News - 20.10.2019

Afef Aïssa Abdelhafidh : Esther Duflo prix Nobel d’économie 2019 et nous

Afef Aïssa Abdelhafidh : Esther Duflo prix Nobel d’économie 2019 et nous

L’économiste française Esther Duflo, deuxième femme prix Nobel d’économie (après l’américaine Elinor Ostrom en 2009), n’est pas une inconnue pour nous tunisiens.

En effet, cette brillante économiste issue d’une famille protestante composée de têtes bien faites (une mère pédiatre et un père mathématicien fondateur de l’isomorphisme Duflo) a visité notre pays les 25 et 26 mars 2010 pour présenter, en sa qualité de titulaire en 2009 de la chaire internationale « savoirs contre pauvreté » du Collège de France, deux conférences. La première intitulée « Evaluation des politiques de développement » fût organisée à la Cité des Sciences. La seconde à laquelle j’ai eu l’opportunité d’assister à la Bibliothèque Nationale de Tunisie avait pour titre « Pauvreté et développement dans le monde ». 

Esther Duflo est l'économiste qui a montré avec son équipe, comment il est possible de concevoir des politiques publiques efficaces sur la base d'études de projets bien ficelés grâce à l'expérimentation économique. Elle démontre comment on peut utiliser une technique d’expérimentation dans le domaine socioéconomique en imitant les tests cliniques randomisés utilisés par les laboratoires pharmaceutiques pour évaluer l’efficacité d’un médicament. Ses expériences ont concerné notamment la sphère sociale et plus particulièrement les programmes de lutte contre la pauvreté.

En effet, si aujourd’hui on peut savoir comment lutter contre la pauvreté, le défi qui reste à relever est de savoir comment le faire tout en étant efficace et efficient. L’expérience a montré qu’on ne dispose pas d’outils d’évaluation appropriés qui nous permettent de dire si les efforts déployés et les politiques qui leur sont adjacentes ont été performants ou non. En effet, sur le terrain, on se rend souvent compte qu’on fait plus ou moins que l’effet attendu. 

L’expérimentation des politiques sociales consiste en la division de la population de manière aléatoire en groupes cibles en fonction des instruments d’implémentation de la politique envisagée. Le choix aléatoire permet de limiter les biais de sélection et d’assurer une meilleure comparabilité. La comparaison des résultats des divers groupes par rapport au groupe de référence (sans implémentation) sert à cibler le meilleur instrument à adopter.

Exemple, si le défi posé est de réduire le taux d’abandon scolaire, un problème épineux pour la Tunisie (100 000 abandons environ annuellement), le politicien a besoin de détecter le meilleur moyen possible pour atteindre cet objectif. Il peut choisir entre la prise en charge des frais des fournitures scolaires, du transport, des cours de rattrapage, de l’assistance psychologique etc. L’expérience permettra de faire le meilleur choix moyennant la comparaison des résultats (assiduité, passage de classe…) des élèves différenciés en  groupes sans aucune aide et en groupes avec aide.

Nous considérons que les travaux de l’économiste Duflo renvoient opportunément à la réalité socioéconomique de la Tunisie pour deux raisons majeures :

  • L’acuité des problèmes sociaux qui furent davantage mis en relief à l’occasion des dernières élections et qui étaient déjà dans une large mesure à l’origine du changement politique de 2011 (chômage des jeunes, pauvreté et marginalisation, décrochage scolaire, corruption…). La persistance de ces problèmes 8 ans après la révolution, met en relief un décalage inquiétant entre la relative progression du processus politique et les résultats enregistrés aux niveaux économique et social. Cette situation constitue aujourd’hui une menace sérieuse pour tout l’édifice de la transition démocratique dans notre pays.
  • L’insuffisance de rigueur dans l’établissement et la mise en œuvre de nos politiques publiques notamment dans le domaine social. Cette défaillance tient non seulement à l’absence de vision globale pour résoudre les urgences, mais également à l’inefficacité des politiques jusque-là mis en œuvre.

Pour concevoir des politiques publics ciblées et financièrement viables pour le budget de l’Etat, l’approche d’expérimentation des instruments de politiques économiques présente le grand avantage de pouvoir se rapprocher au maximum de la réalité du terrain. L’intérêt de l’approche est d’autant plus envisageable pour nous, qu’elle ne véhicule pas de charge idéologique apparente et qu’elle s’appuie sur un outil technique adaptable à notre vécu.

Afef Aïssa Abdelhafidh
Economiste (E.S.C.Tunis)