News - 27.09.2019

Sami Bibi: Le principe d’égalité est-il contraire au principe de justice?

Sami Bibi: Le principe d’égalité est-il contraire au principe de justice?

L'égalité dans l’héritage entre les sexes doit-elle être le choix par défaut garanti par la loi? En réponse à cette question, le candidat à la magistrature suprême, M. Kais Saied, oppose un non catégorique. Selon le candidat, l’égalité dans l’héritage ne fait pas partie des aspirations de la population. Il ajoute que les règles de l’héritage inspirées de textes coraniques, claires et sans équivoques, sont fondées sur la justice et non pas sur l’égalité. Pour le candidat, le Coran offre un ensemble très cohérent de devoirs et d’obligations qui garantissent la justice et non pas l’égalité formelle. Prendre de façon isolée un seul élément de cet ensemble, soit l’héritage, revient tout simplement à faire tomber tout le système, ce qui conduit à une injustice certaine. Pour illustrer ses propos, M. Kais Saied nous rappelle que la loi doit être respectée. Les maris sont juridiquement responsables de subvenir aux besoins de la famille. Ils peuvent être emprisonnés s’ils ne respectent pas cette obligation. Les petits-fils sont pécuniairement responsables de leurs grands-parents, pas les petites-filles… C’est tout un système cohérent fondé sur une répartition équitable…

Il convient donc de se poser cette question: la justice implique-t-elle nécessairement, et dans sa notion même, le principe d’égalité? Dans quels cas le principe d’égalité peut être sacrifié pour plus de justice? Est-il vrai que les testes coraniques relatives à l’héritage sont tellement claires qu’elles ne se prêtent à aucune interprétation alternative?

Dans ce qui suit, je vais tenter de répondre à ces questions. Je laisse de côté l’argument qui consiste à dire que l’égalité dans l’héritage n’a jamais fait partie des aspirations des tunisiens mais plutôt il est imposé par nos partenaires européens. Pr. Sana Ben Achour a déconstruit de façon magistrale cet argument dans un papier publié dans le journal Al-Maghreb.

Le principe d’égalité comme fondement de la justice

La justice implique l’idée de conformité à une règle ou à une loi. La justice morale est encore plus exigeante. Elle exige également le devoir de traiter autrui comme soi-même.  Ce devoir n’a pas été toujours observé. Des lois discriminatoires ou racistes ont existé et elles existent toujours (interdiction aux non-musulmans de candidater pour la magistrature suprême, par exemple). Mais ces lois ont été combattues (en Afrique du Sud par exemple) et ces combats continuent aujourd’hui en Tunisie (et ailleurs) au nom d’une exigence d’un traitement égal des individus égaux, soit un idéal de justice toujours évolutif en fonction des progrès scientifiques, économiques et sociaux. Plus encore, l’idée même de loi suppose l’universalité, soit, en un sens, l’égalité. L’utilisation même du terme de « loi » sous-entend une référence au modèle de la loi naturelle, et donc universelle. Dans la mesure où les lois naturelles ne sont pas discriminatoires, et que la justice désigne la conformité aux lois, celles-ci doivent être les mêmes pour tous; afin qu’elles soient respectées par tous. La justice se doit donc d’être fondamentalement égalitaire. Elle suppose l’égalité, dès lors que les lois doivent s’appliquer de la même manière à tous les citoyens. La question qui se pose à ce niveau est la suivante : si une dose d’inégalité est nécessaire ou inévitable, dans quelles conditions elles peuvent ou doivent être tolérées?

