Opinions - 07.05.2019

Lotfi Aïssa - La Tunisie postrévolutionnaire: Constitutionalisme, autoritarisme et idéologie réformiste

Lotfi Aïssa - La Tunisie postrévolutionnaire: Constitutionalisme, autoritarisme et idéologie réformiste

Il n’est pas facile pour les Tunisiens que nous-sommes et après le bouleversement radical des normes régissant la vie politique, faisant suite à une révolution dont l’objectif fut de recouvrer la dignité, de formuler avec force précision les spécificités du paysage politique dans lequel nous vivons. Plus de 8 ans nous séparent aujourd’hui de cet événement dont l’une des conséquences, croyons-nous, fut le clivage de la société, et au-delà de la mosaïque politique enregistrée au cours des premiers mois, en deux mouvances distinctes inscrites l’une et l’autre dans le paysage social et culturel tunisien et défendant depuis le siècle dernier deux modèles de société : l’un trouvant refuge dans une occidentalisation émancipatrice, l’autre fait de l’ancrage arabo-musulman de la Tunisie son cheval de bataille. D’aucuns savent l’importance que requiert la reformulation permanente des deux notions de modernité et de tradition dans l’héritage culturel et politique tunisien, même si cet héritage est en phase de vivre en ce moment une situation sans précédent débordant sur l’étroitesse du contexte local, pour faire prendre au pays un rendez-vous avec l’histoire.

Constitutionalisme et quête des libertés individuelles 

Sommes-nous devant un nouveau palier caractérisé par une revendication politique hissant la liberté citoyenne au rang d’une valeur phare ? Aussi ambitieux qu’il puisse nous paraître, un tel idéal n’a pas cessé de remodeler les mentalités collectives tunisiennes depuis l’apparition de la première constitution au cours de la deuxième moitié du XIX e siècle jusqu'à la promulgation de la constitution de 1959 faisant suite à la décolonisation puis à l’instauration de la première république, avant celle conséquente à la transition démocratique promulguée le 27 janvier 2014.

Il n’en demeure pas moins que la nouvelle conjoncture politique exige un rééquilibrage de pratiques politiques permettant l’ouverture sur un autre modèle de penser, réfutant toutes formes de légitimité politique en dehors du respect des lois garantissant les libertés individuelles. Cependant, si la scène politique tunisienne ne recèle aujourd’hui aucune figure politique de proue, compte tenu du nivellement par le bas qu’elle n’a pas cessé de subir depuis des décades, il n’est nullement non advenu d’émettre des doutes quant à une prise en charge de ces nouvelles pratiques voire même à leurs ancrages dans le paysage politique tunisien. Cependant de telles suspicions ne peuvent résister devant le bouleversement engendré par le fait révolutionnaire et toutes les réactions régionales et internationales qu’il a pu susciter. Si nous sommes sûrs d’une chose, c’est de la présence d’un sentiment de désaffection collective exprimant une profonde rupture avec l’autoritarisme étatique d’antan, et de sa propension démesurée à priver les gouvernés de jouir pleinement de leurs libertés individuelles. Une telle réaction citoyenne, restée au demeurant et pour très longtemps dans le giron exclusif des sociétés occidentales, s’est vue appeler à essaimer vers d’autres latitudes pour y être revendiquée par des populations dont les institutions étatiques ont historiquement fait corps avec un autoritarisme suranné, et où le recours à la force a constamment représenté la seule alternative pour se hisser au-devant de la scène politique. C’est peut-être pour cette raison que nous trouvons actuellement beaucoup de difficultés à redéfinir avec exactitude le sens que requiert la légitimité politique dans l’espace arabo-musulman. Cette situation rejoint dans un sens, et si nous réfléchissons bien, le contexte des sociétés européennes rompant au XVIII e siècle avec l’absolutisme, ou faisant front tout au long de la deuxième moitié du siècle dernier contre le totalitarisme de gauche comme de droite.

