News - 01.03.2020

Éloge de la figure dans l’œuvre picturale de Najib Bousabbah - Salon Annuel des Arts de Sfax (SAAS 2020)

Éloge de la figure dans l’œuvre picturale de Najib Bousabbah - Salon Annuel des Arts de Sfax (SAAS 2020) -

«[I] l y a au départ, dans l’entreprise de figuration, cette tentative paradoxale pour inscrire l’absence dans une présence, pour insérer l’autre, l’ailleurs, dans notre univers familier». - J. -P. Vernant(1)  -

1. Palingénésie raisonnée de la peinture

Certes, dès le XIXème siècle, de nouveaux médiums (le cinéma devancé par la photographie) annonçant subséquemment l’avènement des technologies numériques et des multimédias avec leur arsenal d’interfaces ainsi que d’autres appareils high-tech, ont fait descendre de son piédestal la figura heroica de la peinture, nonobstant ils ne sont pas parvenus à annihiler cette dernière. Mieux encore, en tentant de pousser la peinture dans ses retranchements, de la larguer aux oubliettes tout en la taxant d’anachronique et de désuète, ils n’ont fait que consolider davantage sa perpétuation. Qu’il nous suffise ici de mentionner, parmi une kyrielle de tendances défendant mordicus un renouveau de la peinture, les mouvements suivants: Pattern, Bad et Tag Painting (aux Etats-Unis), Nouveaux Fauves Néo-expressionnistes (en Allemagne), Nouvelle Figuration ou Figuration libre (en France), Transavantgarde (en Italie), etc.      

Najib Bousabbah alias Izaro (1952-), artiste pluridisciplinaire (photographe-peintre-sculpteur, mais aussi actif dans le monde du cinéma et de l’image) originaire de Kerkennah, est bel et bien de cette lignée de peintres qui croient allègrement à l’immortalité de la peinture et à la pérennité du pictural. Il semble comme prendre à son propre compte le credo de Simon Hantaï stipulant que: «La peinture existe parce que j’ai envie de peindre»(2) . Il s’agit là d’un parti pris supplémentaire entérinant à l’envi que la peinture, loin d’être morte comme on le prétend de loin en loin, est capable de plaider à elle seule sa propre palingénésie. En effet, si la peinture ne fait que re-naître, c’est qu’elle demeure, en dépit des fluctuations erratiques de son histoire, concomitante à son commencement. In concreto : les rapports non moins dialectiques entre le déclin de la facticité (expériences artistiques acheiropoïètes) et la déférence rendue aux impératifs de la picturalité, entre l’inéluctable nature lubrique de l’être de chair et de sang et notre exister-vivre dans ce monde-ci plus virtuel que jamais (passage de l’homo faber à l’homo numericus), ne sont considérés, potentiellement parlant, que comme une espèce de gri-gri protégeant la longévité de la peinture. «Si le tableau est mort, vive la peinture!» affirme, avec justesse, Michel Guérin(3).  

2. Éloge de la figure picturale

Peindre est, pour Najib Bousabbah, une activité extrêmement sérieuse ; et son sérieux, elle le détient de la portée que lui impute cet artiste qui en a toujours fait une véritable raison d’exister: comme si, de son modus faciendi il en crée son modus vivendi. À vrai dire, Bousabbah part du postulat selon lequel le peintre ne peut produire une œuvre qui soit originale et, partant, d’atteindre le zénith de son génie qu’au travers d’une praxis qui se veut assidûment régulière. En quelque sorte, l’artiste ne peut enquérir et, encore moins, découvrir de nouvelles perspectives plastiques qu’en faisant. Plutôt que de sombrer dans l’oisiveté ou d’être dans l’expectative de l’inspiration (corollaire de la soi-disant intervention capricieuse d’une égérie quelconque), il serait plus profitable d’y aller tout de go: «l’inspiration est décidément la sœur du travail journalier»(4) selon Baudelaire. C’est bien la raison pour laquelle l’atelier de Bousabbah semble ressembler à un véritable laboratoire d’expérimentation ; un espace où s’entremêlent en toute désinvolture - mais non sans raison latente - maints outils, pigments, médiums, supports, documents, etc. C’est que Bousabbah, ce prolifique infatigable doublé d’un éternel insatisfait, est constamment à l’affût de la moindre trouvaille, aussi futile et frivole soit-elle, pourvu qu’elle lui permette de chasser, au-delà de ses «subjectiles», toute redondance thématique, toute maestria ostentatoire, tout stylisme sclérosant. Agissant de la sorte, il ne fait que garder intactes l’imprévisibilité dans le processus et la spontanéité au niveau du modus operandi, lesquelles constituent, à elles seules, les clefs de voûte de toute entreprise créatrice se définissant comme telle.

