News - 22.03.2020

Monia Kallel: L’incompréhensible discours de Kais Saïed

Monia Kallel: L’incompréhensible discours de Kais Saïed

Fatigués, inquiets et fragilisés par tant de tristes nouvelles, et d’annonces contradictoires, on attendait avec une excitation  juvénile, le discours du Président de la République, en ce 20 mars 2020, première « fête de l’indépendance » sous son règne et cinquième jour de confinement au temps du corona. On était habitués et donc prêts à écouter ses propos en arabe littéraire, la langue qu’il semble avoir délibérément et définitivement choisie en dépit de la gêne et des réserves émises  par les citoyens qui n’usent pas du même code.

Mais, pourquoi, ce soir-là, on n’arrive pas à comprendre notre le Président ? Pourquoi tout ce qu’il énonce, sur un ton qui se veut puissant, nous parvient confus, effiloché, dévitalisé ? Est-ce, cette voix qui semble nous venir d’un autre temps ? Cette posture raide par excès de droiture ?  Ce ton solennel au timbre plat qui essaye de dire la « solidarité », « l’unité », et qui les dit, en effet, mais montre, en même temps, l’absence de toute émotivité, et la terrible impuissance à partager le ressenti ? Ou encore cette rhétorique, « la Grande éloquence », (chère aux orateurs antiques), qui, de l’avis de tous, ne cadre pas avec les démocraties modernes basées sur le langage simple et l’art de la communication ?

Mais l’heure est grave, et le contexte exceptionnel, ne faisons donc pas attention à la forme et considérons le contenu des paroles du chef de la Nation qui semble avoir du mal à se libérer de son vieux costume de professeur diffusant le savoir à ses étudiants. Or, en tendant l’oreille, l’écart, loin de s’atténuer, se creuse, durcit et semble épaissir la prison imposée par l’épidémie. Décisions floues, consignes ambigus énoncées dans des phrases saturées de concessions, d’oppositions, d’un côté, et implacable leçon d’Histoire, en porte à faux avec le récit national habituel, de l’autre côté. Au 20 mars est préféré le 25 mars, date de formation de la première assemblée constituante ; et l’événement de l’indépendance se voit brouiller voire déconsidérer par le récit de l’arrestation de Tahar Ben Ammar, le signataire du protocole à Paris. L’épisode est certes peu glorieux. Mais pourquoi l’évoquer en ce jour de commémoration et d’appel à l’unité ? Pourquoi révéler cette face sombre qui  déconstruit l’image du Fondateur ? Image que la conscience populaire a forgée spontanément, au lendemain de la révolution, et brandie comme un bouclier face au déferlement du discours islamiste en faveur de la Oumma et contre l’Etat-Nation, Oeuvre de Bourguiba.

Au temps où le virus mortel se propage à une vitesse folle, où les chefs politiques du monde entier exaltent la fibre nationale, et même le « repli nationaliste » (selon l’étonnante expression de Macron, impensable jusque-là), au temps où notre petit pays tente, tant bien que mal, de résister à l’épidémie grâce à la solidité de son infrastructure sanitaire (malgré le délitement des dernières années) et aux compétences de ses médecins formés à l’Université tunisienne, on s’attendait à ce que notre Président fasse le lien entre ces faits, et rende un hommage mérité au Zaiem, et à ses collaborateurs, les destouriens, dans un discours unifiant et rassurant. Mais, en ce 20 mars 2020, KS a choisi de nous parler d’un moment historique qu’on « ne connait pas » (selon ses propres mots) et dans un langage qu’on entend mal.
S’agit-il d’un mal-entendu circonstanciel, il suffit dans ce cas, note M. Angenot,  de « se déboucher les oreilles, d’être patient et bienveillant, de faire mieux attention» pour le dépasser et renouer le contact? Ou allons-nous vers une incompréhension profonde et l’effritement de notre identité ? On sait que l’unité d’une Nation repose sur l’unité de son récit et le langage de ses dirigeants et non sur la langue que tous les acteurs sociaux comprennent. 

Monia Kallel