La justice distributive

Dans sa théorie de la justice, le philosophe américain John Rawls reprend le concept de voile d’ignorance développé par les philosophes Thomas Hobbes, John Loke et Emmanuel Kant pour développer sa théorie de la justice. Les principes de la justice doivent être pensés et développés par des personnes derrière un  voile d’ignorance, c’est-à-dire sans que personne ne connaisse ni son statut (homme, femme, propriétaire, locataire, religieux, athée, etc.) ni sa position dans la hiérarchie socioéconomique (premier ministre, député, cadre, employé, sans emploi, prisonnier), ni ses gouts, ni ses talents. Rawls affirme que si les principes de justices sont pensés et développés (par des personnes désintéressées) derrière le voile d’ignorance, ils seront justes pour tous et respecteront les deux principes suivants :

  1. Chaque citoyen doit avoir un droit égal à un système pleinement adéquat de libertés de base égales pour tous, compatible avec un même système de liberté pour tous.
  2. Si elles sont nécessaires, les inégalités économiques et sociales doivent être (i) reliées à des fonctions et des positions ouvertes à tous, dans des conditions de juste égalité des chances; et (ii) au plus grand bénéfice des plus désavantagés de la société.

Dès lors, même si le système de justice conduit à certaines formes d’inégalités, celles-ci doivent procurer le plus grand bénéfice aux membres les plus désavantagés de la société; à moins que la renonce à l’inégalité a pour objectif de répondre à des considérations d’équité.

L’équité comme correctif de l’égalité stricte

La justice n’est pas seulement une idée fondée sur l’égalité devant les lois, mais elle doit être fondée sur des institutions qui « rendent justice » en appliquant le droit. Or, si le droit et la loi se caractérisent par une égalité stricte, le justicier a la prérogative et même le devoir moral d’interpréter la loi dans son application. Il lui faut en effet résoudre la tension qui existe entre une loi toujours marquée par son universalité et son application face à des multiples cas spécifiques et particuliers. Il est donc vrai que le respect strict d’une égalité stricte peut, dans plusieurs cas, conduire à une « injustice absolue », ce qui constituera une négation radicale de l’esprit de justice. Les règles de droit doivent donc permettre aux justiciers de faire preuve d’équité, et notamment prendre en considération les circonstances particulières de chaque cas. Rendre justice implique donc parfois/souvent une certaine correction de l’universalité de la loi. L’équité comme l’une des finalités de la justice n’est donc pas incompatible avec la nécessité de moduler (d’ajuster) dans certains cas l’égalité stricte de la loi; qui doit toujours rester la norme. Ce qui peut donc remettre en cause l’égalité stricte, c’est uniquement l’indifférence inique qu’elle peut manifester face à la particularité d’un certains nombre de cas.

Le Coran, la justice et l’égalité dans l’héritage

Tout d’abord, la religion musulmane se définit comme étant une religion basée sur des lois naturelles (EL-ISLAMOU DINOU EL FITRA, Sourate El-RHOUM, verset 30), donc universelles et transcendent l’espace et le temps.  Comme l’avait bien formulé Ibnou Rochd depuis le 12ème siècle, la FITRA renvoie à la capacité qu'aurait la raison humaine d'atteindre à elle seule la vérité; c’est-à-dire même sans intervention divine. Remarquons ici la forte ressemblance entre le concept coranique de FITRA et le concept de voile d’ignorance de Rawls. Ces deux concepts nous renvoient clairement à la capacité des humains de tendre vers un idéal de justice fondé sur les principes d’égalité qui doivent être la norme  tout en prévoyant la possibilité d’un certain écart à cette norme lorsque des considérations d’équité l’exigent. Mais que répondre à ceux qui pensent que les règles coraniques de l’héritage sont claires et ne permettent aune réinterprétation par rapport à l’interprétation dominante?

Les règles coraniques de l’héritage interdisent-elles de façon claire et sans équivoque l’égalité entre les sexes?

Tous les musulmans sont d’accord sur le caractère sacré, transcendant l’espace et le temps, des textes Coraniques; car ils sont l'expression incréée du créateur adressée à toute l'humanité (et ils nous enseignent la religion d’EL-FITRA). Ce que KS, comme beaucoup de musulmans, ignore ou omet, c’est que l'interprétation des textes coraniques est une œuvre humaine. Elle n’est donc jamais infaillible car seul le bon Dieu connait l’interprétation parfaite de ces textes (Sourate AL-IMRAN, verset 7). L’interprétation des exégètes les plus célèbre (Al-CHAFII, TABARI, etc.) est fortement dépendante de la culture et des connaissances de leur époque, une époque patriarcale où les responsabilités de production incombent exclusivement à l’homme. Elle ne saurait jamais acquérir le caractère sacré et elle doit être révisée à la lumière de l’évolution des principes de la justice, de l’égalité et de l’équité.

