News - 16.05.2019

Houcine Jaïdi: Nos musées pourraient mieux faire pour l’éducation au patrimoine

Houcine Jaïdi: Nos musées pourraient mieux faire pour l’éducation au patrimoine

Depuis 1977, le Conseil International des Musées (ICOM), organisme spécialisé de l’UNESCO, invite, chaque 18 mai, à la célébration de la Journée internationale des Musées (JIM). Pour la session 2019, le thème choisi est ‘’Les musées, plateformes culturelles: l’avenir de la tradition’’.

Ignorée, en tant que telle, par les organismes officiels en charge du patrimoine ainsi que par l’invisible et inaudible ICOM-Tunisie, cette journée devrait, pourtant, interpeller les décideurs tunisiens pour plus d’une raison. En tête des priorités, figure le rôle qui devrait être assigné aux  musées en matière d’éducation au patrimoine, à commencer par la lutte contre l’obscurantisme qui, décliné jusqu’au terrorisme le plus aveugle, gangrène la Tunisie post révolutionnaire.

Nul doute que, quand il frappe les innocents, le terrorisme requiert, dans l’immédiat, un traitement sécuritaire destiné à sécuriser les lieux et les personnes, poursuivre les coupables et démasquer les réseaux criminels. Mais il est évident que cette riposte nécessaire n’est jamais capable, à elle seule, d’éradiquer le mal. Pour saper les bases doctrinales du fléau, tarir ses sources de recrutement et de financement, une action multiforme doit être conçue et engagée pour le moyen et le long terme. A ce niveau, le système éducatif et la sphère culturelle sont investis d’une mission capitale dans laquelle les musées ont un rôle irremplaçable.

Les musées et la culture de la tolérance

A travers une présentation adéquate du patrimoine archéologique, historique et artistique ainsi que des traditions populaires, dans les musées, les visiteurs de tous âges se rendront compte de la diversité et de l’originalité qui marquent la longue histoire de leur pays. Ainsi, la succession des ethnies, des religions et des langues deviendrait compréhensible à travers les différentes strates du passé et leurs  marques plus ou moins visibles.

 

La compréhension du passé facilite son appropriation globale sans discrimination et pousse à la sauvegarde de la totalité de ses témoignages. D’ordinaire, on n’aime que ce qu’on comprend et on ne protège que ce qu’on aime. Un citoyen qui ne saisit pas ce qui est présenté dans un musée, ce que comprend un site archéologique, les composantes d’une zaouia ou d’une synagogue ne se sent pas concerné et peut même être conduit à attaquer ce patrimoine par ignorance ou suite à une manipulation. En revanche, la bonne réception de toutes les composantes du patrimoine de son pays l’emmène, naturellement, à les respecter et à respecter le patrimoine des autres pays. Ainsi, la tolérance développée, grâce à l’éducation au patrimoine, assure, outre la sauvegarde du patrimoine, une meilleure connaissance de soi et de l’Autre. Il y a donc grand intérêt à réussir la présentation du patrimoine (qui ne se réduit pas à l’enseignement de l’histoire), dans le cadre scolaire et extrascolaire, en tant que champ du savoir favorisant la culture de la tolérance.

Les musées et le développement de l’altruisme

L’intérêt accordé, à travers les musées, au patrimoine culturel développe l’attachement à de hautes valeurs morales détachées de tout intérêt matériel. On ne visite pas un musée, un site archéologique, une mosquée ou un musée d’arts et de traditions populaires comme on va s’entraîner dans un club de football. Dans la deuxième démarche, est visé, généralement, le désir de briller et de faire carrière dans un sport lucratif; dans la première, on est porté par l’attachement au beau, au spirituel et au savoir-faire ancestral. Dans des actions initiées dans un musée ou menées  en vue de sauvegarder et de valoriser le patrimoine, les citoyens jeunes et moins jeunes peuvent être motivés pour soutenir les efforts d’un quartier, d’une ville ou d’une région. Cela peut se faire au moyen d’un don d’argent, l’exécution de travaux manuels ou un travail de sensibilisation. De telles actions peuvent même être engagées en faveur d’un pays tiers. Ainsi, des pétitions peuvent être signées à l’échelle mondiale pour défendre un musée, un site archéologique ou  monument historique en péril. A travers ces engagements, se dégage l’attachement désintéressé mais combien bénéfique aux biens culturels qui se déclinent du local jusqu’à l’universel en passant par le régional et le national. De ce fait, l’éducation au patrimoine mérite pleinement d’être considérée comme un champ de déploiement privilégié de l’altruisme et du don de soi, une école de la citoyenneté et une voie vers l’universel, valeurs qui se situent aux antipodes de l’obscurantisme et du terrorisme.

