Opinions - 04.02.2020

La diplomatie Tunisienne: une neutralité caduque

La diplomatie Tunisienne: une neutralité caduque

Introduction

Dernièrement, les agitations survenues sur la scène internationale, notamment la situation politique en Libye, nous invitent à nous interroger sur la pertinence de notre action diplomatique. Dès que l'on aborde la question de la diplomatie tunisienne, certains riposteront avec véhémence que notre diplomatie a fait ses preuves par le passé et saura en mesure de nous être utile pour l'avenir. La diplomatie devenait alors indifférente à l'histoire, fidèle à une origine pure échappant à l'altération.

Depuis son indépendance, la Tunisie ne cesse d’affirmer, à quiconque feint de l’oublier, son attachement stratégique au principe de neutralité. Une virtuosité, disent certains, une absurdité, disent les autres. En abordant succinctement quelques concepts directeurs de la diplomatie nous plaidons à travers ce papier en faveur d’une révision de notre stratégie en matière de relations internationales.

Les concepts fondateurs de la neutralité Tunisienne

Sans s’étaler sur des définitions savantes, la neutralité en matière diplomatique indiquerait un non-positionnement délibéré. On se refuse ainsi volontairement de s’aligner sur telle ou telle position ou de se prononcer ouvertement sur tels ou tels sujet.

Cette hypothèse pourrait être défendue dans un monde anhistorique où l’évolution des événements dans un sens ou dans un autre n’emporte aucune conséquence sur nos intérêts actuels ou futurs. Vision idyllique digne d’une fable de mille et une nuits. En dépit des vents soufflant de tous bords, des vagues déchaînées côtoyant les sommets des montagnes, le capitaine se refuse d’intervenir le moindrement. Il demeure étonnamment confiant. Et pour cause, il a eu la promesse d’arriver à bon port sur une terre paradisiaque offrant des trésors inestimables, à condition toutefois de ne pas irriter les forces de la nature par des manœuvres frivoles. Ainsi s’engagea le capitaine, il s’abandonna allègrement aux éléments et les récompenses furent ininterrompues, à chacune de ses sorties en mer.

Conte féérique mais ô combien fataliste suscitant moult indignations dès lors que l’on songe à en faire un modèle de comportement. Bizarrement les plus disposés à s’y opposer semblent des plus enclins à s’en inspirer dans le domaine de la politique sous couvert de neutralité.

Pourtant tous conviennent à dire que l’existence d’une probabilité, aussi infime soit-elle, que la situation politique internationale impacterait nos intérêts et ce de quelques natures que ce soient, invalide de facto l’adoption de la neutralité. Condition inconcevable, aujourd’hui plus qu’hier, avec les effets avérés des nouvelles technologies sur la multiplication des interdépendances et la recrudescence des antagonismes. Le moindre événement, qu’il soit climatique, politique, sociologique, économique ou autres, et d’où qu’il surgisse, déclenche des réactions en chaîne partout dans le monde. Le reste n’est qu’une question de timing et d’intensité. Toute l’action diplomatique consisterait ainsi à tempérer les éventuels risques et/ou accroître les bénéfices potentiels que nous offrent les différentes circonstances. Ce qui suppose des actions conscientes et courageuses. La réussite n’est autre chose que la récompense du risque. Alors prétendre à la neutralité est un non-sens évident. C’est se fier au hasard. C’est se condamner à subir éternellement des situations sur lesquelles on se prive ardemment d’agir.

Le pire c’est que cette position semble nous convenir si bien que nous nous acharnons à s’y maintenir en paradant de surcroît. Incontestablement, la diplomatie tunisienne est passé maître dans l’art de transformer ses défaillances en prouesses.

A la question, quels sont les fondements de notre politique étrangère, nombreux sont ceux qui se targuent de l’ingéniosité de la diplomatie tunisienne la quelle parvient sans trop d’agitation à atteindre ces objectifs, sans s’encombrer néanmoins de formuler la moindre définition de ce qu’ils entendent par réussite diplomatique.

Pourtant une lecture même hâtive de la pratique diplomatique de la Tunisie nous permet de dégager ses contours implicites et ses objectifs inavouables. D’aucun n’ose contester qu’elle n’est perçue dans l’esprit de nos dirigeants autant que dans l’imaginaire populaire, qu’à l’aune d’un objectif unique et ultime; l’évitement des confrontations. Tout porte à croire que la préservation de nos intérêts propres ne pèse que marginalement dans la détermination de nos orientations diplomatiques. Une calamité. Car une diplomatie ne visant qu’à esquiver les confrontations n’est en définitive qu’une acceptation du fait accompli. Concrètement, la diplomatie tunisienne se contente d’aménager ses positions de sorte à ne pas susciter le mécontentement des forces dominantes sur la scène internationale, la France notamment.

A cet effet, le concept de neutralité offre bien des avantages. Il autorise à la Tunisie de se maintenir dans le sillage de la géopolitique française tout en lui sauvant la face, notamment vis-à-vis de ses citoyens.

Au-delà de ‘’l’intérêt’’ que représente le concept de neutralité dans nos relations internationales, il recèle un autre avantage et non des moindres sur le plan de la politique intérieure cette fois-ci. Il a été judicieusement mis à profit par un pouvoir souffrant d’un manque chronique de légitimité. En effet, qui ne se souvient de la manière dont le pouvoir présente sa démarche diplomatique ?  Tellement chimérique qu’elle a altéré notre imaginaire.  Rêveurs que nous étions, nous pensions alors avec exaltation que notre attachement à la neutralité nous permettra prochainement d’accéder à un ‘’statut identique’’ à celui de la Suisse. Nous serons ainsi à l’abri contre toute agression extérieure et les capitaux étrangers afflueront massivement. Les attentes grandissent et les résistances se ramollissent. On ne peut, à cet égard remettre cette déformation généralisée sur le dos du hasard.

