News - 27.09.2019

Samir Allal: Les défis de la transition bas-carbone appellent à un changement de paradigme et de priorités

Les défis de la transition bas-carbone appellent à un changement de paradigme et de priorités

"Cette terre est ce qui se déploie en permanence à profusion, et pourtant reprend et retient toujours en soi ce qui est déployé"
M. Heidegger

Résumé: les événements climatiques extrêmes en cours à l’échelle mondiale dans un contexte de croissance démographique, les inégalités dues à la fin de l’énergie bon marché, la raréfaction de nombre de minéraux, …produiront les pires inégalités entre ceux qui auront les moyens de s’en protéger, pour un temps et ceux qui les subiront. Elles ébranleront les équilibres géopolitiques et seront sources de conflits. La manière dont, chaque pays répondra à ces tensions sera décisive dans la définition des priorités énergétiques futures, et la sécurité dans le Monde.

La transition bas-carbone: menace ou opportunité ? Ne pas esquiver le débat

Les défis du changement climatique pour la sécurité auxquels sera confrontée la communauté internationale seront probablement plus complexes encore que ceux d’aujourd’hui. De nombreux exemples de conflits récents illustrent la complexité de ce problème, et remettent en cause toute vision simpliste qui chercherait à isoler la rareté environnementale des autres facteurs de conflit.

Longtemps considéré comme un simple effet multiplicateur de crise, le dérèglement climatique est aujourd’hui un risque stratégique à part entière de par le caractère inédit, multidimensionnel et global de ses conséquences :

  • Sommes-nous aujourd’hui en capacité de pallier les différents vecteurs de menaces qui tendront à s’accentuer dans les années à venir du fait du dérèglement climatique ?
  • Sommes-nous aujourd’hui en mesure de faire face aux 250 millions de réfugiés climatiques prévus d’ici 2050-2060 ?
  • Devant la raréfaction grandissante des ressources, sommes nous en capacité de prévenir les déstabilisations actuelles et potentielles liées à la course effrénée aux matières premières, à l’accaparement des terres rares ou encore aux tensions énergétiques ?

L’urgence climatique et sociale appelle à une augmentation drastique des objectifs de réduction de gaz à effet de serre et la mise en œuvre, avec une rapidité sans précédent, des mesures concrètes de lutte contre le dérèglement climatique socialement justes. C’est la condition sine qua non pour limiter le réchauffement mondial à 1,5°C, sans laisser personne de côté. Ignorer cette nécessité reviendrait à mépriser les alertes des scientifiques, et à compromettre l’avenir de communautés entières.

L'inquiétude engendrée par l'évolution actuelle de la géopolitique mondiale et l’annonce du retrait des États-Unis de l’Accord de Paris par le président Donald Trump, la difficile jonction entre les objectifs de lutte contre les inégalités et l’accès universel à l’énergie, l'incertitude concernant la rapidité de la transition énergétique (liée en partie à sa nature politique, et à l’évolution  future de la demande en pétrole et de son prix),démontrent que la transition énergétique bas-carbone risque d’être moins douce que ce que l’on veut croire.

En effet, dans un monde globalisé, la transition bas-carbone  représente pour les entreprises  et les secteurs d’activités, à la fois des risques dont il faut tenir compte mais également, de nombreuses opportunités (régulatoires, technologiques, de marché et réputationnels), à saisir.

Dans de nombreuses régions du monde, le mix électrique « bas carbone » est devenu une priorité pour répondre aux objectifs climatiques et de sécurité, mais aussi aux problématiques locales de pollution. Les ENR(1) offrent ou vent aux Etats, un double dividende. Leur diffusion permet de réduire de facto le volume d’énergies fossiles importées tout en réduisant les émissions de gaz à effet de serre(2).

Des innovations comme la numérisation, la décentralisation, la conception de nouveaux modèles de marché ou le stockage de l'électricité sont entrain de prendre de l'ampleur et perturbent l’ordre de priorité. Inversement, une croissance mondiale difficile, des fluctuations du prix des matières premières, et de nouveaux risques physiques et numériques, constituent des menaces de plus en plus graves pour le secteur de l'énergie.

