News - 24.01.2020

Il y a 40 ans, l’Affaire de Gafsa (26-27 janvier 1980), de triste mémoire!

Il y a 40 ans, l’Affaire de Gafsa (26-27 janvier 1980), de triste mémoire !!

En 1980, je commandais, depuis trois ans et demi, le Régiment Territorial Saharien dont le secteur de responsabilité s’étendait de la rive sud de Chott El Jerid, allant vers le sud jusqu’à Bordj EL Khadhra, pour remonter vers le nord, nord-est jusqu’à Bordj Toui non loin de Ben Gardane. Ce secteur couvre près du tiers du territoire national. 

C’est ainsi que le 5 janvier, le petit service de renseignements que j’ai pu développer au lendemain de ma nomination, le 1°août 1976, à la tête de cette remarquable Unité * attirante par ses hommes* et * mystérieuse par l’immensité de son secteur et par le bruit du silence qu’il dégage à chaque instant* nous a fait part de la sérieuse possibilité d’introduction dans notre pays, à travers les chaines de montagnes du Dahar et des Matmatas, d’une importante quantité d’armes, dans les jours qui suivent. Comme ce renseignement concernait au plus haut degré la sécurité de notre pays, j’en avais immédiatement averti, par courrier personnel et par porteur spécial, le Chef d’Etat-Major de l’Armée de Terre. Celui-ci a aussitôt consigné, pour les week-ends, les cadres chez eux et me détacha, sur ma demande, une compagnie commandos pour tenir certains cols de passage obligé généralement empruntés par les contrebandiers de produits dangereux et de grandes valeurs. Il demanda aussi à l’aviation de détacher quelques avions à Djerba, d’où ils peuvent couvrir la zone saharienne et toute la région sud. Deux groupes de deux avions commandés par le Capitaine Touil ont été mis en place à l’aéroport international du sud- est, à Djerba.

Il faut rappeler que depuis l’Union de Djerba, entre la Tunisie et la Libye, en janvier 1974, Union aussitôt avortée, les relations entre les deux pays avaient connu , et durant près de dix ans, de grands bouleversements.

En effet,
1 - une tentative d’assassinat de Monsieur Hedi Nouira, Premier Ministre qui était l’instigateur de l’échec de l’Union, a été déjouée;

2 - des dizaines de milliers de travailleurs tunisiens ont été renvoyés de Libye, dans le but d’augmenter le nombre de chômeurs et générer des situations difficiles pour le Gouvernement tunisien;

3 - des camps de volontaires tunisiens recrutés parmi les travailleurs ont été installés en Libye non loin de la frontière et une formation militaire leur était prodiguée par des instructeurs étrangers;

4 - des émissions radios étaient diffusées de Libye  à l’attention des tunisiens et les incitaient  à se révolter contre le régime du Président Bourguiba.

D’ailleurs, il faut rappeler que des tentatives d’introduction d’armes, par nos voisins du sud, avaient eu lieu à travers le sahara tunisien et la plus importante par son ampleur a été celle de l’été 1978 et qui a été déjouée par une patrouille méhariste. Celle-ci a trouvé, dissimulée sous des arbustes et des herbes sahariens, à trois kilomètres à l’intérieur du territoire national, entre Lorzot et BirZar, à près de soixante-dix kilomètres au sud de Remada, une très grande quantité d’armes et de munitions. Comprenant des armes individuelles et collectives ainsi que leurs munitions et pouvant facilement équiper deux cents hommes, nous les avons difficilement chargées sur deux grands camions Magirus pour les ramener à Remada. Les déchets de pastèques frais trouvés sur place nous avaient renseignés sur la date tout à fait récente de leur mise en place. Ces armes étaient entreposées, à titre provisoire, en attendant d’autres convoyeurs qui devaient les faire passer par le Dahar, région montagneuse et peu fréquentée et ensuite par les Matmatas par où leur destination finale serait atteinte facilement, la configuration du terrain du centre du pays le permettant aisément. Ce n’était qu’après l’affaire de Gafsa que nous avons compris que ces armes étaient destinées à cette ville et que l’attaque des casernes qui eut lieu en 1980 était prévue pour 1978.

En effet, dans la nuit du 26 au 27 janvier 1980, alors que je dormais tranquillement, le téléphone sonna vers deux heures ou deux heures et demie du matin.