Autoritarisme politique et pesanteurs Makhzeniennes

Le territoire tunisien, qui n’a pas posé depuis ses premières représentations cartographiques en 1857 de problème particulier, a constamment représenté un élément fondamental dans le processus d’authentification d’une identité nationale propre aux tunisiens. L’exploration d’une telle identité, nous révèle des spécificités physiques et un héritage humain portant sur une histoire du peuplement, révélant la succession de différentes ethnies et de multiples civilisations, dont le legs matériel et immatériel a impliqué des perceptions et une vision particulière du monde. L’imbrication entre ces éléments a joué pleinement dans la reformulation et la transmission des connaissances de génération en génération durant la période islamique comme au cours de celle qui l’a devancé. De telles spécificités muettes en surface, ont toujours joué un rôle déterminant dans les perceptions touchant aux binômes tradition/modernité, conservatisme/progrès. Tout le débat autour des questions traitant de l’émancipation individuelle, comme du conflit entre générations ou de l’évolution du modèle sociétale, ne peuvent faire l’économie d’une investigation mettant à nu les paramètres qui militent en faveur d’un prompt arrimage de la culture tunisienne imprégnée de valeurs arabo-musulmanes avec les valeurs universelles. 

Le brassage ethnique, source de la créolité de l’identité tunisienne, prouve l’existence d’un antagonisme entre deux façons de voir, à l’antipode l’une par rapport à l’autre, que ce soit en ce qui concerne la vie quotidienne ou pour ce qui se rapporte au modèle sociétal à bâtir ensemble. Alors que les uns paraissent s’attacher au passé pour lui vouer une sacralité surdimensionnée, d’autres préfèrent n’accorder à cela que peu d’importance, même si une telle posture devrait leur coûter parfois d’être pris pour des aliénés ou de mécréants.

Rares sont les domaines d’action qui n’ont pas été profondément touchés par des perceptions ou des façons de voir aussi antagonistes. Les berbères se divisèrent longtemps entre sédentaires Baranis et en nomade Butr. L’église chrétienne d’Afrique a préféré défendre les préceptes du catholicisme contre les églises donatistes autochtones. Les sunnites s’opposèrent farouchement aux kharijites et résistèrent aux fatimides et à leurs gouverneurs zirides. L’orthodoxie malékite s’est vu piéger des siècles durant par une sacralité populaire influencée par le confrérisme. La régression progressive des razzias concomitantes à la sédentarisation des tribus arabes aux alentours du XIII e siècle, ouvra la porte à un Etat itinérant surnommé, depuis l’avènement des Almohades, Makhzen. Le pouvoir politique ayant progressivement pris conscience de sa suprématie sur toutes les formes d’organisation tribales s’orienta visiblement vers une forme de gouvernement basée sur ce que l’auteur de la Muqadima ou prolégomènes appelle la majesté ou Jah, inversion littérale du terme Wajh ou visage, définit comme : « La capacité à diriger ceux qui obéissent à notre pouvoir, et leur soumission à nos décisions qui les privent, en usant de la force, de leurs droits. » L’exercice d’un tel pouvoir « donne à celui qui le détient une sensation de majesté et pousse le commun des gens à croire que seuls ceux qui réussissent à se rapprocher du pouvoir peuvent mener une existence digne et amasser une grande fortune. Alors que ceux qui y sont éloignés de ce cercle, se verront au contraire, astreint à vivre dans l’indigence et la pauvreté. Même s’ils disposeront de moyen suffisant pour couvrir leurs besoins, fortunés ils ne le seront jamais et passeront leur vie dans une situation modique ».

