Opinions - 30.03.2020

Le Pr Afef Hammami Marrakchi au chef du gouvernement : ne confisquez pas des compétences constitutionnellement attribuées au pouvoir local

Le Pr Afef Hammami Marrakchi au chef du gouvernement : ne confisquez pas des compétences constitutionnellement attribuées au pouvoir local

La circulaire du Chef du gouvernement n°9 en date du 25 mars 2020, adressée à différents responsables de l’administration tunisienne (maires, gouverneurs, directeurs d’établissements publics), leur imposant de se conformer aux instructions de "l'autorité de tutelle'’ et exigeant de l’autorité locale qu’elle obtienne « l’autorisation préalable » de l’autorité centrale avant l’adoption de toutes décisions en rapport avec la crise sanitaire, suscite un vif débat.

Dans une lettre adressée au chef du gouvernement, le Pr Afef Hammami Marrakchi, Maître de Conférences à la Faculté de Droit de Sfax, met en garde contre des dérives anti-constitutionnelles, au risque de fragiliser encore plus le processus de décentralisation lequel est le plus exposé aux retournements de situations.

Monsieur le Chef du gouvernement,

Je sais que l'heure n'est pas propice à des analyses et à des commentaires juridico-juridiques compte tenu du contexte actuel, mais les retombées de la circulaire n°9 en date du 25 mars 2020, et dont la légalité peut être contestée, dépassent la stricte sphère du droit.

Monsieur le Chef du Gouvernement,

Vous venez par la voie d'une circulaire (qui rappelons-le n’a aucune place dans la hiérarchie des normes juridiques) confisquer des compétences constitutionnellement attribuées au pouvoir local.

Cette circulaire s'adresse certes à différents responsables de l’administration tunisienne (maires, gouverneurs, directeurs d’établissements publics), cependant elle utilise le même langage et adresse les mêmes consignes.

Or, ces responsables n'appartiennent pas à la même administration et ne sont pas encadrés par les mêmes textes juridiques.

La forme et le fond du texte n’auront donc pas le même impact sur ces différents destinataires. Et c'est là où le bât blesse.

Monsieur le Chef du Gouvernement,

Vous ordonnez donc aux maires dans un langage, pour le moins qu'on puisse dire " sec " et vertical, de se conformer aux instructions de "l'autorité de tutelle'’. Une notion qu’on croyait disparue du droit tunisien de la décentralisation et que cette circulaire vient, d’un seul coup, faire ressusciter.

Vous venez également, par cette circulaire, exiger de l’autorité locale qu’elle obtienne « l’autorisation préalable » de l’autorité centrale avant l’adoption de toutes décisions en rapport avec la crise sanitaire.

Vous oubliez le Chapitre 7 de la Constitution de 2014 qui ne reconnaît que le contrôle a posteriori article 138).

Monsieur le Chef de Gouvernement, vous venez par cette circulaire, mettre en brèche le principe constitutionnel de la libre administration des collectivités locales, l’un des socles de la décentralisation (article 132).

Vous venez par cette circulaire, « déstabiliser» les représentants du pouvoir local en leur reprochant d'avoir "pris l'initiative d’adopter des mesures » pour faire face à un virus dévastateur et qui n’attend pas qu’une procédure bureaucratique soit respectée au préalable.
Monsieur le Chef du Gouvernement,

D'abord, un peu de juridisme s’avère nécessaire

Ainsi, procéder par voie de circulaire est illégal lorsqu' il s'agit d'introduire de nouvelles dispositions juridiques qui changent l'état du droit.
Ensuite, la motivation des décisions est aujourd’hui une exigence de l’Etat de droit. Il était donc nécessaire de rappeler la situation de crise sanitaire que vit l'ensemble du pays et la nécessité de sauvegarder l'unité de l’État et l'harmonie de ses décisions.

La circulaire pouvait commencer par un considérant qui rappelle l'article 4 du Code des collectivités locales disposant que " chaque collectivité locale gère les intérêts locaux par application du principe de la libre administration conformément aux dispositions de la constitution et de la loi sous réserve du respect des exigences de l'unité de l'Etat" et l’article 25  du même Code qui dispose que « la collectivité locale dispose d'un pouvoir réglementaire qu'elle exerce dans les limites de son champ territorial et de ses compétences , sous réserve des dispositions législatives et réglementaires à portée nationale".

Permettez-moi de noter, Monsieur le Chef du Gouvernement, que cet article parle de lois et de règlements et non de circulaires.

En outre, vos services juridiques utilisent des expressions disparues du jargon du droit de la décentralisation. La tutelle et l’autorisation préalable renvoient désormais à un autre temps que nous voulons d’ailleurs oublier et que vous venez d’exhumer.

Par ailleurs, le vocable "régional" ne renvoie plus au gouverneur et à l’administration déconcentrée. Par application de la Constitution de 2014, le régional est une composante du local et renvoie à la région comme entité décentralisée au même titre que la commune.

Ensuite, un peu de pédagogie ne peut qu’être utile

Commercer par  rendre justice aux maires en  rappelant leurs efforts fournis depuis le début de l'épidémie ainsi que l'importance des mesures de prévention et même de précaution prises à l'échelle locale et qui ont permis de limiter la propagation du virus, aurait permis de les valoriser. Ils se seraient ainsi mieux appropriés ce texte ce qui aurait renforcé sa légitimité et favorisé sans doute son applicabilité.

Il aurait été tout aussi opportun que la circulaire ajoute que la situation exige, en ce moment particulier dans la gestion de la crise, d’harmoniser et de synchroniser les efforts de tous pour une meilleure gouvernance de la gestion « territoriale » de la crise.

En outre, un peu de souplesse que permet d'ailleurs le droit

La circulaire aurait pu laisser aux maires la possibilité d'adapter certaines décisions selon les circonstances locales car ils sont plus à même de connaitre la particularité de leurs localités. Certaines décisions peuvent être durcies par exemple.

Enfin, Monsieur le Chef du Gouvernement,

Permettez-moi de vous rappeler que le respect du droit en temps de crise est un indicateur d'enracinement de la démocratie. Tous les textes que vous êtes amenés à adopter devraient être minutieusement étudiés pour éviter de fragiliser encore plus le processus de décentralisation lequel est le plus exposé aux retournements de situations.

Je vous prie Monsieur le Chef du Gouvernement, d’agréer mes sentiments les plus distingués.

Afef Hammami Marrakchi

Maître de Conférences, Faculté de Droit de Sfax