News - 24.03.2020

Azza Filali - 20 mars 2020: N’oublions pas Bourguiba!

Azza Filali - 20 Mars 2020 : n’oublions pas Bourguiba!

Cette année, le Covid 19 a accaparé toute l’actualité, reléguant au second plan les célébrations habituelles du 64ème anniversaire de l’indépendance. Mais laissons-là le virus maléfique, tout comme le non-respect par les tunisiens du confinement imposé. Tournons-nous, un instant, vers cette date qui est passée inaperçue : une grande fête dans les pays qui ont connu la colonisation. Pour tous les tunisiens cette fête reste à jamais liée à l’image d’un homme : Habib Bourguiba. Il est vrai que d’autres militants ont largement contribué à la victoire, obtenue le 20 mars 1956. Mais, les hasards de l’histoire et les tempéraments respectifs des différents protagonistes ont fait que ce fut l’image de Habib Bourguiba qui réussit à cristalliser la ferveur populaire à l’annonce de l’indépendance.

Il est vrai que l’homme, certes très ambitieux, possédait de grandes qualités: la première est un grand amour de ce pays pour lequel il lutta et fut emprisonné de longues années durant. A cela, il faut ajouter un charisme hors pair qui fascinait les foules, une éloquence de tribun, adaptant ses propos à ceux qu’il avait devant lui. Bourguiba possédait ainsi une spontanéité et une fougue qui lui gagnaient les cœurs. L’homme parlait comme il était et l’usage de l’arabe dialectal, joint à la simplicité que lui permettait sa vision claire des choses, parvenaient à conquérir les citoyens. Hors situations très spéciales, Bourguiba ne lisait jamais ses discours ; que de fois, devant un texte longuement et patiemment écrit par un de ses collaborateurs, il s’exclamait : « j’ai là un très bon discours qu’on m’a préparé, mais je préfère vous parler directement » Cet art inné de la communication lui a permis d’inverser, à l’avantage du pays (tout comme au sien), bien des situations épineuses : qu’on se souvienne de la fameuse union tuniso-libyenne, annoncée à la salle du Palmarium par le défunt Mouammar Kadhafi, alors que Bourguiba, alors malade, gardait le lit. Or, voici le président qui s’habille, débarque au Palmarium et d’un coup de main, remet Kadhafi à sa place et annule purement et simplement, la décision d’union, appuyée alors par Wassila Bourguiba et sa cour…

A cet art de la communication s’ajoutait une poigne de fer et un sens inégalé de la conjoncture. Bourguiba a fait adopter le code du statut personnel en Août 1956, alors que l’euphorie collective liée à l’obtention de l’indépendance battait encore son plein. Il savait bien que s’il tardait, les cheikhs de la mosquée « Zitouna », tout comme le conservatisme profond de la population s’opposeraient à l’octroi d’autant de libertés à la femme. Idem pour la récupération des « Habous » en juillet 1957, et la reprise, en 1964, des terres domaniales, jusque-là détenues par la France. Autant de décisions rapides, fermes, quasi-imposées à un parlement docile et qui ont bouleversé le paysage social et économique du pays. Puis vinrent les grands changements sociaux, opérés par Bourguiba avec l’aide de ses compagnons : le plus décisif a certainement été l’obligation, imposée aux tunisiens de scolariser tous leurs enfants, et cela au grand dam des pères, furieux de voir les filles quitter la maison. Des écoles, souvent rudimentaires, ont alors peuplé le pays, et on vit des convois d’écoliers, le plus souvent en tablier, cheminer, cartable à la main. Puis vinrent les lycées, les universités, dont certaines furent inaugurées au cours des années 1960 : la faculté de médecine de Tunis en 1964 et dont le premier doyen fut le regretté professeur Amor Chadli, l’Ecole nationale d’ingénieurs, en 1968, sous la houlette du défunt professeur Mokhtar Laatiri. En ce temps-là, l’école publique se prévalait d’un excellent niveau d’enseignement et les lauréats ne trouvaient aucune peine à intégrer les universités tunisiennes ou françaises.  Cet effort titanesque d’enseignement, dirigé par l’illustre professeur et écrivain Mahmoud Messaadi, donna ses fruits deux décennies plus tard lorsque notre pays devint l’un des plus scolarisés d’Afrique et que l’on vit des générations de jeunes tunisiens, d’un niveau intellectuel indéniable, formés à l’école publique, investir les fonctions à travers le pays.

Tout cela n’aurait pas été possible sans la force inflexible de Bourguiba et son sens aigu du « bon moment », deux qualités essentielles en politique. Faut-il ajouter que l’homme était peu soucieux de lui-même : intègre au plus haut point, ignorant de l’argent, n’ayant jamais possédé ni biens, ni domicile personnel, ayant même obligé son fils Habib Bourguiba Junior, à vendre une maison que celui-ci avait construite sur les hauteurs de Mutuelle ville. Bourguiba cultivait un mélange d’ascétisme et de probité. Cela ne l’empêchait pas d’être un bon compagnon, d’aimer se retrouver avec ceux qu’il aimait, de rire. Et tous ceux qui l’ont approché pendant des années lui ont voué autant d’affection que d’admiration.

Evidemment, toute médaille a son revers. Bourguiba a eu bien des défaillances ; il a souvent pris des décisions erronées, la plus grave étant sans doute l’instauration des coopératives. Il a aussi barré la route à la démocratie et à la liberté d’expression. Sans vouloir lui trouver des excuses, dois-je rappeler que l’époque de Bourguiba fut celle des dictateurs éclairés, des pères fondateurs de nations modernes : avant lui Mustapha Kamel Atatürk, puis Léopold Cedar Senghor…En vérité, bâtir une nation, prendre des décisions difficiles et les imposer, tout cela impose une fermeté, difficilement compatible avec l’ouverture d’esprit et la tolérance à l’égard de l’avis contraire que suppose l’exercice démocratique. De toutes manières, la démocratie à l’occidentale, celle qui prévaut dans les pays à l’économie néo-libérale, a aujourd’hui fait la preuve de sa stérilité. Il est à prévoir que la crise du Covid 19, va emporter ce modèle socio-économique, et qu’un autre mode sociétal verra le jour.

Cette année, la célébration de la fête de l’indépendance a été particulièrement discrète, Corona oblige… Il est cependant regrettable que les responsables à la tête de l’état, n’aient pas mentionné la date et encore moins rendu hommage à Habib Bourguiba. Cette omission était criante dans le discours du président Kais Saied, prononcé le 20 mars. M. Saied n’a pas jugé utile de prononcer le nom de son illustre prédécesseur. Il y a pourtant des noms dont on est fier et dont l’évocation permet de sortir grandi. Sauf si ces noms sont justement trop lourds à porter et qu’on veut les faire oublier. Mais on ne peut rien contre la mémoire d’un pays et, s’agissant de Bourguiba comme de bien d’autres choses, notre président actuel rame à contre-courant de l’Histoire : les tunisiens n’oublieront jamais Habib Bourguiba. Dans l’imaginaire collectif, il restera le grand homme qui a apporté l’indépendance et construit le pays. Bien des dirigeants seront oubliés par les citoyens, sitôt leur mandat achevé, mais jamais Bourguiba ! En tant que citoyenne tunisienne, je voulais, à travers ces lignes, rendre à notre « combattant suprême » un vibrant et respectueux hommage ! Reposez en paix monsieur le président, votre Tunisie s’en sortira !

Azza Filali