Une telle acception, offrant une vision démesurée du pouvoir politique, explique la focalisation pathologique aussi bien des maghrébins de naguère que de ceux d’aujourd’hui sur la sphère politique. Ainsi, la détention du pouvoir fut pour Ibn Khaldoun le moteur de toute cette dynamique. C’est lui qui détermine la façon dont les différentes ethnies se transmette la force. Ce pouvoir ne peut ostensiblement se prévaloir en dehors d’une solidarité tribale ou ‘Asabiya, orientée vers la conquête et l’abandon des modes de vie tribale au profit des activités plus complexes, traduisant une appropriation du mode de vie sédentaire.

Les chroniques de Ben Dhiaf rédigées au XIX e siècle, portent l’empreinte ostensible des idées formulées par l’auteur de la Mouqaddima. L’auteur assurait en substance que : « les vents de la patrie ou riyâh al-watan, soufflant sur le pays, ardhtounis, étaient à l’origine de la décision qu’il a prise, juste après avoir contribué à la rédaction de la constitution de 1861, de lui consacrer des chroniques ou une synthèse retraçant à grands traits les jalons de son histoire, mettant fin au tissu de mensonges colportés par les plumes stipendiées, fustigeant la modernisation des institutions politiques entamée en Tunisie depuis le début du XVIII e siècle. »

Réformateur invétéré, Ben Dhiaf ne croit pas au changement radical faisant table rase avec les pratiques d’antan. Son réalisme de grand fonctionnaire de l’Etat beylical l’avait poussé à faire prévaloir l’idée de graduation dans l’application du régime politique constitutionnel : « donnant aux gouvernés la liberté de formuler leurs propres conceptions quant à la meilleure façon de gérer les affaires de l’Etat. L’expression légale de l’opposition à travers la représentativité politique dans des structures élues, requiert de son point de vue une importance capitale ». En accordant peu d’intérêt à ce genre de pratiques, les musulmans ont commis selon ses dires le plus grand tort : « Le despotisme étant contradictoire avec les préceptes indiqués par les lois musulmanes. C’est lui qui est à l’origine du retour à l’anarchie et aux modes de vie tribale, ôtant toute possibilité de vivre en intelligence et ne permettant guère de préserver les vertus de la citoyenneté (sic). » Ainsi, nous pouvons dire que, la volonté d’engager des réformes a ordonné les perceptions des élites, qui préférèrent de loin le processus réformateur aux autres formes de changements. De ces idées, il est facile de s’en rendre compte en mettant à profit les écrits qui nous ont été laissés par les penseurs les plus en vue de l’Orient comme de l’Occident musulman.

Dans le préambule ouvrant ses chroniques, l’auteur s’explique sur ses orientations. Il s’est attelé à bien comprendre la théorie cyclique de l’évolution des Etats dynastiques basée sur un rapport étroit entre prise du pouvoir politique et solidarité tribale ou ‘asabia ; ainsi que leurs déconfitures concomitantes à l’affaiblissement progressive d’une telle solidarité.  Il a su exprimer aussi une certaine distance vis-à-vis d’une telle théorie, en affirmant clairement sa caducité en dehors de l’aire culturelle musulmane : « Ni les rois de Perse ni les monarques chrétiens, qui ont observé les limites ordonnées par la raison et se sont tenus à l’application de la loi, n’ont vu le pouvoir sortir du giron leur dynastie. ». Ce qui prouve que sa critique du pouvoir politique ne s’est pas contentée de reproduire la théorie d’Ibn Khaldoun mais qu’il a essayé de se prononcer sur sa validité, en la corroborant aux nouvelles idées de la modernité. Une telle vision des choses allait libérer le pouvoir d’une perception passéiste qui a toujours légitimé le rôle déterminant des préceptes de la religion dans la gestion des affaires publiques. Qui d’autre que lui pouvait affirmer en substance que : « La persistance de l’iniquité ne peut que rendre caduque la légitimité du pouvoir monarchique. Quant aux constitutions, elles tirent leurs importances respectives de ce qu’elles peuvent offrir comme réformes permettant de mieux organiser la vie publique. »