Vers une neutralité construite …

La différence de contexte historique nous empêche, du moins dans le cadre de ce papier, de procéder à l’évaluation de la position tunisienne. On aurait pourtant volontairement souscrit à une neutralité, à ce point tronquée, si elle répondait aux trois conditions suivantes :elle doit être apparente, sélective et circonscrite.  

Une neutralité apparente signifie qu’en diplomatie il est courant de faire usage d’une neutralité de façade en guise de manœuvre destinée à détourner l’attention des rivaux. L’idée consiste à contourner les ripostes éventuelles et profiter de l’effet de surprise. Malencontreusement, la Tunisie pratique plutôt l’inverse. Les positions en apparence tranchantes, même si elles se comptent sur le bout des doigts, ne sont généralement que fanfaronnades dénuées de sens puisque non suivies de faits. Elles discréditent plutôt notre image.

Une neutralité sélective suppose la présence d’une stratégie axée sur les priorités. On s’engage principalement sur les problématiques les plus déterminantes pour nos intérêts en d’intéressant peu ou pas aux moins décisives. Le déploiement efficient des ressources exige pareille sélection.

Et enfin une neutralité circonscrite dans le temps, en ce sens que ce principe ne supporte pas une application durable et définitive. En effet, la neutralité ne peut être que tactique. Elle présume que la prise en compte des contraintes contextuelles peut justifier une sorte d’indifférence, sans pour autant ébranler notre détermination à s’affranchir de nos faiblesses actuelles ou alanguir notre volonté de se construire de nouveaux avantages destinés à accroitre nos capacités d’action. Autrement dit, la neutralité n’est qu’indifférence involontaire mais consciente de la nécessité de rompre avec la condition d’impuissance. Dès lors que l’on s’accommode avec cette indifférence, qu’elle devienne réflexe, elle n’est plus neutralité mais abdication et servitude.

A l’époque où la France jouissait d’une certaine présence sur la scène internationale, la neutralité traduit objectivement cet état de fait et reconnait implicitement une forme de subordination vis-à-vis de l’ancien colonisateur. Restons pragmatiques et suffisamment sincères. Nous ne pouvions guère faire autrement. Mais actuellement avec la régression de la position internationale de la France, prétendre à la neutralité ne fait qu’aiguiser la convoitise de toutes les nouvelles forces désirant assoir une notoriété internationale. La neutralité devient ainsi la porte ouverte à toutes sortes d’interventions venant de toutes parts. La vulnérabilité de la scène politique ne contraste-t-elle pas, ne serait-ce qu’en partie, avec sa condition actuelle de tiraillement entre une multitude d’allégeance ? Malheureusement, faute de faire un choix en accord avec nos intérêts, nous nous résignons à l’avance et nous nous exposons à des pressions croissantes.

Même si la diplomatie est la pacification des rapports internationaux, il n’en demeure pas moins que son efficacité dépend de sa capacité à préserver quelques-unes des caractéristiques d’une guerre, en l’occurrence, l’agressivité, l’esprit de combattivité, l’égoïsme, la ruse, la manipulation...

Dans les relations internationales, un avantage potentiel que l’on dénie de défendre âprement révèle un état de relâchement et de ramollissement. L’ascétisme est incompatible avec la diplomatie. Malgré son apparence pacifique, la diplomatie ne peut fonctionner que sur un registre ‘’guerrier’’. Autrement, on sera continuellement la cible de toutes sortes d’attaques. 

L’obsession de notre diplomatie à afficher une neutralité imaginée, au-delà du fait qu’elle prend souvent des formes caricaturales, est fortement nuisible à nos intérêts et notre positionnement stratégique.

Conclusion / neutralité versus indifférence

Les faits attestent que la Tunisie souffre d’un daltonisme diplomatique. Elle semble confondre en effet neutralité et non-action. On persiste à dire que la Tunisie n’a jamais été neutre. Elle est indifférente. Elle est adepte de la non-action. 

Le souci de la non-action c’est qu’elle instaure une certitude démesurée et incompatible avec les ingrédients de la réussite diplomatique. L’équation paraît simple pourtant. Les concessions qu’une partie est disposée à consentir en faveur d’une autre partie, ne sont en réalité que le prix à payer pour réduire les incertitudes qui pèsent sur ses propres intérêts et qui proviennent de son partenaire.

La certitude dans l’hostilité comme dans la bienfaisance réduit à néant les possibilités d’échanges.  Le génie des politiciens consiste à définir et à se maintenir dans une fourchette d’incertitude convenable qui autorise l’optimisation de nos intérêts. Tout se joue alors sur le fil du rasoir. Trop d’hostilité engendre une rupture empêchant l’entame des négociations destinées à établir les termes de l’échange entre concessions et réduction d’incertitude. De même, une bienfaisance excessive abolit la logique d’échange du fait de la résiliation de son objet fondateur, à savoir l’incertitude.

Cette idée implique qu’il est plus que nécessaire de créer des incertitudes vis-à-vis de nos partenaires, amis comme ennemis.

Pour revenir à la diplomatie tunisienne, on se rend facilement compte qu’elle est inadéquate puisque contraire aux principes de la pratique diplomatique surtout dans une période de fortes perturbations qui annoncent une reconfiguration de fond en comble des rapports de forces internationaux.

Le monde change à grande vitesse. Et on ne trouve rien de quoi se vanter à part notre fidélité à une certaine logique, à supposer même qu’elle ait été à un moment efficace, est désormais révolue.

Sami El Gouddi
Abdeljaoued Kacem