News - 16.03.2020

Slaheddine Belaïd: Hommage à Sadok Bouraoui

Slaheddine Belaïd: Hommage a Sadok Bouraoui

La nouvelle du décès de Sadok Bouraoui le 2 mars dernier a fait sur moi l’effet d’un coup de foudre dans un ciel bleu tellement j’étais loin de me douter que mon camarade et ami souffrait d’une maladie capable de l’emporter aussi brutalement. Ma tristesse et ma consternation n’en sont que plus immenses. A son épouse, à ses filles et à toute la famille Bouraoui , je présente mes condoléances attristées et les assure de toute ma compassion.

De Sadok Bouraoui, je garderai toujours le souvenir de son regard pétillant, reflet naturel d’une très vive intelligence, et du sourire radieux avec lequel il nous accueillait lors des rencontres de l’Association des Anciens Elèves de l’Ecole Nationale des Ponts et Chaussées de Paris qu’il présidait depuis de nombreuses années. Les qualités de l’homme, son engagement total et désintéressé au service de l’Etat ainsi que les hautes missions qu’il a brillamment remplies durant sa carrière que ce soit à la tête de l’Office de Tourisme, de Tunis Air ou de la BNDT sont suffisamment connus pour que je puisse – plutôt que de les rappeler – en donner une illustration parlante à travers ce témoignage sur la première grande réalisation de Sadok Bouraoui, à savoir la création de l’entreprise SOMATRA.

Témoignage

L’idée de créer une entreprise publique de travaux routiers remonte à l’année 1969, année marquée – comme on le sait – par les inondations exceptionnelles qui ont affecté le centre et le nord de la Tunisie occasionnant, outre de nombreuses pertes humaines, des dommages  importants à l’infrastructure routière. Sadok Bouraoui était alors responsable du SEM (Service d’Entretien du Matériel des Ponts et Chaussées), service qui avait pris une importance considérable par suite de l’acquisition en 1958, par le regretté Mokhtar Latiri, de tout un parc d’engins de travaux publics d’origine américaine. L’opération avait été rendue possible grâce à un prêt lié  accordé à la Tunisie par les Etats Unis. Ainsi dotée, la Direction Générale des Ponts et Chaussées aurait été en mesure de participer activement à la remise en état d’une partie du réseau routier endommagé par les crues sauf que la Banque Mondiale, principal bailleur de fonds de l’ensemble du programme, n’acceptait de financer les projets que lorsqu’ils étaient confiés à des entreprises choisies sur appel d’offres international. C’est à Sadok Bouraoui qu’est revenu le mérite de trouver le moyen de contourner cette difficulté en proposant à sa hiérarchie la création, à partir du potentiel du SEM, d’une entreprise publique de travaux publics. Il a été, tout naturellement, chargé de cette mission et la SOMATRA vit, ainsi, le jour sous sa direction en février 1971.

Lorsque, deux ans et demi plus tard, Sadok Bouraoui a été appelé à prendre la Direction Générale de l’ONTT, j’ai eu l’avantage de lui succéder à la tête de l’entreprise devenue, entre temps, SOMATRA-GET suite à l’absorption de l’autre entreprise publique la Générale d’Etudes et de Travaux. Cela m’a permis de me rendre compte sur pièces du travail remarquable qu’il avait accompli  pour structurer l’entreprise, la doter de procédures en parfaite adéquation avec son activité et la préparer, ainsi, à devenir pour des décennies la plus importante entreprise de travaux du pays. Dans son approche des problèmes, Sadok Bouraoui faisait preuve à la fois de pragmatisme et d’opportunisme, mais d’un opportunisme dans le sens noble du terme c’est-à-dire qu’il ne laissait passer aucune occasion favorable  sans en tirer le meilleur parti. Ce propos trouve sa parfaite illustration dans la manière dont il a géré le premier grand chantier de la SOMATRA, à savoir la modernisation de la Route Nationale n°1 sur une centaine de kilomètres entre Turki et Enfidha. Les faits tels que j’ai pu les reconstituer se présentent comme suit:

Lorsque le Ministère de l’Equipement a lancé l’appel d’offres pour la réalisation de ce grand projet, la SOMATRA n’avait encore ni la taille ni les moyens suffisants pour y participer toute seule. Sadok Bouraoui en était bien conscient ; il a donc opté pour un partenariat avec une entreprise internationale, en l’occurrence l’entreprise française Chantiers Modernes dont le directeur technique n’était autre que Monsieur Geoffroy, son ancien professeur de Routes à l’Ecole Nationale des Ponts et Chaussées. Sur proposition de ce dernier, le partenariat a été élargi à une deuxième entreprise française, l’entreprise Fougerolles. Le groupement ainsi constitué n’eut aucun mal à gagner l’appel d’offres grâce, notamment, à la bonne connaissance du marché acquise par le bureau d’études de la SOMATRA. La convention établie entre les trois partenaires pour l’exécution des travaux stipulait que les financements et les moyens en matériels nécessaires à la marche du chantier devaient être fournis à raison d’un tiers par chacun des membres du Groupement, la même règle étant applicable à la répartition du résultat financier que ce soit un bénéfice ou une perte. Arguant de leur plus grande ancienneté dans le métier, les deux entreprises françaises ont demandé et obtenu d’assurer la direction technique du chantier pour l’une et la direction financière pour l’autre, la SOMATRA étant, quant à elle, chargée d’assurer les relations avec l’Administration tunisienne.

Au bout de quelques mois, constatant, d’une part,  que le chantier perdait de l’argent et que, d’autre part, la SOMATRA, en raison de son implantation locale, mettait à la disposition du chantier plus de matériels que son quota,  les deux partenaires français ont demandé à changer la règle du jeu  pour que, dorénavant, la répartition du résultat soit faite proportionnellement à l’apport en matériels de chacun. Bien que rien ne pouvait justifier une telle demande, Sadok Bouraoui, considérant qu’il y avait là une opportunité à saisir, prit le risque de l’accepter  à la  condition que la direction technique du chantier fût, dorénavant, assurée  par la SOMATRA. Le résultat ne s’est pas fait attendre : au bout de quelques semaines, le chantier, sous la houlette de Taoufik Ennabli, l’un des meilleurs ingénieurs routiers  tunisiens - sinon le meilleur -, redevint bénéficiaire permettant à la SOMATRA d’engranger, au final, 72% des bénéfices du marché. Lors de ma  première entrevue avec  le PDG de Fougerolles, Monsieur Leynes, je fus accueilli par cette exclamation : « Ah !  votre camarade Bouraoui nous a bien eu. Bravo ! ».Venant de la part du PDG de l’une des plus grosses entreprises françaises, polytechnicien de surcroît, ces paroles résonnent encore dans ma tête comme  plus bel hommage qu’on puisse rendre à mon camarade et ami Sadok Bouraoui.

Nonobstant cette compétition interne entre les entreprises membres du groupement, les relations de Sadok Bouraoui avec les dirigeants des sociétés partenaires sont restées très courtoises pour ne pas dire amicales. Il y avait là une autre opportunité à saisir que Sadok Bouraoui n’allait pas laisser passer. L’un des points faibles de la SOMATRA, à sa création, résidait dans la méconnaissance des méthodes de gestion du secteur privé étant donné que la quasi-totalité de son encadrement provenait de l’Administration. L’entreprise Fougerolles qui assurait la direction financière du chantier a certes intégré dans son équipe quelques agents comptables de la SOMATRA qu’elle a initiés aux méthodes de contrôle de gestion mais cet apprentissage était resté très limité. Sadok Bouraoui eut, alors, l’idée de demander l’assistance de Fougerolles pour l’établissement d’un manuel de  procédures  complet pour la SOMATRA ce qui lui fut accordé  sans réticence aucune compte tenu des bonnes relations qui régnaient entre les deux partenaires. La SOMATRA était ainsi devenue l’une des rares entreprises tunisiennes dont les dirigeants pouvaient connaître à chaque fin de mois la situation financière exacte de chacun de leurs chantiers ce qui leur permettait de prendre, en temps voulu, les mesures correctives nécessaires lorsque les résultats d’un chantier étaient en deçà des prévisions. Je dois reconnaître que cette organisation performante de l’entreprise jointe à la haute compétence et au dévouement du personnel dont Sadok Bouraoui s’était entouré à la création de la SOMATRA m’ont grandement facilité la tâche lorsque j’ai pris sa suite à la tête de l’entreprise.

Ce témoignage ne constitue qu’une très petite contribution à l’hommage dû à l’un de nos plus brillants ingénieurs. Bâtisseur de la Tunisie moderne, il le fut, incontestablement, et parmi les plus grands.

Puisse-t-il reposer en paix.

Slaheddine Belaïd

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