Opinions - 11.09.2019

Amor Chermiti: L’agriculture tunisienne face aux défis et aux perspectives d’avenir

Amor Chermiti: L’agriculture tunisienne face aux défis et aux perspectives d’avenir

Il est admis que les pays développés n’ont atteint un niveau technologique et industriel assez élevé, sans le développement de l’agriculture. De même, il est connu que la Tunisie, depuis son indépendance, s’est attelée au développement de l’agriculture, étant donné que c’est pratiquement la source principale  de revenu pour la majorité de ses citoyens, et en conséquence son important rôle économique, social et politique. D’ailleurs, et c’est la raison pour laquelle, si pour certains partis politiques, la religion est considérée un véritable fond de commerce, pour de nombreux autres partis, l’agriculture  est également considérée de la même manière, étant donné que dans leurs programmes ; elle est traitée comme secteur stratégique et est en mesure de contribuer nettement à l’essor économique du pays ; alors que le secteur n’a bénéficié d’aucune décision, depuis 2011, pour marquer son histoire ; d’où un fossé important entre ce qui est promis et est réalisé dans la réalité. En conséquence, nos agriculteurs doivent faire face, et aux défis d’aujourd’hui et de demain, mais aussi aux promesses non tenues des politiques.  

Le secteur a connu, depuis des décennies, différentes étapes qui ont marqué son histoire. Sa contribution au produit intérieur brut (PIB), qui a été plus de 20% durant les années 60 – 70 du siècle dernier, se situe aujourd’hui inférieur à 10%. A noter également que la disponibilité des produits agricoles sur le marché national peut traduire, pour certains, et notamment les politiciens, que l’agriculture tunisienne se porte bien, mais ceci ne doit pas cacher la fragilité de nos systèmes de productions. En effet, durant les périodes pluvieuses, des dégâts importants sont constatés dans de nombreuses régions (stagnation d’eau dans les champs, et en conséquence, pertes de récoltes, pertes de terres suite à l’érosion hydrique, pertes de quantités importantes des eaux de ruissellement, apparition de maladies, etc.), en plus des contraintes pour la gestion des surproductions, comme c’est le cas de cette année pour les céréales.

De même, et si au cours des années pluvieuses, les dégâts sont importants, des conséquences similaires sont également constatées en années de sécheresse ; mais d’une autre nature, et d’une autre ampleur. En effet, dans de telles conditions, les productions issues des cultures pluviales sont très réduites ; voire nulles. A titre d’exemples, les productions céréalières sont très affectées, et en conséquence, les importations des produits de base (céréales, aliments de bétail, etc.) seront de plus en plus importantes, entraînant des pertes importantes en devises. Le recours à la caisse générale des compensations est la solution engagée depuis des décennies. Les terres sont de plus en plus dégradées et le plus souvent d’une manière irréversible. D’ailleurs, il est à rappeler que la Tunisie perd annuellement de 15 à 20 mille hectares sous l’effet de l’érosion, et les travaux de conservation des sols, entamés depuis des décennies, n’ont eu que peu d’impact sur ce phénomène.

De nombreux autres constats et défis sont à signaler entravant le développement de l’agriculture lui permettant d’être plus productive, plus compétitive et plus rentable tout en préservant l’environnement et les ressources naturelles pour garantir une vie meilleure aux générations futures. Parmi, ces constats et défis, nous signalons en particulier:

L’agriculture ne doit plus être définie en tant qu’outil de production, mais plutôt à travers l’accès aux marchés

  • L’agriculture tunisienne a été perçue, depuis des décennies et jusqu’à nos jours, un outil de production ; alors que de nos jours, elle doit être définie à travers l’accès aux marchés. Ceci traduit que l’importation des produits agricoles ne doit plus être l’affaire des responsables du commerce ; et d’ailleurs, l’on se demande sur l’absence de structure s’intéressant à la gestion de la production et du commerce des produits agricoles au sein du ministère de l’agriculture? De plus, les producteurs agricoles sont souvent laissés entre les mains des intermédiaires qui bénéficient de grosses marges ; alors que les prix à la production sont le plus souvent inférieurs aux coûts de production. La conséquence de cette politique des prix est la fuite des jeunes au secteur, car peu ou pas rentable, et il n’a pas été pensé pour faire éclore une nouvelle génération de producteurs agricoles ou plutôt « d’entrepreneurs agricoles ».
  • Les prix imposés aux agriculteurs, sous prétexte de protection du consommateur, sont souvent définis par les acheteurs, et le cas le plus frappant est celui des céréales. En effet, ce sont les collecteurs des céréales qui définissent les prix, après avoir déterminé la qualité suite aux analyses effectuées par eux-mêmes. Le collecteur des céréales ou plus exactement, le commerçant, est à la foi, juge et parti ! Une telle originalité n’est établie qu’en Tunisie ! Ceci suggère l’idée de création d’une structure indépendante pour l’évaluation de la qualité des céréales, et en conséquence, déterminer leurs prix. Aussi, nous suggérons l’élaboration d’une loi dite «  agriculture et alimentation » permettant d’instaurer les marges de bénéfice, et pour le producteur, et pour le commerçant ; tout en envisageant une nouvelle réglementation des circuits de distribution. Une telle réflexion impose la mobilisation des neurones pour pondre des idées innovantes et évolutives!
  • Le financement demeure un des points faibles de l’agriculture, d’ailleurs, nous pouvons citer que le taux d’intérêt des crédits alloués par les banques, et à un nombre limité d’agriculteurs, est le plus élevé au monde. Peut-on appeler ça, qu’il s’agit d’un appui et un soutien aux agriculteurs ?

