Opinions - 22.04.2020

Monji Ben Raies: "Rien ne sert de courir, il faut partir à point"

Monji Ben Raies: Lettre à monsieur le Chef du gouvernement

Si le déconfinement se prévoit par étape, il ne doit par conséquent, ni être prématuré ni être anticipé, ni précipité, au risque de créer une 2ème vague épidémique, que la Tunisie pourrait avoir de grandes difficultés à surmonter et de laquelle, elle pourrait ne pas se relever. Les connaissances, les moyens et la visibilité sur le virus, quant à ses mutations et nos capacités d’y faire face et de l'éradiquer semblent toujours très incertaines et tâtonnantes. Pourquoi exposer une frange, importante à plus d’un titre, de notre population (élèves-enseignants et apprenants) en première ligne, alors même que ceux-ci devront se déplacer (promiscuité dans les transports, bus, métro) et être présents dans un espace confiné, une classe, où la distanciation sanitaire ne peut être assurée, durant un trop long moment ? Même avec des effectifs réduits par classe et des produits et gestes barrières, à condition de les fournir aux élèves et professeurs en grande quantité et de contrôler leur usage effectif par des externes, comment garantirez-vous la sécurité sanitaire des enfants, élèves, étudiants et des enseignants ? comment appliquer la distance d’un mètre à un mètre cinquante, dans des classes comme on les connait, où même les lapins se sentiraient à l’étroit. Et à la sortie de l’école qu’adviendra-t-il ? Devront-ils porter une combinaison intégrale ? Est-il prévu de procéder à une désinfection complète des locaux avant la reprise et pendant, à la fin de chaque séance d’enseignement ? Il s’agit en fait d’une politique à la « advienne que pourra ! ». Les responsables se sentent vaincus par le virus la lassitude et capitulent et laissent les circonstances imposer leurs lois. Ceux qui doivent rester sains, le resteront ; ceux qui doivent tomber malades, le seront ; ceux qui doivent survivre, survivront ; ceux qui doivent mourir, mourront. Allons-nous laisser finalement jouer la sélection naturelle ? Encore une promesse irréfléchie qui a été faite, il y a quelques jours.

A mon sens de citoyen, ce retour semble prématuré et pas assez réfléchi et préparé. Les questions du choix des élèves prioritaires et des règles sanitaires sont encore loin d'être réglées. Nos enfants ont la possibilité d'apprendre à distance, avec les moyens technologiques actuels, si l’on y met la conviction et les moyens nécessaires. Et dans l'éventualité où des élèves n'auraient pas accès à ces équipements, prévoir des lieux de récupération des devoirs avec des plateformes numériques et téléphoniques d'aides (numéros gratuits) avec le support des enseignants et des sociétés et associations d'aide scolaire à domicile.

Le déconfinement ciblé est un vœux pieux, irréaliste dans l’état actuel de nos possibilités matérielles et humaines et de nos moyens structurels et logistiques autant que financiers. Beaucoup trop de questions restent sans réponse, au fil des interventions de Elyes Fakhfakh. Cette crise n'est pas terminée et l’épidémie fait encore des morts et en fera encore au mois de Ramadhan et après. Le « retour à la vie d'avant » ne s'effectuera probablement pas avant longtemps, s’il doit se faire, mais entre-temps nous devrons et allons apprendre collectivement de nos choix et à organiser notre nouvelle vie, vivre de façon un peu différente. Mais entre-temps, de nombreuses questions restent en suspens sur les modalités du déconfinement progressif sur lequel doit travailler le gouvernement. La fin du confinement est indéniablement conditionnée au respect des règles et au ralentissement effectif de la propagation du virus. Ce ne peut donc être qu’une date d'objectif qui a été annoncée par le Chef du gouvernement ; ce n'est pas le déconfinement le 3 mai, mais le confinement jusqu'au 3 mai. Le retour à la vie normale n'aura pas lieu avant bien longtemps, car jusqu’à aujourd’hui n'existent, ni médicaments réellement performants, ni vaccin. Non seulement le 3 mai ne marquera pas un vrai déconfinement, mais seulement le début d'une nouvelle phase, mais il va falloir apprendre à vivre avec le virus.