C’est sur une telle vision des choses que d’autres réformateurs à l’instar de Kheireddine at-tounousi, qui a eu l’opportunité de séjourner dans plusieurs pays d’Europe et témoigner du degré d’évolution de leur institutions politiques, a insisté. Les membres les plus en vue de l’élite paraissent approuver la nécessité de légiférer dans un sens qui permet la réalisation de la justice et l’application du droit, « comme c’est le cas des pays civilisés où l’on accorde une grande importance à la loyauté ouvrant les portes de l’espoir et permettant aux gens de vivre en paix et de s’occuper de leurs travaux sources de leur richesse et de leur épanouissement ». Le tiraillement de la société tunisienne entre un attachement farouche aux traditions et un manifeste engouement pour la modernisation a rendu inévitable la réforme du système éducatif et sa perméabilité aux nouvelles idées défendues par les élèves de l’école polytechnique du Bardo fondée en 1842, du collège Sadiki inauguré en 1875, de l’association de la Khaldouniya créée en 1896 ainsi que de l’Association des Anciens Elèves du Collège Sadiki criée en 1906. De leur côté, les nouveaux bacheliers tunisiens du lycée Carnot partaient en France pour parfaire leur formation dans les universités métropolitaines.
 Bientôt cette lutte entre anciens et nouveaux allait essaimer vers la sphère politique, surtout lorsque le parti destourien consuma s'est  scindé en deux formations politiques dont tout concourait à différencier dans la pensée comme dans les modalités d’action. Le Néo-Destour va progressivement réussir à se rapprocher, voire à embrigader, toutes les forces vives d’une Nation en devenir. Partis politiques, organisations syndicales, associations et mouvements féministes et culturels, eurent beaucoup de mal à sortir de son giron des décennies durant. Une lecture attentive des trajectoires de vie des différents acteurs politiques syndicaux et estudiantins, ou celles des agitateurs de la scène culturelle durant l’époque de la lutte contre le protectorat français ou au cours des années indépendances, prouve cette hégémonie qui s'appuie sur l’héritage militant pour investir l’Etat et s’emparer du pouvoir, sans se soucier de rendre compte du bilan mitigé de sa politique, et sans ouvrir la moindre brèche permettant d’engager une vraie alternance politique.

Idéologie réformiste : rupture et continuité

L’avènement de la révolution considérée comme un moment de rupture dans l’histoire du temps présent de la Tunisie, n’a été réellement perçu qu’après avoir mis fin aux multiples tergiversations poussant les indignéss à démentir les différents scénarii de récupération échafauder par l’ancien establishment. C’est cette ferme attitude montrée de la part des différentes composantes de la société tunisienne qui a véritablement poussé les décideurs politiques à effectuer un curieux retour sur la première génération des commis de l’Etat bourguibien, en faisant appel à un vieux routier capable d’établir une carte de route permettant de renouer, à travers l’élection d’une assemblée constituante, avec la légitimité politique.

Cette orientation dénotant un pragmatisme politique, eu égard aux tiraillements qui l’ont rendue possible, élucide l’importance de la symbolique de la continuité dans le changement comportant nécessairement le risque de reproduction du système et de récupération de la légitimité politique. Le retour du politique après des décennies d’ostracisme, a permis aux tunisiens de juger de la nécessité de réhabiliter de telles pratiques, à rompre avec une régime musclé et autoritaire refusant le renouvellement des élites au pouvoir.

Ce retour inopiné du politique sur le devant de la scène, s'exprime à travers un  discours qui s'appuie sur la sagesse populaire traditionnelle et intériorise profondément l’héritage réformateur tunisien, ce qui a permis de prendre conscience de l’importance de la culture politique et sur son rôle dans la gestion des affaires publiques. Pour annoncer son retour, la mémoire de la pratique politique a procédé selon un balisage, mettant à profit un certain nombre de hauts faits traduisant le registre des valeurs propre aux tunisiens. En fait, la somme des métaphores ordonnant la traçabilité d’un tel bricolage littéraire, parait opter pour des références glanées aussi bien dans les versets coraniques que dans les valeurs de la culture universelle et de l’expérience du vécu personnel ou collectif des tunisiens. L’objectif étant d’effectuer un repositionnement capable d’offrir aux individus l’occasion de reformuler leurs acceptions de la pratique politique.