Afin de tenter une lecture de l’œuvre picturale de Bousabbah, nous nous sommes contentés de se référer aux peintures intitulées La vieillesse (fig. 1), Philosophic (fig. 2) et Le pêcheur (fig. 3). Pour votre gouverne, chers lecteurs, nous voudrions porter à votre connaissance que ces œuvres sont actuellement visibles à la Salle des Fêtes Municipale de Sfax dans le cadre de la 26ème session du Salon Annuel des Arts de Sfax (SAAS 2020). Organisée avec brio par la délégation régionale des affaires culturelles de Sfax, cette manifestation artistique et culturelle majeure rassemblant des artistes de tous bords s’est tenue le 22 février dernier et se poursuivra jusqu’au 5 mars courant. Cette année, elle a élu comme titre fédérateur « Le vent au goût d’oranges», pour reprendre l’intitulé d’un recueil de poèmes paru récemment et signé Noureddine Boujelben. 

En regardant ces trois peintures, nous pouvons aussitôt arguer que les figures de Bousabbah semblent évoquer la notion de l’«anti-portrait»; notamment si l’on désigne par «portrait», selon la taxinomie classique, la suprématie du genre, la souveraineté du sujet et le rehaut d’une ressemblance quelconque. Supportant une «tête» et non un «visage» (selon le distinguo deleuzien(5)), ces figures sont soit en solo (anachorètes) soit, de manière diamétralement opposée, en série (cénobites). Pour le dire autrement, ce qui nous est donné à saisir - au propre comme au figuré - dans ces peintures, ce sont, a priori, des figures puisant leurs règles dans une grammaire picturale délibérément enfantine. Tout au plus, tout ce que, plus tard, un enfant de l’âge scolaire sevré à l’« analphabétisme pictural» et sustenté au lait de la bonne maniera n’en ferait point pareils. Néanmoins, aussi paradoxal que cela puisse paraître, les figures de Bousabbah ne doivent absolument rien à celles qu’on a l’habitude de voir sur les cimaises d’une école maternelle et qui, généralement, servent à prouver la précocité du potentiel artistique chez quelques enfants par rapport à d’autres. 

En outre, l’aspect peu ou prou barbouillé de quelques figures de Bousabbah (voir fig. 4) ne fait qu’avaliser le fait qu’on est en présence d’une figure étrangère à la représentation parce qu’exténuant, jusqu’à l’étourdissement, les propriétés de son référent. Transgressant l’«autarcique autorité»(6)  de la peinture de chevalet avec son cortège d’axiologies esthétiques afférentes, ces figures semblent plutôt fonctionner comme de véritables vecteurs plastiques. Le cas échéant, elles expriment une espèce de réverbération, tout autant picturale que conceptuelle, à cette doxa d’Artaud faisant savoir expressément ceci : «Depuis mille et mille ans […] que le visage humain parle et respire on a encore comme l’impression qu’il n’a pas encore commencé à dire ce qu’il est et ce qu’il sait»(7) . Foutraques ou avinées, hideuses ou bien patibulaires, séraphiques ou bien encore diablotines (voir fig. 5 et fig. 6), les figures de Bousabbah, souvent heurtées de front et apposées sur un fond tantôt opaque tantôt haut en chevauchements chromatiques, paraissent, dans certains cas extrêmes, résorber le reste du corps.

Il en va de même pour l’identité visuelle de ces figures laquelle s’avère consubstantielle à leurs propres effets picturaux. Si l’artiste s’empare d’une multitude de figures pour autant jamais identiques, c’est, d’abord, afin d’en-visager des espèces de formes matricielles où s’invaginent allure et facture. Autant dire que ses figures paraissent condenser l’être, le paraître et le disparaître au profit de l’aspect impérieusement «figural» du devenir-peinture. En d’autres termes, aux questions «qui suis-je?» ou «à quoi est-ce que je ressemble?» s’y impose une autre : qu’est-ce être-là ? En fait, ces figures ne manifestent rien d’autre que leur présence en train de se mirer être-là : il n’y a rien à fureter au-delà puisque tout est là. À ce propos, Peter Sloterdijk n’émet-il pas l’hypothèse que les traits des bouddhas constituent une image inversée de celle du Christ parce qu’elle «n’annonce rien mais montre ce qui est déjà là»(8)  ? Bref, «[…] tout se donne à voir, sur le ciel d’un visage»(9) , comme l’écrit poétiquement Christian Bobin.