Notre développement a plus que jamais besoin de notre patrimoine

Le désintéressement avec lequel on s’attache au patrimoine culturel ne signifie pas que ce dernier est dépourvu de toute dimension économique et sociale. Tout au contraire, de très nombreux exemples montrent, de par le monde, combien le patrimoine culturel, bien géré dans le cadre d’un développement durable, social et responsable, peut-être une grande source de richesse matérielle. A ce propos, il ne serait pas inutile de rappeler qu’en France, qui est le pays le plus visité au monde, le musée du Louvre a dépassé, en 2018, la barre des dix millions de visiteurs (il y en avait moitié moins, il y a une vingtaine d’années), soit presque trois millions de plus que la Tour Eiffel, si emblématique de la ville de Paris. Des chiffres comparables ont été enregistrés, au cours de la même année par le Musée national de Chine et le Métropolitan Museum of Art de New York. Dans les trois cas, les recettes se chiffrent à plusieurs centaines de millions d’euros ou de dollars. 
De nombreux pays, ont réussi, depuis longtemps, à faire du tourisme culturel un levier essentiel du développement local, régional et national. Cela se remarque à travers la part de ce tourisme dans leur PIB. Les très nombreux postes d’emplois générés par ce développement ne sont pas seulement ceux qui sont connus depuis longtemps dans l’hôtellerie, la restauration, le transport et le gardiennage. Il s’agit, de plus en plus, d’emplois demandant de hautes qualifications fortement appuyées sur les nouvelles technologies. Cela va des techniques pointues utilisées dans la restauration des monuments et des objets culturels à l’architecture fonctionnelle des centres d’interprétation, à l’infographie, à la reproduction des objets, à l’éclairage artistique dans les expositions et dans les spectacles de plein air, aux applications informatiques conçues pour les bornes interactives et les smartphones. En 2008, déjà, une étude réalisée par la CNUCED (Conférence des Nations-Unies pour le Commerce et le Développement) n’a-t-elle pas conclu que «les activités culturelles deviennent l’un des principaux ressorts de la croissance, quel que soit le pays considéré»?

Au vu des innombrables applications que permet une saine politique économique du patrimoine, se dégagent de vraies chances de développement qui sont de nature à éloigner la jeunesse tunisienne, souvent instruite mais peu cultivée et désœuvrée, des griffes des laveurs de cerveaux et des recruteurs au profit du terrorisme. La mise en valeur du patrimoine culturel, dans les musées, entre autres cadres, se révèle comme un important gisement d’emplois qui peut faire rêver les jeunes et les motiver.

En somme, le patrimoine culturel qui fait d’habitude penser au passé et à la tradition est en fait un vaste champ dans lequel se dessine l’avenir des individus et du pays. Il contribue, de différentes manières, à contrecarrer l’endoctrinement et les tentations du terrorisme basés essentiellement sur l’ignorance et la précarité.

A quand, chez nous, les musées du XXIe siècle?

Prospectant l’avenir de la tradition muséographique, le thème de la JIM 2019 nous rappelle la triste réalité de la plupart de nos musées. Le site de Carthage dont les deux musées sont fermés et le musée National du Bardo, vaisseau amiral de nos établissements muséaux aux allures d’une œuvre inachevée, sept ans après l’inauguration de son extension-rénovation, témoignent du laisser-aller qui règne au plus haut niveau.

A cette triste réalité s’ajoutent les nombreux musées fermés au public pour une raison ou une autre tels que le Musée de la céramique (islamique) de Sidi Kacem Jelizi, le Musée de Sidi Boukhrissan consacré aux stèles funéraires de la Médina de Tunis et de ses faubourgs, le Musée de la médecine, le Musée de la Poste, du Télégraphe et du Téléphone. D’autres musées tel que le Musée des Finances relevant du ministère des Finances (qui n’est pas à confondre avec l’excellent Musée de la monnaie relevant de la Banque centrale) végètent et semblent être gérés par leur administration de tutelle  plutôt comme un fardeau.

