News - 23.03.2020

Face aux épidémies de la fin de l’Antiquité: la peste de Justinien

Face aux épidémies de la fin de l’Antiquité : la peste de Justinien

Chroniqueurs, clercs et hauts fonctionnaires romains ont laissé de multiples témoignages des ravages que les épidémies exercèrent à la fin de l’Antiquité. Celle-ci nous est bien connue dans ses multiples atteintes, particulièrement à l’époque de l’empereur Justinien, et l’on se contentera d’en résumer ici les grandes lignes.

Les documents du VIème siècle laissent supposer que le fléau qui est entré à Péluse, petite ville située dans l’extrême Est de la bouche du Nil, aux confins de l’Empire byzantin, et ainsi dans la sphère d’intérêt des historiens byzantins en 541, était la peste bubonique. Tous les auteurs contemporains qui ont produit une description suffisamment longue de la maladie pour y inclure une symptomatologie en décrivent les traits caractéristiques: fièvre suivie par des bubons à l’aine, sous l’aisselle ou au cou.

Mais Péluse n’était qu’un point d’arrivée de la maladie, dont l’origine éthiopienne est maintenant bien prouvée par l’archéologie. Comme le montre le tableau, la peste s’est déclarée plus de dix fois entre 541 et 565. Ce fait est corroboré par Procope de Césarée et Évagre le Scholastique qui rapportent que la peste a plusieurs fois éclaté durant le règne de Justinien, ce qui indique une apparition périodique à partir de 541. Plusieurs grandes cités de l’Empire justinien ont été touchées tel que Constantinople, Alexandrie, Carthage et Rome. 

La cartographie et le développement de la peste de Justinien

Année Cités et provinces touchées par la peste
541 Péluse (source de l’épidémie), Alexandrie, Ashkelon et Gaza.
542 Apamée, Antioche, Carthage, Constantinople, Émèse et Jérusalem.
543 Arles, la Bétique et les provinces byzantines d’Afrique du Nord.
544 Rome et toute l’Italie centrale.
545 L’Illyrie et la Thrace.
558 Deuxième vague de peste à Constantinople.
560 L’Arabie et la Mésopotamie.
561 Cilicie et Nisibis.

La peste, comme toute maladie, est à la fois un phénomène biologique et social. En argumentant pour son identification avec la catégorie moderne de la peste, cliniquement établie, et en décrivant ses dates, sa périodicité et sa durée, je n’ai couvert que la partie biologicomédicale de l’épidémie. Si l’on s’intéresse à sa composante sociale, l’on doit examiner la perception populaire et la réaction sociale, aussi bien que les effets de la pandémie. Ceci dit, nous ne pouvons pas savoir si, comme nous le faisons aujourd’hui, les populations ont eu le sentiment de vivre les différentes vagues de la pandémie comme appartenant à un même cycle. L’absence de terme spécifique tant en grec qu’en latin pour désigner exclusivement la peste n’aide certainement pas l’historien à y répondre. Toutefois les auteurs qui ont vécu et décrit plus d’une vague de la peste dans leur vie, suggèrent que c’était la même maladie qui revenait à plusieurs reprises. Comment réagit la société byzantine du temps de Justinien à une épidémie mortelle?

Si les sociétés modernes luttent contre les maladies essentiellement par les armes de la médecine (par des docteurs, hôpitaux et médicaments), les sociétés préindustrielles avaient une réaction tout à fait différente. On verra que même une société tardo-antique hautement sophistiquée comme l’était l’Empire Romain d’Orient au VIème siècle, affrontait l’épidémie mortelle dont il est question essentiellement par d’autres moyens que la médecine. La peste, comme toute maladie épidémique, était perçue en termes à la fois apocalyptiques et métaphysiques. Son ancienneté et l’acceptation large dont elle jouissait, faisait prévaloir l’approche métaphysique, selon laquelle la peste exprimait la punition divine, et elle était le résultat de la transgression humaine de la loi divine. C’était une notion centrale à la fois de la pensée grecque et latine, comme on peut le constater dans les textes fondamentaux de la fin de l’Antiquité. Néanmoins, la réalité est évidemment plus compliquée que cette explication dualiste et simpliste ne permet de le supposer. Les auteurs patristiques donnent souvent des avis mitigés, et certains de ces auteurs reconnaissent également d’autres facteurs comme la cause des épidémies. Ainsi, dès le IVème siècle, Basile de Césarée admet que l’air respiré dans des lieux insalubres cause la maladie. Vers la fin du VIIème siècle, les « Quaestiones et Responsiones » d’Anastase le Sinaïte, écrites à l’extrême, par un auteur qui a dû expérimenter plusieurs visites de la peste, est une œuvre qui présente une opinion tout à fait remarquable. Cet ouvrage s’interroge s’il est possible d’échapper à la peste en fuyant vers un autre lieu. Anastase répond en discutant l’origine de l’épidémie. Selon lui, la peste éclate soit comme le résultat du châtiment divin, ou bien à cause de la corruption de l’air, des vapeurs, de la pollution et de la puanteur. Dans le premier cas, on ne peut pas lui échapper ; mais dans le second, avec l’aide de la volonté divine, la fuite vers un lieu à l’air plus salubre va souvent aider pour éviter la mort.

Pour résumer: bien que la définition naturaliste et rationnelle soit bien connue durant l’Antiquité tardive, aucune source traitant de la peste ne la mentionne comme la cause véritable de l’infection. Ce n’est qu’indirectement que nous en trouvons des traces, utilisées afin de démontrer que ce n’était pas l’approche correcte de la maladie. On trouve parfois des témoignages de l’interprétation astrologique de l’épidémie dans la « Vita de Syméon Stylite le jeune », où un groupe d’astrologues païens à Antioche semble avoir déclaré que le mouvement des étoiles était à l’origine, entre autres catastrophes, des maladies pestilentielles. C’était un trait commun de la littérature astrologique classique que de tenir pour responsables de l’éclatement des épidémies des planètes spécifiques et des constellations astrales. Procope de Césarée connaît également cette option, mais il ne lui accorde pas trop de crédit. Toutefois, si l’on juge de la grande quantité de textes astrologiques qui ont largement circulé dans l’Antiquité tardive, nous sommes enclins à croire que cette opinion était bien plus populaire que les témoignages ci-dessus cités ne voudraient nous le faire croire.

La peste si souvent évoquée fut un événement important du règne de Justinien, et l’armée byzantine y fut sans doute sévèrement confrontée. Elle n’eut sans doute pas l’aspect lourdement catastrophique et extraordinaire que certaines de nos sources présentent et que beaucoup d’historiens modernes ont relevé, mais l’exagération n’est pas le seul désavantage de cette situation. La peste a trop souvent servi d’explication brutale et définitive à beaucoup de faits et d’événements du règne. Comprendre son impact sur l’économie et l’armée byzantines aidera ainsi à mieux comprendre les grandes métamorphoses géostratégiques qui ont marqué la fin de du monde antique. 

Mohamed Arbi Nsiri
Historien