C’était le général Mohamed Gzara, le Chef d’Etat-Major de l’Armée de Terre qui me demandait si j’avais des troupes disponibles à Kebili. Quand je me suis enquis de la raison, il me répondit «ça canarde à Gafsa et arrange-toi pour barrer la route Tozeur-Nefta, le Président Bourguiba, se trouvant en vacances à Nefta pour quelques jours et coordonne ton action avec le colonel Mahmoud Gannouni, Commandant la 1ère Brigade de Gabès ».

A ce moment-là, mille et une idées me passèrent par la tête et l’armement intercepté en 1978 me ressurgit à l’esprit: est-ce qu’ils ont quand même pu faire infiltrer, malgré toutes les mesures que nous avons prises, malgré nos nombreuses patrouilles frontalières, terrestres et aériennes, malgré nos embuscades, malgré nos bivouacs organisés ici et là pour dissuader quiconque de vouloir utiliser notre secteur à cette fin, celle de faire  passer, par le Sahara, des armes et des équipements militaires?. Ce n’est qu’à la fin de l’affaire de Gafsa que j’ai eu le cœur net: mes hommes avaient fait du beau travail et l’armement des insurgés de Gafsa n’était pas passé par le secteur du Régiment Territorial Saharien et j’en étais fier malgré ce coup dur que nous avons tous assumé d’une manière ou d’une autre.

J’ai aussitôt donné les ordres en conséquence au Capitaine Bechir Ayachi, Commandant la compagnie de Kebili qui dépêcha deux sections surveiller l’entrée de Tozeur et celle de Nefta.

Les rebelles, qui étaient près d’une trentaine s’étaient infiltrés en Tunisie, d’après les déclarations des prisonniers, deux à trois semaines plus tôt à travers la frontière ouest. Ils avaient occupé une maison qui a été louée pour la circonstance. Et dans la nuit de samedi 26 au dimanche 27 janvier vers minuit - minuit trente minutes, les postes de garde des deux casernes de Gafsa, l’ancienne et la nouvelle, ont été simultanément attaquées après la destruction du transformateur électrique principal.

Le gros des effectifs des militaires se trouvait dans la nouvelle caserne dont la majorité des soldats était composée de jeunes recrues qui, appelées sous les Drapeaux depuis deux ou trois semaines, avaient subi la vaccination du TABDT, un vaccin qui n’est pas du tout commode et qui fatigue.

Le Lieutenant Yacoubi dont le logement était adjacent à la caserne, et qui, désigné pour partir en stage, avait passé, la veille, les consignes de sa compagnie à un autre officier, entendit les coups de feu et sauta pardessus le mur pour aller rejoindre aussitôt le poste de garde, libéra les armes entreposées et organisa la résistance.

L’intervention de cet officier nous fit gagner quelques précieuses minutes car elle diminua immédiatement l’ardeur des attaquants d’une part et d’autre part permit aux cadres de rejoindre leur casernement respectif au fur et à mesure que le temps passait. 

Dans l’ancienne caserne, un soldat en fonction au poste de garde, fracassa la caisse de munitions cadenassée et se mit à tirailler par la fenêtre en attendant que ces camarades, surpris par les évènements, retrouvent leurs esprits. Celui-ci a été nommé, une fois l’affaire réglée, directement au grade de sergent. L’attaque des assaillants a été surtout concentrée sur la nouvelle caserne. Bénéficiant de l’effet de surprise, ils y pénétrèrent et assassinèrent froidement et sauvagement vingt-six jeunes recrues désarmées donc inoffensifs, vaccinés et dormant dans leurs lits. Un acte pareil, de pure barbarie criminelle, ne peut être commis, admis ou excusé quelque-soient les motifs de l’opération.

Le Chef d’Etat-Major de l’Armée de Terre mit aussitôt son branle-bas de combat et donna les directives suivantes:

a- il ordonna au détachement de l’aviation mis à sa disposition de survoler, aux premières lueurs du jour, la ville de Gafsa et de lui fournir le maximum d’informations à propos des assaillants dont on ignorait encore le nombre, l’origine, la provenance, le but, etc..;

b- il alerta feu le Lt Colonel Tahar Boubaker, Commandant le 33° Régiment blindé de reconnaissance basé à Kasserine, la garnison la plus proche de Gafsa. Ce régiment se trouvait, à ce moment- là, en exercice de nomadisation à Souk el Jomaa, assez loin vers le nord, et son intervention nécessiterait plusieurs heures. Le Chef d’Etat- Major lui demanda de voir dans quelle mesure il pourrait secourir la garnison attaquée.
Notre camarade feu le Lt Colonel Tahar Boubaker, que Dieu ait son âme, le plus débrouillard de toute la promotion, ne connaît pas le mot impossible. Il a pu, en quelques heures seulement et de nuit, remettre en état de fonctionnement les quatre engins blindés de reconnaissance en panne, les quinze autres se trouvant en exercice dans la région de Souk el Jomaa. Il fonça alors sur Gafsa qu’il pénétra vers huit heures du matin, le dimanche 27 janvier ;

