Opinions - 19.06.2019

Hatem Kotrane - La Tunisie sans loi ? : A propos du projet de loi organique portant amendement de la loi électorale

Hatem Kotrane - La Tunisie sans loi ? : A propos du projet de loi organique portant amendement de la loi électorale

La Tunisie est-elle devenue à ce point un pays sans loi, sans constitution, sans morale et sans vision de l’avenir?

L’interrogation est légitime à la lumière du projet de loi organique portant amendement de la loi organique du 26 mai 2014, relative aux élections et référendums, proposé par le gouvernement, et qui vient d’être adopté ce jeudi 18 juin par l’Assemblée des Représentants du Peuple par 128 voix, 30 contre et 14 abstentions.

On passera sous silence l’amendementportant exigence pour les candidats aux élections législatives de présenter un bulletin n°3 vierge, qui pourrait trouver appui  sur les dispositions de l’article 53 de la Constitution selon lequel est éligible tout électeur de nationalité tunisienne depuis dix ans au moins, âgé d’au moins vingt-trois ans révolus au jour de la présentation de sa candidature et «…ne faisant l’objet d’aucune mesure d’interdiction prévue par la loi», ce qui peut à la limite autoriser que des mesures d’interdiction soient rajoutées par la loi électorale, dans le respect des règles définies par la Constitution.
La situation est, toutefois, différente pour les candidats aux élections présidentielles tenus, par ledit projet de loi organique ainsi adopté par l’Assemblée des Représentants du Peuple, de présenter un bulletin n°3 vierge, un quitus fiscal et la déclaration sur le patrimoine de l'année précédant la candidature. Autant de conditions et de documents nouveaux qui, outre leur singularité liée au fait qu’ils ne sont pas curieusement exigésdes candidats aux élections législatives, semblent bien contredire les dispositions de l’article 74 de la Constitution proclamant le droit à la candidature au poste de Président de la République pour tout électrice ou électeur tunisien âgé, au jour du dépôt de sa candidature, de 35 ans au minimum, parrainé par des membres de l’Assemblée des Représentants du Peuple, des Présidents des Conseils des collectivités locales élues ou des électeurs inscrits, conformément à la loi électorale, sans autre condition sauf l’exigence, s’il est titulaire d’une autre nationalité que la nationalité tunisienne, de présenter, dans son dossier de candidature, un engagement d’abandon de son autre nationalité au moment de sa proclamation Président de la République.Toutes les autres conditions restrictives ainsi rajoutées par le projet de loi organiques’avèrent-elles alors, à coup sûr, anticonstitutionnelles en apportant des restrictions non autorisées par la Constitution.

Mais les difficultés les plus décriées tiennent sans doute aux amendements introduits par le projet de loi organique ainsi adopté portanttour à tour:

  • rejet des candidatures et l'annulation des résultats de ceux qui ont commis ou tiré profit d'actes illicites pour les partis politiques ainsi que de la publicité politique au cours de l'année qui a précédé les élections législatives et présidentielles ;
  • rejet des candidatures de ceux qui tiennent un discours qui ne respecte pas le régime démocratique, les principes de la constitution et incite à la violence, la discrimination et la haine entre les citoyens ou fait l'apologie des violations des droits de l'homme.

Réforme sibylline, anticonstitutionnellepar excellence qui confère à la loi électorale un effet rétroactif contraire au principe de non-rétroactivité des lois nouvelles qui, certes, n’est retenu que pour les lois pénales par l’article 28 de la Constitution mais dont la portée est reconnue comme étant plus large et couvre, également, les lois portant restriction à l’exercice des droits.

Mais la réforme introduite le dernier projet de loi organique portant amendement de la loi électorale contredit, en même temps, un des caractères généraux à toute règle de droit, à savoir son caractère général, que les étudiants en droit arrivent à maitriser dès la première année des études en droit. On leur enseigne, pour signifier la même chose, que la règle de droit est abstraite ou encore impersonnelle. On entend par là que la règle de droit est une disposition qui, par essence, ne vise pas tant les personnes en elles-mêmes que les situations juridiques dans lesquelles ces personnes peuvent se trouver. Par ce même caractère, la règle de droit s’oppose aux mesures individuelles prises par les autorités étatiques et visant une ou plusieurs personnes déterminées (Cf., par exemple, Hatem KOTRANE, Introduction à l’étude du droit, CERP, Tunis 1994, page 17).

