News - 31.07.2019

Abdelhamid Larguèche: Béji Caïd Essebsi L’homme de la seconde chance (Album Photos)

Abdelhamid Larguèche: Béji Caïd Essebsi L’homme de la seconde chance

Elève spirituel et compagnon de Habib Bourguiba, comme il aimait à répéter, Béji Caïd Essebsi, aujourd’hui  le regretté Président défunt de la deuxième République tunisienne, constitue la dernière grande figure historique du réformisme destourien triomphant.

Revenu brusquement sur la scène à la faveur de la Révolution de janvier 2011 après une longue éclipse politique du temps de Ben Ali, Béji Caïd Essebsi, nommé Premier ministre en février 2011, a retrouvé en lui-même et chez les élites tunisiennes qu’il a pu mobiliser suffisamment de ressources pour reprendre la direction d’un pays en état d’effritement, et l’orienter avec vigueur et assurance vers l’organisation d’élections libres et démocratiques en octobre 2011.

Mais du coup, c’est Béji l’homme qui conquit le cœur  de beaucoup parmi les Tunisiens, surtout de la classe moyenne, qui a vu en lui l’homme capable de restaurer l’Etat et de rendre sa stabilité à un pays en proie à tous les débordements.

Un parcours presque exemplaire

Issu d’une famille de la bourgeoisie tunisoise du «Makhzen» husseinite, Béji fréquenta dès son jeune âge les milieux nationalistes et adhéra au Néo-Destour dès 1941, il n’avait alors que 16 ans. Sadikien de formation, il allait suivre le chemin des nouvelles élites en s’installant à Paris pour poursuivre ses études de droit à la Sorbonne, par où est passé Bourguiba quelques décennies auparavant.

Mais le hasard de l’histoire a fait que Béji rencontrât Bourguiba à Paris même où ce dernier était venu mener les dernières négociations.

Rentré à Tunis en 1952 pour exercer son métier d’avocat, il se fait  distinguer comme  le défenseur de nombreux militants nationalistes emprisonnés et jugés par les tribunaux du protectorat.

Mais vite l’indépendance acquise, Béji allait être coopté dès avril 1956 comme conseiller  auprès de Bourguiba, encore Premier ministre de Son Altesse Lamine Bey.

Ainsi commença pour ce jeune homme un long périple dans l’édification du nouvel Etat national face à tous les défis de la décolonisation. Il était là durant les moments forts : de l’Affaire de Bizerte à la gestion du problème des réfugiés algériens, à la mise en place du premier noyau de la Garde nationale et de l’Armée, en passant par les tensions et conflits internes dont la tentative de complot de 1962 qui accéléra sa nomination à la tête de la direction de la sûreté de l’Etat pour finir par être nommé ministre de l’Intérieur en juillet 1965.

Bien plus tard, le 20 mars 2015, il évoqua lors d’un discours cet épisode en affirmant que «la bataille de l’édification de l’Etat national elle-même se confondait avec la bataille du parachèvement de la souveraineté».

La compagnie du ‘’Combattant Suprême’’ n’était pas exempte de malentendus. Libre d’esprit, de culture politique réformiste libérale, Béji s’accommodait mal des dérives autoritaires et du ralentissement du développement politique. Ces critiques lui valurent le désaveu de Bourguiba et même l’éviction du PSD.

Mais il revint sur la scène à la faveur de l’ouverture politique du régime bourguibien et prit la tête des Affaires étrangères. C’est à l’international et dans la diplomatie que BCE va montrer ses talents et son sens développé de la  politique internationale. Le vote de la résolution onusienne condamnant le raid israélien de Hammam-Chott  en 1985, évitant pour la première fois le véto américain et la gestion habile du voisin turbulent Kadhafi, lui donnèrent la stature de diplomate stratège auprès du ‘’Combattant Suprême’’ et des milieux internationaux.

La destitution de Habib Bourguiba et l’avènement de Zine el-abidine ben Ali en novembre 1987 vont obliger BCE à une courte période de cohabitation qui s’avéra infructueuse. Dès 1992, BCE se retira de la vie politique pour remettre sa robe d’avocat.

Un long silence politique qui dura le temps d’une dictature, mais au cours duquel  il finira par réhabiliter une époque et un homme déchu, Habib Bourguiba. En effet, la parution de son ouvrage «Bourguiba, le bon grain et l’ivraie» constitua l’événement éditorial de l’année 2009. Un ouvrage autant autobiographique que dédié à la mémoire de Habib Bourguiba, qui rompt le silence pour rendre hommage au bâtisseur de la Tunisie contemporaine. Sa formule heureuse sur la destinée de la statue équestre de Bourguiba, lâchement déboulonnée après le coup d’Etat de novembre 1987, était annonciatrice de la fin inévitable du régime de Ben Ali et du «retour de Bourguiba».

De la Révolution à la transition démocratique, du sauveur au père protecteur

Lorsqu’éclata la révolution tunisienne auréolée de tous les noms prestigieux en janvier 2011, la classe politique de l’ancien régime, durement ébranlée et discréditée aux yeux d’une jeunesse en effervescence, retourne à BCE pour assurer la continuité de l’Etat et entamer les réformes démocratiques vivement souhaitées.