Prenons par exemple la première règle de l’héritage énoncée dans la Sourate EL-NISAA (Les femmes) :

يُوصِيكُمُ اللَّهُ فِي أَوْلَادِكُمْ  ۖ لِلذَّكَرِ مِثْلُ حَظِّ الْأُنثَيَيْنِ ۚ

La traduction de ce verset qui correspond à l’interprétation de tous les exégètes du 7ème et 8ème siècle est la suivante

Voici ce que Dieu vous recommande au sujet de vos enfants, pour le garçon l’équivalent de la chance (HADH) de deux filles.

Premièrement, force est de constater que les versets relatives au règles de l’héritage commencent avec le verbe AWSA, ce qui signifie sans ambiguïté recommander. Or, une recommandation n’est point un ordre ou une loi. Lorsque le Coran énonce une prescription à caractère obligatoire, il utilise souvent le verbe KATABA ou KOUTIBA.

Deuxièmement, même si on accepte l’interprétation dominante du verset ci-dessus, rien ne nous empêche de croire que la double quote-part qui revient au garçon constitue une limite supérieure pour garantir à la fille un minimum de 50% de la quote-part qui revient à son frère; surtout que les filles étaient exclues de l’héritage avant l’islam. Nous ne devrions pas y voir dans ce verset une indication de cheminer vers une égalité parfaite entre filles et garçons?    

Troisièmement, si l’interprétation majoritaire du verset ci-dessus était la bonne, il aurait été moins équivoque de l’énoncé de la façon suivante :

Voici ce que Dieu vous recommande au sujet de vos enfants, pour le garçon le double de la chance (HADH) d’une fille.

Quatrièmement, il n’est pas vrai que l’interprétation majoritaire du verset ci-dessus est la seule interprétation possible. Rien ne nous ne nous empêche en effet d’y voir dans ce verset une recommandation de traiter les filles et les garçons de façon égalitaire, ce qui donne la traduction suivante du verset ci-dessus:

Voici ce que Dieu vous recommande au sujet de vos enfants, pour le garçon l’équivalent de la chance (HADH) des deux filles.

Loin de mon esprit l’idée de prétendre que l’interprétation alternative que je propose ici soit la bonne. Mais rien n’indique non plus qu’elle ne le soit pas surtout que seul le bon Dieu connait l’interprétation parfaite du Coran (Sourate AL-IMRAN, verset 7). 

Si nous faisons confiance à la capacité de la raison humaine de mettre en place, grâce à leur FITRA ou derrière le voile d’ignorance,  des règles d’héritage juste, l’égalité homme femme serait inéquitable dans les premiers siècles qui ont suivi la révélation car la femme était dispensée de toute responsabilité financière vis-à-vis de sa famille. Par contre, et sans compromettre le principe d’équité, l’égalité homme femme serait le seul moyen d’atteindre la justice aujourd’hui dans la mesure où la responsabilité de subvenir aux besoins familiaux incombe également à l’homme et à la femme. En autorisant deux interprétations très différentes, la première règle coranique de l’héritage répond donc à un idéal de justice qui traverse l’histoire. Seule la sacralisation des interprétations du SALAF (cohérentes avec leur temps mais incohérente avec le nôtre)  risque de nous conduire à des injustices ou iniquités absolues.

Il demeure par contre des situations où les règle de l’héritage coranique peuvent conduire à des iniquités et donc des injustices. C’est le cas par exemple de deux frères qui n’ont pas la même capacité de travailler (l’un est un handicapé ou souffre d’une maladie chronique et l’autre est en bonne santé). Ces deux frères doivent-ils percevoir la même quote-part?

Le testament est une prescription coranique qui garantit mieux l’équité que les règles d’héritage ?