Or, comment ne pas voir dans les conditions ainsi rajoutées par le projet de loi organique portant amendement de la loi électorale, une mesure qui, par-delà les motivations générales présentées à son appui, dissimule mal sa finalité intrinsèque qui en constitue le sens (ou non-sens) profond : empêcher des personnes bien connues de tirer profit du système électoral défini par la Constitution et la loi électorale.
Au total, le projet de réforme de la loi électorale, se voulant projet de loi organique et présenté comme une réaction aux formes diverses de « fraude à la loi », s’avère projet de loi creuse et confuse, participant lui-même d’une forme de « fraude aux lois de la République », celle consistant, comme dans le cas de l’espèce, à utiliser les possibilités de réformes législatives ouvertes par la Constitution au Gouvernement et à l’Assemblée des Représentants du Peuple contre leur finalité intrinsèque qui, seule, les légitime, au point de se transformer en autant demanœuvresen apparence régulières et licites, mais substantiellement contraires à la Constitution, à l’ordre public.

Comment en est-on arrivé à une telle situation où les principaux acteurs de la vie politique et les institutions constitutionnelles chargées de la mise en œuvre des lois de la République mènent directement des manœuvres politiques visant, en définitive, à affaiblir la République et à en provoquer la déstabilisation dans des conditions qui échappent, en grande partie, aux mécanismes définis par la Constitution.

Mettre fin au travers de la deuxième République!

Comment pallier à cette situation où le gouvernement et les membres de l’ARP en arrivent aussi ouvertement à tourner le dos à la Constitution dont ilssont symboliquement, avec le Président de la République, les gardiens pour aller vers un régime politique quelconque, voire une époque nouvellequi inaugure les chrysanthèmes, la fin de la République?

Appel au Président de la République

Puissions-nous faire un appel, dans ces conditions, pour que le projet de loi soit soumis, dans le délai de 7 jours, à un contrôle de sa constitutionnalité dans les conditions définies par l’article 120 de la Constitution autorisant le Président de la République, le Chef du Gouvernement ou trente membres de l’Assemblée des Représentants du Peuple de présenter une demande en ce sens à la Cour Constitutionnelle, en l’occurrence, l’Instance provisoire chargée du contrôle de la constitutionnalité des projets de loi (IPCCPL).

De même, le Président de la République pourra-t-il utiliser, souhaitons-le, les possibilités de renvoi du projet de loi en vue de son amendement par l’ARP dans les conditions définies par l’article 81 de la Constitution. Il pourra, même, décider de soumettre au référendum ledit projet de loi dans les conditions définies par l’article 82 de la Constitution dès lors qu’il affecte directement l’un des «Droits de l’Homme et libertés», à savoir «Les droits d’élection, de vote et de se porter candidat», tels qu’ils sont garantis par l’article 34, inséré au Chapitre II de la Constitution.

Car les Tunisiens n’accepteront plus

De voir leurpays sombrer dans les ténèbres avec l'aval des principales instances de l’Etat dont l’histoire retiendra probablement, de leurs initiatives, qu’elles n’auront finalement servi ni la République ni les valeurs proclamées par la Constitution;

De l’attitude de bon nombre d’acteurs politiques et de figures indignes de la confiance, qui donnent un exemple, jour après jour, de ce que la malhonnêteté et l’indécence peuvent faire de pire à la politique et dont le comportement,face aux risques majeurs qui guettent le pays, leur vaudraprobablement,aux prochaines échéances électorales, solde de tout compte;

De l’impact, surtout, de tant d’incertitudes sur la jeunesse de ce pays qui continue à être abusée par tant de figures qui ne constituent pas précisément un exemple!

Puisse le peuple tunisien se réveiller et faire entendre, avec sagesse, sa propre voix

Pour faire cesser ces manœuvres politiciennes aussi subalternes que chèrement payées ;
Pour reprendre, enfin, l’initiative de son destin et donner un exemple de ce qu’un peuple peut faire de mieux pour défendre, dans l’unité, ses aspirations à la liberté, au développement et à la dignité.

Pour permettre à la jeunesse tunisienne de réinscrire éternellement la Tunisie dans sa confiance!


Hatem Kotrane
Professeur à la Faculté des Sciences juridiques, politiques et sociales de Tunis

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