Par rapport aux défis des changements climatiques, le rythme de la transition est actuellement insuffisant, car les politiques d’efficacité et de sobriété énergétiques ne sont pas systématiquement au cœur de l’action des politiques publiques. Tant que les stratégies nationales bas-carbone sont à la périphérie des politiques publiques, la neutralité carbone a peu de chance d’être atteinte au cours de la deuxième moitié de ce siècle.

Une géopolitique bien plus complexe que celle liée aux seuls hydrocarbures

Christian De Perthuis (2018) estime, en étudiant de manière historique les transitions énergétiques passées, «qu’une des caractéristiques communes de ces transitions énergétiques est d’avoir reproduit un schéma additif dans lequel de nouvelles sources primaires viennent s’ajouter à celles préexistantes sans s’y substituer».

A une dépendance aux sources fossiles pourrait se substituer une dépendance à d’autres ressources (métaux stratégiques, matériaux de structures, etc.) à laquelle s’adosserait une composante technologique majeure (brevets), essentielle pour comprendre les enjeux de compétitivités autour des technologies de décarbonations, mais également pour définir des cadres de diffusion de ces dernières dans les pays du Sud.

Au final, la géopolitique de l’énergie dans un monde en transition sera beaucoup plus complexe de ce que nous observons actuellement. Aux relations traditionnelles entre les acteurs (États, entreprises, territoires, institutions financières) risquent de s’ajouter de nouvelles dépendances issues des transformations techniques, économiques, spatiales et juridiques engendrées par des transitions climatiques et énergétiques lentes.

Cette nouvelle dynamique n’est pas sans conséquences sur l’appréhension des questions géopolitiques et de sécurité posées par la transition énergétique. Dans un monde d’empilement énergétique, les enjeux afférents s’additionnent et se répondent pour former une géopolitique de l’énergie bien plus complexe que celle liée aux seuls hydrocarbures. La transition énergétique transformera la conjoncture de la géopolitique énergétique, mais probablement pas sa structure à court et moyen terme.

Pour s’adapter mettre en cohérence l’action publique avec les engagements pour le climat

Que faire? les gouvernements doivent agir au plus vite et dans la durée, sur l’urbanisme et l’aménagement du territoire, financer de nouvelles infrastructures, en particulier pour le transport et le logement, faire évoluer les comportements de consommation et les filières d’approvisionnement.

Chaque pays a sa propre vulnérabilité au réchauffement climatique, son capital de ressources naturelles et son niveau de développement économique. Pour certains pays, la priorité est à la croissance économique et l’accès à la création des richesses. Pour d’autres, les plus gros consommateurs et donc émetteurs, leur objectif est de parvenir au plafonnement de leurs émissions de GES dans les meilleurs délais, sur la base de l’équité et de la lutte contre les inégalités.

Cette opposition entre « plus d‘énergie » et « moins d’émissions» est une source de nouvelles tensions géopolitiques et économiques qui se rajoute. La manière dont, chaque pays répondra à cette tension sera décisive dans la définition des priorités énergétiques futures, et la sécurité dans le Monde.

Une transition juste et perçue comme telle pour que les actions soient durablement soutenues par tous

Dans le contexte actuel d’incertitude et de risques pour les entreprises et pour le consommateur, l’Etat a un rôle important à jouer. Les gouvernements devront veiller à l’équité de la transition et au caractère soutenable des solutions mises en place. Certaines politiques de transition énergétique bas-carbone sont contestées ou manquent d’ambition, tardent à se mettre en place faute de moyens financiers et technologiques, de soutien national et international, de calendrier, voire d’acceptabilité sociale.

