Opinions - 12.06.2019

Hella Ben Youssef: Les jeunes et la politique

Hella Ben Youssef: Les jeunes et la politique

A la veille d’une nouvelle séquence d’élections législatives et présidentielles, un sujet particulièrement intéressant mais complexe attire mon attention. La thématique des jeunes et la politique mérite mieux que l’exaltation démagogique de ses mérites, de vanter sans aucun scrupules ses qualités de dynamisme de disponibilité. Exhorter cette jeunesse à prendre toute sa place dans le processus de transformation de la société tunisienne est un vœu pieux si l’on veut bien tenir compte, un tant soit peu du discrédit quasi généralisé de la classe politique.

Jeune au pluriel mais politique au singulier, ne me parait pas la bonne manière d’aborder le sujet, du moins à ce stade. En effet être engagé ou participé à des actions collectives c’est déjà faire de la politique, même s’il convient de distinguer engagement politique citoyen et engagement politique partisan. On pourrait rajouter que ne rien faire est aussi faire de la politique. Jeunes au pluriel car de fait leurs aspirations et leurs attentes sont diverses. Il y a peu de choses en commun entre des jeunes diplômés des régions défavorisées qui désespèrent de trouver un emploi digne et stable et les jeunes issues des grandes écoles à l’avenir professionnel et social prometteur. Ce qu’ils ont néanmoins en commun est un désir d’intégration à la société et de reconnaissance sociale. La diversité des espoirs comme des aspirations ne se réduit bien évidemment pas au seul devenir professionnel. Certains trop peu nombreux s’engagent dans des actions associatives et citoyennes à vocation locale ou nationale, une infime minorité franchit le pas et s’engage plus directement dans la vie syndicale et politique.

Si ce désintérêt et ce détachement pour la chose politique étaient dus à la chape de plombd’un régime autoritaire qui bâillonnait toute expression et toute initiative, tout portait à croire qu’avec le renouveau démocratique les jeunes seraient conduits à se manifester plus largement et sous diverses formes. Il n’en rien été. Pire même le désaveu semble avoir atteint un paroxysme si l’on en juge par le niveau record d’abstention enregistré dans cette catégorie de la population. Une désaffection qui s’explique par des évidences mais qui méritent tout de même d’être rappelées:

Trop de partis, sans véritable démocratie interne ni véritable participation des adhérents à la prise de décision. Un trait qui est très largement répandu quelle que soit la sensibilité. Trop de partis formés autour de deux à trois figures connues mais sans consistance idéologique ni expérience historique suffisante. Trop de partis qui se contentent de reprendre le récit national et revivifier des slogans du mouvement national, mais aujourd’hui désuets, caducs et inaudibles. Les temps ont changé!

Trop de combinaisons, d’arrangements et d’accommodements de nombreux partis dont les membres deviennent de vrais nomades opportunistes en fonction de leurs intérêts immédiats. Trop de promesses non tenues, trop de compromissions, trop de renoncements. Trop d’alliances contrenatures, trop de revirements incompréhensibles, trop de mauvaise foi qui saute aux yeux…La liste est bien plus longue!
De toute évidence les jeunes sans doute plus que leurs ainés exècrent les jeux politiciens, ses mœurs dissolues ; où la parole donnée ne vaut rien, où la perfidie, la trahison tiennent lieu de «valeurs».
Au cours de ces huit dernières années, les jeunes ont bien tenté de faire entendre leur voix et faire valoir leurs droits. Rien n’y a fait ! Les coalitionsà géométrie variable de partis n’ont jamais avancé le moindre projet global en réponse aux besoins de cette jeunesse, pas même quelques mesures d’attente.

La politique menée par ces gouvernements a peu varié au fil du temps. Toutes les politiques publiques ont consisté à gérer le quotidien sans véritablement enclencher et conduire les changements nécessaires. Prenons le seul exemple de la politique de l’emploi. Une politique en réalité démissionnaire et renonciatrice. Rien n’a été fait dans le domaine de la création d’emplois, ni non plus dans la formation professionnelle qualifiante. Le sous-emploi et le chômage continuent à battre des records et la formation professionnelle totalement désertée faute de véritables débouchés. Que dire de ces milliers de jeunes qui ne désirent que quitter le pays coute que coute, ou encore ces jeunes professionnels aguerris qui veulent exercer leur activité dans des conditions plus acceptables que celles déplorables qui leur sont proposées. Une véritable fuite des cerveaux et de forces vives. Les ministres successifs en charge n’ont pour toute réponse cyniqueque l’emploi ne dépend pas de l’action de l’Etat mais de l’investissement privé, et que les jeunes doivent se responsabiliser et créer leur propre emploi. On croit rêver!!