c- le Capitaine d’aviation Touil quitta Djerba tôt le matin et sachant que les premières lueurs du jour étaient, ce jour-là, à Sept heures quinze minutes, arriva à la minute près avec deux avions à la verticale de Gafsa. Il survola la ville à moyenne altitude, ignorant les capacités de tir anti-aérien des assaillants et ordonna aux deux autres avions restés à Jerba de s’équiper de l’armement approprié et de le rejoindre aussitôt ;

d- d’autre part, il signala au Chef d’Etat-Major de l’Armée de Terre la présence, tout près de la caserne d’un bus avec à son bord quelques personnels à l’allure bizarre et vêtus de survêtement ;

e- le Chef d’Etat- Major donna alors l’ordre, à l’aviation, de tirer sur le bus.

Presqu’au même moment, les engins blindés dépêchés de Kasserine et ayant à leur tête le Lt Colonel Tahar Boubaker pénétrèrent dans Gafsa. Voyant les assaillants sur le minaret de la mosquée, minaret utilisé comme observatoire, il tira dessus au canon.

A ce moment- là, tout bascula et les assaillants, pris de panique, étaient revenus plutôt sur la défensive.

L’Armée qui, ne connaissant pas encore le volume des assaillants et ne voulant pas causer trop de destructions à la ville, s’organisa pour ramener des renforts : le 14° Régiment du Kef commandé par le Lt Colonel Ezzeddine Bettaieb, le 32° Régiment de Chars de Gabès commandé par feu le Lt Colonel  Boughzala, l’Ecole d’Application Inter armes de Bou Ficha commandée par feu le Colonel Youssef Ben Slimane, et le Régiment Commandos de feu le Colonel Hamida Ferchichi dont certains éléments s’étaient déjà infiltrés dans Gafsa dans la nuit de dimanche à lundi.  C’est alors que :

1- devant la tournure des évènements en leur défaveur, les assaillants dont le nombre commençait à être perçu par le décompte de leurs tireurs, décrochèrent de la ville de Gafsa à partir de lundi midi, deux se sont enfuis vers l’ouest et le gros vers l’est;

2- en quittant Gafsa, ils se sont séparés par petits groupes : leur chef, El Marghni ainsi que deux de ses compagnons ont été pris en chasse en utilisant la méthode des pisteurs. Ils arrivèrent jusqu’à Bechima, à l’ouest d’El Hamma de Gabès et revinrent vers Khanguet Aicha où ils ont été capturés le 7 février 1980, dissimulés dans un genre de gourbi;

3- les assaillants, à l’exception des deux qui se sont enfuis vers l’ouest, ont connu le sort suivant : six tués et une vingtaine arrêtés, jugés, condamnés à mort et exécutés.

Les prisonniers ont déclaré qu’à la première apparition des deux appareils qui survolèrent Gafsa, ils ont lancé un hurrah de joie. Ils avaient cru les promesses reçues de la part de certains responsables de nos voisins du sud relatives à l’envoi de l’aviation pour les appuyer, une fois leur rébellion commencée. Mais dès qu’ils ont vu la cocarde de l’Armée de l’Air Tunisienne sur les avions, ils avaient compris que tout était perdu et que l’aventure était, belle et bien, terminée.

Il y a lieu de signaler qu’au mois de décembre 1979, feu le colonel Bechir Ben Aissa, alors attaché militaire au Caire, a été informé par deux personnalités arabes importantes, jouissant d’un statut spécial en Egypte, que quelque chose de grave et de sérieux se tramait contre la Tunisie. Il en a, aussitôt, avisé le commandement à Tunis.

Aussi, est-il bon de rappeler que le Président Bourguiba qui passait, à ce moment-là, quelques jours de repos à Nefta et qui a été averti de la situation, n’a pas interrompu son séjour et confiant en ses Forces Armées et Sécuritaires, a poursuivi, à leur terme, ses vacances dans cette belle oasis saharienne.

Le Colonel  Boubaker Ben Kraiem
Ancien Sous-Chef d’Etat- Major de l’Armée de Terre,
Ancien Commandant de la Brigade Saharienne.