Les tests sérologiques, c'est-à-dire par prélèvement sanguin, qui permettent de vérifier l'immunité de chacun face au virus (le niveau d'anticorps), ne sont pas encore disponibles. Si les tests virologiques (PCR) devront être faits à tous ceux qui présentent des symptômes, une grande prudence s’impose sur les tests sérologiques, tant que leur fiabilité n'est pas totalement assurée. On s'interroge beaucoup sur le pouvoir d'immunisation des anticorps fabriqués par les personnes infectées par le virus. L’Etat va devoir tester vite et massivement tous ceux qui présentent des symptômes ou qui ont été en contact avec un malade, ce qui exige une logistique humaine très forte et objective, sur tout le territoire national. Un vaccin apparaît donc comme la protection idéale face à un Sars-CoV2. Le cabinet d'analyse américain ‘’Clarivate’’ estimait, en se fondant sur le « Big Data » et l'intelligence artificielle, qu'il faudrait attendre un horizon des évènements de 5 ans, pour que les vaccins, aujourd'hui les plus avancés au Etats-Unis, c'est-à-dire ceux des biotechs Moderna (en Phase II) et Inovio (Phase I), soient pleinement autorisés, en supposant naturellement qu’ils le soient. Dans l’intervalle, avant de procéder au déconfinement, une thérapie d'immunisation pourrait être essayée (comme le suggère le laboratoire japonais Takeda) qui consisterait à tester des anticorps polyclonaux contre le coronavirus, qui pourraient éviter l'aggravation de l'état des patients. Eviter que l'état des malades du Covid-19 hospitalisés ne se dégrade, entraînant leur admission en réanimation. Ces anticorps neutraliseraient le virus et l'empêcheraient de se multiplier, comme la réponse immunitaire naturelle de l'homme qui prend quelques jours à se mettre en place. Ils devraient ainsi donner au malade le sursis de temps nécessaire pour produire sa propre défense immunitaire. L'idée du laboratoire japonais Takeda, de développer des anticorps prêts à l'emploi afin d’aider le système immunitaire des patients atteints du Covid-19, se fonde sur d’anciennes techniques de virologie, le développement d'une immunoglobuline spécifique, extraite du plasma de personnes ayant guéri de la maladie. L'idée est d'apporter une aide transitoire au système immunitaire du patient, sous forme d'anticorps « prêts à l'emploi », afin de laisser à l’organisme des malades, le temps de fabriquer les siens, sachant qu'il faut plusieurs jours afin d'obtenir un taux d'anticorps suffisant pour être protégé d'une maladie. L'approche est déjà utilisée dans certains pays, par exemple contre le tétanos, en cas de plaie étendue.

L’optimisme de monsieur le Premier ministre laisse la liberté à toutes les conjectures; serait-il lié à l'idée d'un traçage numérique ? L'exécutif envisagerait-il éventuellement de recourir à des techniques de traçage numérique, « tracking » par ciblage technologique. Utiliser des applications installées dans les ordiphones par les opérateurs, qui pourrait limiter la diffusion du virus en identifiant des chaînes de transmission, tout en devant être ‘’respectueuse’’ de la vie privée et des libertés individuelles. Nous ne devons pas oublier que, jusqu’hier encore, nous étions en phase de transition démocratique et que la Pandémie en cours ne pourrait justifier des atteintes grave à la démocratie et aux droits et libertés fondamentaux.

Par ailleurs, l'Organisation Mondiale de la Santé (OMS) exhorte les pays ou les régions, ayant instauré des mesures de confinement, à ne pas les lever de manière trop précoce, afin de ne pas avoir de rechute et de ne pas être confrontés à une seconde vague de l’épidémie, qui serait plus difficile à endiguer. Comme le disait Jean De La Fontaine, « Patience et longueur de temps font plus que force ni que rage » ! (Le lion et le rat).

Monji Ben Raies
Universitaire, Juriste,
Enseignant et chercheur en droit public et sciences politiques,
Université de Tunis El Manar, Faculté de Droit et des Sciences politiques de Tunis.