News - 21.02.2020

L’engagement citoyen des jeunes en Tunisie : «politique traditionnelle» versus «politique contestataire

L’engagement citoyen des jeunes en Tunisie : «politique traditionnelle» versus «politique contestataire

Une riche monographie socio-anthropologique portant sur la Tunisie vient tout juste de paraître aux éditions de L’Harmattan. Intitulée Engagement citoyen et jeunesse plurielle en Tunisie, elle a été dirigée par Mohamed Jouili et Maryam Ben Salem, et préfacée par Sihem Najar.

L’ouvrage est la concrétisation d’un Projet de Recherche  scientifique, coordonné par L’Observatoire national de la Jeunesse (ONJ) avec le soutien du Centre de Recherche pour le Développement International (CRDI) du Canada. Intitulé «Jeunes, légitimités et reconnaissance sociale dans le processus de transformations sociopolitiques en Tunisie», il aura duré trois ans et demi (mars 1914-Août 2017).

Engagement citoyen et jeunesse plurielle en Tunisie compte cinq chapitres. Le premier, ‘Les jeunes et la chose publique: quels rapports? est de Safa Bassalah, démographe, enseignante à la Faculté des Sciences Humaines et Sociales de Tunis. C’est une enquête quantitative à propos des jeunes tunisiens situés dans l’opposition «politique traditionnelle» versus «politique contestataire», signe patent d’un nouveau rapport au monde qui prend de plus en plus d’ampleur, un engouement pour l’action protestataire en dépit d’un désintérêt nuancé pour la politique, et surtout une soif d’autonomie.

Le deuxième chapitre, ‘les jeunes et l’expérience de l’engagement citoyen’ est signé Lilia Othman Challougui, enseignante en Psychologie clinique à l’Institut Supérieur des Sciences Humaines de Tunis (ISSHT). L’enquête, cette fois, est une «petite immersion dans la vie des jeunes engagés de l’après révolution» reflétant «le malaise de l’individu dans une société en pleine transition». (p.111) Pour illustration, Lilia Othman Challouguise focalise en particulier sur deux portraits, celui de Olfa (âgée de 19 ans, lycéenne de l’île de Djerba) et celui de Khaled (25 ans, étudiant actif dans la société civile). Si Olfa est toutefois d’un optimisme ‘inébranlable’ et qu’elle continue à rasséréner «ses amis qui ne voient rien venir à l’horizon» (p.102), il en est autrement de Khaled, qui s’est vite retiré de l’action politique pour s’engager dans le travail associatif. Au moment de la Révolution, le jeune étudiant, blogueur et activiste au sein du Groupe révolutionnaire, avait sillonné le pays, pour accéder à l’information. Aujourd’hui, il est le président d’un observatoire veillant au respect de la déontologie par les médias électroniques.

Le troisième chapitre, ‘L’attitude des jeunes à l’égard du phénomène salafiste’ est l’œuvre de Boutheina El-Adib, doctorante en sociologie à la Faculté des Sciences Humaines et Sociales de Tunis. Son enquête, s’appuyant sur plusieurs figures et tableaux, révèle que le niveau d’acceptation des pratiques salafistes chez les jeunes atteint un tiers de la population interrogée, en fonction du niveau d’éducation et le genre. Cette frange de la population montre deux tendances: la première ‘le salafisme social’, «une forme d’islamisme quiétiste» préconisant «l’immersion des fidèles dans l’univers des textes sacrés» et  la seconde «est Jihadiste et prône traditionnellement le recours à la violence face aux dérives des gouvernants et des « associationnistes.» (p.115). Comme l’auteure l’explique en note, «l’associationnisme,‘al’shirk’, se définit comme le pire péché de l’islam». Boutheina El-Adib conclut son travail par une liste des registres expliquant la propagation du salafisme et la crainte qu’il suscite:
«Le paysage éclaté du salafisme en Tunisie, qui a pris au lendemain de la révolution une dimension sociopolitique plus visible, invite plus que jamais à tracer ses contours et explorer ses tendances Ainsi, et non sans inquiétude, a-t-on vu prendre racine dans les quartiers populaires une mouvance salafiste aux références idéologiques proches du jihadisme international, Ansar Charia. Ce nouveau contexte présente autant de risques contre lesquels la Tunisie lutte aujourd’hui.» (p.145)

Le quatrième chapitre, ‘Etre ultra en Tunisie : ou comment les jeunes s’engagent-ils autrement?’ est signé Mohamed Jouili, sociologue, enseignant-chercheur à la Faculté des Sciences Humaines et Sociales de Tunis. Il s’agit d’une enquête qualitative portant sur la grande capacité mobilisatrice du football, en particulier sur la partisannerie des jeunes «ultras», leurs us et coutumes (comme la fameuse ‘dakhla’) et, en même temps, «une recherche plus large et pluridisciplinaire sur les nouvelles formes d’engagement chez les jeunes Tunisiens.» (p.151).

Enfin, le cinquième et dernier chapitre est de Lobna Najjar, rédactrice en chef du magazine Cawtaryyat. Intitulée ‘Les jeunes et les médias alternatifs. Une autre forme d’engagement citoyen?’, cette contribution est une analyse pertinente du rapport des jeunes aux médias classiques et leur «engagement médiatique», qui les poussent à recourir aux médias alternatifs (radio web, réseaux socio-numériques).

Il faut préciser que cette analyse s’inspire d’une enquête publiée en arabe l’année dernière et à laquelle Lobna Najjar avait participé. Afin d’étayer l’invisibilité et la marginalisation sociale, territoriale et même économique, dont souffrent les jeunes, Lobna Najjara présenté deux ‘focus groups’ avec des jeunes de Zarzis et de Dhehiba. Les réponses ont dévoilé qu’il existe désormais «bel et bien une conscience des nouveaux pouvoirs (politique, morale, etc.) dont dispose le jeune maîtrisant les nouvelles technologies et déchiffrant la carte des enjeux médiatiques du pays.» (p.219)

Précisons, pour terminer que cet ouvrage scientifique, Engagement citoyen et jeunesse plurielle en Tunisie, fait partie de la collection Socio-anthropologie des mondes méditerranéens et africains, des éditions L’Harmattan, fondée en 2009 par le sociologue Pierre-Noël Denieuil, un grand ami de la Tunisie, auteur de plusieurs ouvrages  sur notre pays, dont Les entrepreneurs du développement, essai sur l’ethno-industrialisation de Sfax en Tunisie en 1992  et Femmes et entreprises en Tunisie en 2005.

Engagement Citoyen et Jeunesse Plurielle en Tunisie, Sous la direction de Mohamed Jouili et Maryam Ben Salem, Coll. Socio-anthropologie des mondes méditerranéens, Editions L’harmattan, 230 pages, février 2020.

Rafik Darragi