Comme nous l’avons indiqué plus haut, les versets relatives aux règles de l’héritage commencent avec le verbe AWSA, ce qui n’est point une prescription à caractère obligatoire. Lorsque le Coran énonce une prescription à caractère obligatoire, il utilise souvent le verbe KATABA ou KOUTIBA; comme dans la Sourate La-VACHE à propos du jeûne du ramadan ou dans la Sourate ANNISAA (Les Femmes), verset 180 à propos du testament (WASSIYA) :

Il vous a été prescrit [koutiba ‘alaykoum], lorsque se présente à l’un de vous la mort et qu’il laisse des biens, le legs testamentaire [wa-ssi-yya] en faveur des père et mère et des plus proches, convenablement. Ceci est un devoir pour les gens pieux.

Dès lors, même si l'interprétation hégémonique des versets relatifs à l'héritage est la bonne (même si elle est moins cohérente avec le principe d’EL-FITRA), le Coran nous prescrit de rédiger un testament où les principes d’équité  peuvent pleinement être respectés entre des descendants n’ayant pas les mêmes besoins. En effet avec un testament, le testateur peut tenir compte des besoins spécifiques de ses plus proches, ce que les règles de l’héritage ne peuvent garantir systématiquement. Cela explique pourquoi ces règles se terminent toujours par le verset suivant :

Ceci après qu’aient été réglés le legs testamentaire (WASSIYA) qu’il avait testé ou une dette.

Le testament est aussi compatible avec la FITRA dans la mesure où la quasi-totalité du monde développé utilise le testament comme moyen principal de transmission de l’héritage

Conclusion

Généralement, les humains acquièrent leur religion, qu’elle soit musulmane, chrétienne, juive ou autre dans la mesure où celle-ci leur a été transmises par leurs parents, grands-parents, jusqu’au SALAF. Toutefois, le Coran nous prescrit d’apprendre une religion. Pour cela, nous sommes constamment appelés à réinterpréter les textes religieux à la lumière des progrès scientifiques et philosophiques. Il est vraiment fascinant de constater le nombre de mythes qui risquent de tomber lorsqu’on procède par apprentissage plutôt que par acquisition. Dieu nous appelle à être des croyants sous l’angle de la compréhension et non de la transmission, y compris du SALAF. Seule la connaissance nous offre le moyen de se donner les outils de bien comprendre les objectifs ultimes de la religion et d’agir en harmonie avec notre foi et notre environnement.

Pour cela, et à mon humble avis, M. Kais Saied se trompe complètement en affirmant que la justice peut être, dans certains cas, incompatible avec l’égalité. Cette affirmation ne tient pas compte du caractère évolutif des principes de justice, d’égalité et d’équité. La justice suppose bien l’égalité au sens ou l’on peut établir un lien nécessaire entre justice et égalité. Elle implique toujours un rapport d’égalité, que l’on considère l’égalité stricte ou une certaine modulation pour respecter le principe d’équité. Dans le cas où la justice doit engendrer certaines formes d’inégalité, celles-ci doivent avantagées les plus vulnérables et désavantagés de la société. Assez paradoxalement, les recommandations de la Commission des Libertés Individuelles et d’Égalité (COLIBE) que M. Kais Saied rejettent sont plus cohérentes avec le Coran. M. Kais Saied semble privilégier les interprétations du SALAF, souvent incompatible avec le principe d’EL-FITRA ou du processus de décision derrière le voile d’ignorance de Rawls, plutôt que de lire et méditer le Coran comme plusieurs versets (Sourate ANNISA (Les femmes), verset 82 et bien d’autres) nous invite à le faire.  Ses critiques adressées à l'égalité se retrouvent donc toutes anéanties. L'égalité doit être le choix par défaut garanti par la loi. La possibilité de rédiger un testament offre enfin à chacun d'agir conformément à ses convictions religieuses, y compris celles qui correspondent aux interprétations du SALAF, dictées par sa conscience intime et garanties par l'article 6 de la constitution.

Sami Bibi
Maître de Conférence à la Faculté des Sciences Economiques et de Gestion de Tunis
Chercheur associé au près du Réseau International Politique Economique et Pauvreté (PEP) de l'université Laval, Québec, Canada