Tout laisse croire que la descente aux enfers est loin d’être terminée. En témoigne ce qui vient de se passer ou ce qui se passe dans des sites archéologiques prestigieux. A Haïdra, après plus d’un siècle de fouilles archéologiques fructueuses, un musée a été inauguré, il y a un an, dans  le hangar de la douane datant de l’époque du Protectorat français ; à Oudhna, les fouilles et les restaurations qui ont repris, à grande échelle, depuis une trentaine d’années, seront prochainement couronnées par un ‘’Centre de présentation’’ aux allures d’un hangar industriel qui s’annonce déjà comme une vraie plaie dans le paysage archéologique et naturel.
L’absence quasi totale, dans nos musées, des nouvelles technologies de la médiation, les rarissimes manifestations de leurs services éducatifs, l’inexistence des expositions temporaires (mises à part celles qui nous viennent, épisodiquement, de l’étranger), la rareté et la médiocrité des produits dérivés n’aident certainement pas au développement d’une quelconque éducation au patrimoine. Pour le Mois du Patrimoine 2019, les autorités de tutelle ont choisi un thème pompeux: ‘’La valorisation du patrimoine culturel et le développement du tourisme culturel à travers les industries créatives numériques’’. Les amis des musées tunisiens y trouveront plutôt un vœu pieux qu’une réalité tangible.

Parmi les maux qui rongent nos musées, il y a l’absence totale d’autonomie, l’interférence des pouvoirs dans leur enceinte et surtout l’immense problème des ressources humaines. Alors que, sous d’autres cieux, les conservateurs des musées suivent une formation spécialisée des plus rigoureuses, les autorités de tutelle confient nos musées, à des chercheurs spécialisés dans des domaines tout autres que celui des musées et qui, souvent, supervisent leurs établissements à distance.
Au cours des dernières années, quelques rayons de lumières ont éclairé les ténèbres de nos musées. Au musée de Sousse, le programme éducatif ‘’L’expérience de lecture’’ a intéressé, en 2015 et 2016, plusieurs centaines élèves de la région, inscrits en classes de 5e et 6e années de l’Enseignement de Base. Une expérience de plus grande envergure a été initiée, à partir de l’année 2017, par la Fondation Kamel Lazaar (KLF) qui a œuvré en collaboration avec le ministère des Affaires culturelles et le ministère de l’Education et avec un soutien de la Communauté européenne. Ce projet appelé ‘’Découvrons la Tunisie avec Safir’’ a pour socle  la publication d’une série d’ouvrages dont la première livraison, parue en novembre 2017, a pour titre ‘’Les mystères des mosaïques du Bardo’’. Appuyé, à ses débuts, sur le programme d’histoire de la 5e année de l’Enseignement de Base, le projet comprend aussi des visites et des activités dans les musées et sur les sites archéologiques. Le beau succès qu’il a enregistré jusqu’ici montre l’efficacité de l’initiative du secteur privé. Mais l’hirondelle qui annonce le printemps peut-elle le faire à elle seule?

La persévérance des établissements en charge du patrimoine à détourner les musées de leur vocation première en matière d’animation est réellement inquiétante. En cette 28e session du Mois du patrimoine, l’Institut national du Patrimoine (INP) qui a plus de 60 ans et  l’Agence de Mise en Valeur du Patrimoine et de Promotion culturelle (AMVPPC), créée il y a plus de 30 ans, organisent la 3e Session des ‘’Nuits du Musée national du Bardo’’. Il ne s’agit pas de visites nocturnes du Musée, comme cela se fait sous d’autres cieux, mais de soirées musicales comme celles qui sont organisées, en ce mois de Ramadan, dans … les hôtels et les restaurants.
En ce 18 mai qui est la date de la clôture du ‘’Mois du Patrimoine’’, les responsables de tous niveaux qui sont en charge des musées tunisiens, devraient méditer sur le thème de la JIM 2019 et se poser d’abord la question de savoir si nos musées méritent d’être considérés comme de véritables ‘’plateformes culturelles’’? Une saine évaluation de la situation devrait les inciter à réfléchir, sans tarder, à opter pour un nouveau logiciel de gestion des établissements muséaux, qui préserverait leur dignité, respecterait leur histoire et les installerait dans leur vrai rôle sociétal.

Houcine Jaïdi

Professeur à l’université de Tunis