A l’exception d’une frange éduquée mais réduite à l’avenir rassurant, la jeunesse est en désespérance.Nombreux aussi sont ceux qui, pour de multiples raisons, quittent prématurément l’institution scolaire pour aller subvenir à leurs besoins et à ceux de leurs proches dans l’économie de la débrouille du secteur informel, des petits boulots payés à la tâche, des activités saisonnières sans avenir, quand ce n’est pas dans les activités illégales de contrebande.A toutes ces tragiques épreuves que traversent les différents segments de notre jeunesse, les élites dirigeantesn’opposent qu’indifférence gênée et des suggestions sans consistance. A ce vide sidéral teinté de cynisme culpabilisant il faut opposer une réelle politique de l’emploi. Celle pourrait déjà commencer par renouer avec une formation professionnelle plus qualifiante, et non plus voie de garage comme le martèlent à juste raison ces jeunes. Le pays manque cruellement de techniciens et d’artisans professionnels. De très nombreux métiers sont désertés car entachés de préjugés sociaux, d’autres sont en train de naitre (biotechnologies, énergies vertes, etc…)

Il est vrai qu’une réduction durable du chômage passe par une nouvelle et plus volontariste politique économique et industrielle, ce qui ne semble pas être le crédo des élites actuelles trop engluées dans une conception néo-libérale du développement réduite au seul «laissez faire de l’initiative privée».

Dans l’immédiat, le gouvernement devrait saisir l’occasion en s’efforçant d’obtenirun élargissement de l’accord d’association avec l’Union Européenne qui puisse inclure un volet conséquent en matière de formation professionnelle ainsi que l’obtention dela participation de nos diplômés au programme Erasmus ou encore au possible accès à des écoles spécialisées (post bac professionnel).

Plus près de nous,et s’agissant des tunisiens résidents à l’étranger, nombreux sont ces jeunes qui souhaitent créer une activité au sein de leur communauté d’origine. Une réorientation de l’API qui aujourd’hui ne s’intéresse qu’aux grands projets est indispensable. L’API devrait pouvoir accompagner ces jeunes prometteurs et jouer le rôle d’intermédiation avec les institutions locales.

En dépit de l’accaparement de «la chose politique» par les formations politiques bien établies, nombreux sont aussi des jeunes qui ont réussi à forcer la porte et à occuper de nouveaux espaces. De nombreuses activités sont en voie de rajeunissement rapide(journalisme, médias, culture), mais dont il faut assurer la professionnalisation et la viabilité économique. Le budget de la culture, parent pauvre de l’action publique doit impérativement doubler voire tripler dans les meilleurs délais. De nombreux artistes peintres, troupes musicales et théâtrales, ne peuvent espérer se déployer et disposer d’une réelle audience que si les moyens du ministère les accompagnent localement mais aussi à l’étranger.

Ce survol rapide des questions multiples qui assaillent notre jeunesse méritent mieux que cette quasi-indifférence certes embarrassée des élites au pouvoir. A vrai dire, elles ne semblent pas avoir pris la mesure réelle de l’urgence. Gare au retour de flamme et à de possibles explosions sociales !!!

Pour l’heure, rien ne laisse présager une prise de conscience. Les formations politiques dominantes cherchent juste à conquérir le pouvoir sans la moindre perspective d’avenir ni le moindre et crédible programme pour la mandature à venir.Pathétique ce «Césarisme» de l’homme providentiel, Dramatique cette nostalgie du passé et de son prétendu «âge d’or».

Nul besoin donc de forcer le trait pour comprendre que cette jeunesse ne s’y retrouve pas. Il faut donc s’attendre à une abstention massive de sa part, signe de son désaveu, même si cela n’est pas la bonne réponse. De fait la séquence post élections et la formation d’une nouvelle coalition au pouvoir,risque de s’ouvrir sur une période de troubles sociaux possiblement plus accentués et débouchant au final sur une prolongation du marasme et le non redressement de l’économie du pays!

Prenez-garde : Si vous n’allez pas à la rencontre de la jeunesse, la jeunesse viendra à vous!

Hella Ben Youssef
Vice-présidenteEttakatol
Vice-Présidente de l’Internationale Socialiste des Femmes