Des mesures de transition « bas-carbone » peuvent contribuer à creuser les inégalités et augmenter la précarité énergétique. D’autres mesures, peuvent au contraire les réduire et améliorent la qualité de vie des ménages et surtout ceux aux revenus modestes. La prise en compte des implications sociales et économiques de l’atteinte de la neutralité carbone est primordiale pour assurer le succès de la transition bas-carbone.

Les gouvernements devront s’appliquer à réduire le coût des risques pour faciliter l’innovation, et à garantir une juste répartition des coûts et efforts entre les ménages, les entreprises, les collectivités locales et l’Etat. La réussite économique, sociale et politique de la lutte contre le changement climatique dépend de la bonne architecture du dispositif de soutien à la transition, du réglage au bon niveau d’incitation ou de contrainte de chaque instrument, de leur évolution dans le temps, de leur compatibilité avec des objectifs de justice sociale et de transparence.

Une meilleure connaissance des effets des divers dispositifs est indispensable pour améliorer le pilotage de la transition, réduire les coûts, et obtenir des résultats à la hauteur des enjeux et les stratégies de réduction de carbone. La bonne gouvernance des différents instruments pour réduire les émissions de GES est fondamentale. Le secteur financier a un rôle particulier à jouer en tant qu’acteur du pilotage des investissements et désinvestissements indispensables pour atteindre les objectifs.

Pas d’ambition climatique sans crédibilité, l’accès à la technologie remplace l’accès aux ressources

Si nous ne changeons pas d’échelle, et radicalement, notre mode de vie dans la décennie qui arrive, les conséquences seront catastrophiques. Des mesures supplémentaires et des stratégies pour réduire l’empreinte carbone de tous les pays doivent être développées et amplifiées. La transition énergétique ne doit pas se restreindre aux liens entre les politiques climatiques, le déploiement des énergies bas carbones.

Une vision plus large est nécessaire pour bien prendre en compte de plus près la rétroaction de l’innovation sur les politiques climatiques. La seule dimension technologique n’est pas pertinente. L’innovation et sa protection sont des éléments essentiels de la sécurité et plus généralement de la souveraineté nationale. Cette dimension prend une ampleur particulière dans un contexte énergétique où l’accès à la technologie remplace l’accès aux ressources.

Rappelons enfin, qu’il n’y a pas d’ambition climatique sans crédibilité, c’est-à-dire sans cohérence entre les annonces internationales et les résultats nationaux. Pour y arriver il faut que l’ensemble des  pays s’engage. L’objectif est de fixer avant la fin de l’année prochaine des objectifs de réduction d’émissions de gaz à effet de serre pour 2030 compatibles avec l’objectif de 1,5°C et viser zéro émissions nettes avant 2050.

Mais aussi, il faut s’attaquer au nerf de la guerre, la finance climatique, en doublant les promesses de financement pour le Fonds vert pour le climat et en mettant fin aux subventions et aux financements soutenant les énergies fossiles (charbon, gaz et pétrole).

Chacun est en capacité individuelle d’agir à l’heure d’Internet… mais aussi s’interroge chaque jour sur l’efficacité collective dans un monde accéléré de l’incertain et du complexe. La prise de conscience des limites de la planète est réelle, ce ne sont plus des signaux faibles. Considérer, enfin que les agitations des « conservateurs » de tous les pays ne sont que les émanations malsaines du monde d’avant, celui des énergies fossiles, qui peine à disparaître. C’est un nouvel humanisme qui peut – doit – s’inventer.

Samir Allal
Enseignant chercheur à l’université de Versailles-Paris Saclay,
Ambassadeur de l’université pour les pays Francophones et méditerranéens.
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(1) Le dernier rapport du Programme des Nations unies pour l’environnement (UNEP) a enregistré une augmentation des investissements dans les énergies renouvelables de 2 %, entre 2016 et 2017 (environ 280 milliards de dollars), soit des montants cumulés depuis 2010 d’environ 2 200 milliards de dollars.
(2) Près de 157 GW de nouvelles capacités de production électrique renouvelables ont ainsi été ajoutées en 2017, soit près de 70 % des nouvelles capacités de production électriques.