Les crises et les contraintes doivent être à l’origine de projets innovants!

  • Les braquages et les vols se multiplient dans les fermes et l’insécurité agricole est devenue une réalité concrète. Dans les pays développés, et même en voie de développement ; ce sont les crises et les contraintes qui sont à l’origine d’idées innovantes visant la création de projets innovants et, en conséquence, être à l’origine de création de postes d’emploi additionnels. L’insécurité agricole peut être à l’origine d’un projet national dont l’objectif principal est de sauver nos entreprises agricoles de ces fléaux. Encore une fois, fallait-il que les responsables du secteur aient la capacité de développer de nouvelles pensées? 
  • La main d’œuvre s’est aussi appauvrie durant ces dernières années, ce sont surtout les femmes rurales qui constituent la part importante de cette main d’œuvre qui compte plus de 400 milles individus, et de ce fait la plupart des agriculteurs sont livrés à eux mêmes, effectuant seuls ou presque leurs travaux dans des conditions difficiles et dans l’indifférence la plus totale du politique. Les conditions de travail, de transport et de rémunération de cette importante masse salariale imposent l’élaboration de décisions urgentes et efficaces ayant un impact direct sur le développement du secteur, et non la signature de conventions demeurant non applicables pour différentes raisons!
  • Des jeunes diplômés au chômage (techniciens, ingénieurs agronomes, vétérinaires, etc.) provenant de plus de 10 établissements d’enseignement supérieur agricole et de 40 centres de formation professionnelle et technique. La Tunisie, a-t-elle besoin d’un nombre si important de structures pour le développement des capacités ? La formation actuelle est-elle en mesure de répondre aux attentes et aux besoins des entreprises agricoles?

Un système national de recherche scientifique unique au monde et celui de la vulgarisation, demeure statique et inefficace!

  • Un système national de recherche agronomique, unique au monde, caractérisé par un nombre important de programmes et de structures éparpillés (instituts, centres régionaux, stations régionales de recherche, laboratoires régionaux, sous directions régionales, services régionaux, etc.), dont l’impact sur le développement agricole est de plus en plus limité, et ce malgré les nombreux acquis disponibles, depuis des décennies. A noter également que parmi les originalités tunisiennes, certains centres régionaux de recherche sont rattachés aux instituts de recherche ; alors que d’autres sont complètement indépendants de leur institut d’origine (INRAT). De même, l’on se demande, si les thématiques abordées dans les programmes de recherche actuels répondent, bel et bien, aux attentes des agriculteurs ; alors que de nombreux défis existent et qu’il faut affronter aujourd’hui et demain : changements climatiques, énergie, compétitivité, rentabilité, qualité des produits, commerce, exportation aux marchés extérieurs, comportement consommateurs, etc.
  • Tous les agriculteurs que je rencontre dans différentes régions du pays, se posent la même question : avons-nous encore un système de vulgarisation ? Une telle attitude impose aux responsables d’aujourd’hui et de demain de repenser le secteur surtout qu’il dispose d’un passé glorieux lui permettant d’être mieux projeter pour l’avenir. 
  • Les nouveaux défis liés aux systèmes de productions imposent  une approche différente de l’innovation et nous sommes convaincus que de nouveaux outils doivent être introduits pour stimuler l’innovation par le biais de processus multi-acteurs et ouvrir la voie aux innovations ascendantes, à la capitalisation de différents types de connaissances et à leurs échanges interactifs axés sur les spécificités territoriales. Une telle démarche impose un changement radical du rôle traditionnel de la vulgarisation et du système de formation et d’information qui doit coopérer avec tous les acteurs des systèmes d’innovation, du développement, de la diffusion et de la valorisation des technologies nouvelles.
  • La vulgarisation doit être réorientée vers de nouvelles compétences techniques et une attitude d’échange de connaissances pour soutenir la capacité des agriculteurs à changer et à réduire l’écart entre la science et la pratique.  

Ainsi, et devant cette multitude de défis et de contraintes, l’on se demande sur l’avenir et le devenir de l’agriculture nationale qui doit être en mesure d’assurer, aujourd’hui et demain, notre souveraineté alimentaire. L’agriculture tunisienne a besoin d’une nouvelle vision pour une meilleure projection pour l’avenir sur la base d’une lecture objective du passé et présent. Ainsi, ne fallait-il pas ramener le passé au présent ? La Tunisie a besoin d’un programme national doublement vert et d’urgence (PNVU), mettant en évidence les spécificités des régions et une complémentarité entre elles. La conception et la réalisation d’un tel programme nécessitent la contribution de toutes les compétences, loin des querelles politiques ; du fait que le ministère de l’agriculture est un département de « souveraineté » et où les décisions politiques ne doivent être prises que sur la base de propositions scientifiques et techniques. L’importance du savoir et des innovations technologiques est, sans aucun doute, le moyen le plus efficace, pour la projection du secteur pour un avenir radieux. Ceci traduit, bel et bien, l’urgence pour repenser le système national de la formation professionnelle et technique, la vulgarisation, l’enseignement supérieur et la recherche scientifique agricoles, dans la mesure où il demeure, depuis 2011, dans une situation statique et non évolutive ; alors que l’agriculture mondiale est en perpétuelles mutations et demeure le pilier fondamental de l’économie.

Dr. Amor Chermiti
Directeur de Recherche
Ex DG. INRA Tunisie & membre du conseil exécutif du FARA