement sur toute la méditerranée mais qui ne veut pas dire son nom.

Bashir Al-Kut
Université de Tripoli
Libye

Mohamed Kriaa
Université de Tunis
Tunisie