La pâte picturale, tour à tour triturée, éraflée, rudoyée, frôlée, par l’entremise de toute une panoplie d’instruments (brosses, raclettes, râteaux, spatules, pinceaux et leurs manches, doigts, etc.), exhibe un prolifique travail de surfaçage concocté avec des repentirs à n’en plus finir : dé-faire, re-faire, par-faire (voir fig. 7). En effet, les différentes couches pigmentaires font sourdre des camaïeux subtilement nuancés, des gris colorés dosés avec justesse, des tonalités délicates s’effeuillant par filigrane, des palpitations colorées disséminées çà et là au gré de l’instant, etc. Il en découle une palette si précieuse qu’elle va, de fil en aiguille, s’improviser maîtresse d’œuvre : ocre bistré, réminiscence d’un champ de blé au moment de la moisson ; rouge pudique, tel celui d’une braise se dénudant de ses feux au moment de s’éteindre; terre de Sienne brulée, insinuation à une terre argileuse après le passage de l’averse de la première saison; bleu de Prusse filigrané de lueurs violines, celui d’une mer vigoureusement poissonneuse; gris clair virant à l’argent brillant, caisse de résonance à une société mondiale de plus en plus mise sous l’emprise du simulacre et de l’hyper-industrialisation. 

Pour conclure, nous pouvons dire que l’œuvre picturale de Najib Bousabbah semble - quoi qu’on puisse en discourir - se donner à elle-même étant pour elle-même sa propre fin. A fortiori, elle n’ambitionne renvoyer à rien d’autre excepté elle-même, puisque, au fond, ce qu’elle veut dire elle l’est; purement ce qu’elle est et outre cela rien, stricto sensu. Et ce, jusqu’à l’éternel retour du premier matin du monde.

Nizar Mouakhar
Artiste visuel & enseignant-chercheur
(Université de Sfax & Université Nouvelle Sorbonne - Paris 3)

1. J. -P. Vernant, Mythe et pensées chez les Grecs. Etudes de psychologie historique, Paris, Ed. La Découverte/Poche, Coll. « Sciences Humaines et Sociales », 2006, p. 341.

2. Cité in P. Ardenne, Art. L’âge contemporain. Une histoire des arts plastiques à la fin du XXe siècle, Paris, Ed. du Regard, 1997, p. 46. 

3. M. Guérin, postface du livre La cause de la peinture : études offertes en hommage à Jean-Claude Le Gouic, Aix-en-Provence, Ed. PUP, Coll. « Arts. Théorie et Pratique des Arts », 2008. 

4. C. Baudelaire, Œuvres complètes, « Conseils aux jeunes littérateurs », Lausanne, Éd. La Guilde du Livre, Coll. « Édition du Centenaire », 1967, p. 539.

5. Cf. G. Deleuze, Logique de la sensation, I, Paris, Ed. La Différence, Coll. « La Vue le Texte », 1984. 

6. La paternité de cette locution revient à J. -L. Marion.

7. Cité in catalogue d’exposition Antonin Artaud : Œuvres sur papier, Musée Cantini, 17 juin-17 septembre 1995, Marseille/Paris, Ed. Musées de Marseille/RMN, 1995, p. 206.   

8. P. Sloterdijk, Bulles, trad. de l’allemand par O. Mannoni, Paris, Ed. Fayard/Hachette Littératures, Coll. « Pluriel », 2003, p. 197.

9. C. Bobin, La part manquante, Paris, Ed. Gallimard, Coll. « Folio », 1989, p. 32.

Notes:

- Ardenne (Paul) : Art. L’âge contemporain. Une histoire des arts plastiques à la fin du XXe siècle, Paris, Ed. du Regard, 1997.

- Baudelaire (Charles) : Œuvres complètes, Lausanne, Ed. La Guilde du Livre, Coll. « Edition du Centenaire », 1967.

- Bobin (Christian) : La part manquante, Paris, Ed. Gallimard, Coll. « Folio », 1989.

- Deleuze (Gilles) : Logique de la sensation, I, Paris, Ed. La Différence, Coll. « La Vue le Texte », 1984.

- Guerin (Michel) : (sous la dir. de) La cause de la peinture : études offertes en hommage à Jean-Claude Le Gouic, Aix-en-Provence, Ed. PUP, Coll. « Arts. Théorie et Pratique des Arts », 2008.

- Sloterdijk (Peter) : Bulles, trad. de l'allemand par O. Mannoni, Paris, Ed. Fayard/Hachette Littératures, Coll. « Pluriel », 2003.

- Vernant (Jean-Pierre) : Mythe et pensées chez les Grecs. Etudes de psychologie historique, Paris, Ed. La Découverte/Poche, Coll. « Sciences Humaines et Sociales », 2006.

- Catalogue d’exposition Antonin Artaud : Œuvres sur papier, Musée Cantini, 17 juin-17 septembre 1995, Marseille/Paris, Ed. Musées de Marseille/RMN, 1995.