Nommé Premier ministre par son ami, le Président intérimaire Fouad Mbazaa, BCE fait usage de son don du verbe, de ses bonnes formules pour rassurer d’abord et charmer ensuite. Rassurer les Tunisiens sur l’avenir de leur Révolution : dès son premier discours de mars 2011, il annonça la tenue d’élections d’une Assemblée constituante et assura que ni lui ni son gouvernement n’allaient se présenter à de telles élections. En même temps, il mit en place l’instance supérieure de la réforme politique et de la transition démocratique, instance représentant les partis et la société civile, à vocation consultative mais qui annonça la vocation même de la Révolution tunisienne, celle d’assurer la transition d’un régime autoritaire et non démocratique à un régime de démocratie pluraliste.

La réussite de la première transition constitua la consécration de BCE, homme politique du renouveau démocratique, mais surtout comme chef charismatique rassurant et fédérateur.

La tenue des premières élections libres et démocratiques en octobre 2011 constitua un tournant dans la vie politique tunisienne, mais révéla à BCE à quel point la Tunisie risquait de s’éloigner du projet sociétal tel que façonné par l’Etat national dont il fut l’un des bâtisseurs.

En effet, la victoire électorale du parti Ennahdha, l’écroulement du RCD, ancien PSD, et l’émiettement du paysage politique tunisien, incitèrent BCE à reprendre le chemin de la politique. Le 26 janvier 2012, dans une déclaration devenue célèbre, il appela les forces politiques et intellectuelles nationales à «se rassembler autour d’une alternative à même de consolider l’équilibre politique et de garantir l’alternance pacifique du pouvoir».

Une nouvelle épopée s’annonçait et qui va le mener à fonder une nouvelle formation politique,  Nida Tounès (l’Appel de la Tunisie) en juin 2016 et devenir le chef de l’opposition au gouvernement dirigé par le parti islamiste Ennahdha.

Le franc succès de la nouvelle formation politique, fondée sur les idées de redonner au pays un équilibre politique, d’assurer les conditions de l’alternance au pouvoir et de renouer avec les principes de l’Etat civil et de l’héritage réformiste et bourguibien a redonné l’espoir à de larges franges de la société tunisienne de retrouver la Tunisie d’antan prospère, stable et ouverte.
Mais Béji incarnait avant tout pour le Tunisien ordinaire, comme pour l’intellectuel et le bourgeois, l’homme qui a pu relever le défi en réactivant, non sans quelque nostalgie, les ressources du patriotisme tunisien et des fastes de l’Etat bourguibien.

La campagne électorale, durement menée sur le terrain comme sur les plateaux de télévision, a révélé aux Tunisiens un homme plein d’énergie, combatif et ferme, mais conciliant et fédérateur.

La nouvelle philosophie politique de l’homme, longuement développée lors de ses discours avant et après son élection à la tête de l’Etat en décembre 2014, se déclinait en pragmatisme réformiste et principes politiques démocratiques sur fond de libéralisme social.

L’expérience de la transition démocratique en Tunisie dont il a été le principal artisan est inédite à plus d’un égard et a permis de dégager un lexique politique nouveau dont seul Béji tient les secrets.

De la démocratie consensuelle et ses vertus pacificatrices au vivre-ensemble et à la gouvernance en partenariat dans la diversité et la différence, en passant par la modernité dans le respect de la bonne tradition, Béji Caïd Essebsi, assuré du soutien d’une bonne partie du peuple et de la sympathie de l’opinion internationale, cache peut-être l’intime conviction que l’Islam politique peut se dissoudre dans le creuset des valeurs nationales et des principes d’une démocratie civile et respectueuse de ses ancrages culturels.

Mais il n’est pas sans savoir - et il le répète souvent - que la démocratie a besoin d’un Etat de droit fort et prestigieux, d’une économie dynamique à même de combattre la pauvreté et la marginalité de régions entières, pour pouvoir prospérer et durer.

Par beaucoup d’aspects, personnels et intellectuels, Béji Caïd Essebsi est un Bourguiba.

Tous deux, hommes charismatiques, passionnés des grands défis, puisant leur vision du monde aux sources du nationalisme et du réformisme destourien, relevant chacun à son époque les défis de son temps. Le premier, ceux de la décolonisation et du sous-développement, le second ceux des fractures politiques, idéologiques et sociales d’une société divisée et en proie au terrorisme dans un contexte régional.

C’est là un défi encore actuel pour tous les Tunisiens. Le prix Nobel de la paix accordé au quartet du Dialogue national tunisien doit beaucoup à la sagesse politique de BCE et a laissé espérer pour un temps que le monde sera aux côtés de la Tunisie pour faire émerger et prospérer la première démocratie pluraliste du monde arabe.

En un seul mandat de cinq ans, mais inachevé par la force du destin, Béji a beaucoup fait pour réactiver les ressources d’un nationalisme progressiste et moderne, mais nous vivons avec son départ précipité toujours sur un goût  d’inachevé

Abdelhamid Larguèche
Historien

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