Sommes-nous donc devant le retour du politique dans sa dimension nationale, où les valeurs ne sont sollicitées que pour défendre une acception souvent creuse de la Nation ? Ou assistons-nous au contraire à une reformulation du bourguibisme réussissant, quoi qu’en disent ses détracteurs, à faire école en insistant sur l’émancipation de la pratique politique appelée à s’ouvrir sur la critique pour éviter de retomber dans des inerties consensuelles ouvrant la porte devant les apprentis sorciers prétendant représenter l’opinion silencieuse à son insu ?

Une chose est sûre en tout cas, c’est le tiraillement entre anciennes et nouvelles pratiques, surtout après la réalisation de la première étape de la transition démocratique mêlée à l’ivresse de la récupération de la liberté. Les résultats des premières élections démocratiques tunisiennes ont propulsé de nouvelles élites dans l’exercice du pouvoir politique comme dans l’opposition. Mais l’individu reste au cœur du débat public, même si le retour progressif à la normale pose subrepticement le problème des limites des avantages du moment révolutionnaire lui-même.

Durant les premières années de l’indépendance et jusqu'à la fin de l’ère bourguibienne, les acquis politiques, aussi importants qu’ils puissent nous paraître, n’ont pas dépassé du point de vue de l’expression des valeurs des libertés individuelles, le stade des balbutiements. Aussi bien dans le discours politique que dans la littérature savante on a préféré insister sur la pérennité d’un Etat centralisé, en critiquant la vision étriquée du colonialisme taxant les sociétés maghrébines de tribalisme et d’archaïsme. Ce qui a fini par donner à la pratique politique une orientation plutôt étatiste, même si le consensus qui s’est fait autour de cette orientation n’a pas débordé sur les normes régissant les relations entre intellectuels et hommes politiques telles que formulées par la sociologie politique.

La polarisation de la scène politique entre acteurs de la société civile représentés par les militants des mouvements estudiantin, syndical et civique (Ligue des droits de l’homme et militants féministes) d’une part et un pouvoir politique entaché d’infamie, s’enlisant progressivement dans un autoritarisme d’un autre temps, condamna la vie politique à l’étouffement.
Durant toute cette période la société civile allait tenter de pallier les avatars de l’organisation politique, même si une grande partie de ses militants avait tenu à prendre ses distances, en refusant de se compromettre avec une politique officielle populiste basée sur un nivellement par le bas. Mais Une telle attitude ne comportait-elle pas suffisamment de neutralité bienveillante, voire de complicité avec des comportements ostensiblement sécuritaires du pouvoir en place, sachant que celui qui ne dit mot consent !?

Le discours politique officiel des années prérévolutionnaires, au-delà de sa langue de bois, resta fidèle à une logomachie mensongère prônant l’ouverture sur l’autre, la défense des libertés citoyennes et des droits de l’homme, le respect des institutions et l’universalité des valeurs. Tous ceux qui l’ont soutenu soit par opportunisme ou par conviction, avaient une idée précise sur la distance qui le séparait dans la pensée comme dans la pratique de « l’indigénisation » des valeurs citoyennes, mais ils s’obstinèrent majoritairement à opposer un refus catégorique à toute dynamique de renouvellement de la classe politique. Pis encore ils se contentèrent de reproduire les stratégies surannées de makhzénisation en usant d’opportunisme  permettant au pouvoir de croire à l’illusion d’être constamment capable, non seulement d’inféoder la société mais de la mettre au pas.

En l’absence d’une dynamique traduisant une possibilité réelle de repenser le discours politique, les tenants et les aboutissants d’une telle situation nous paraissent aujourd’hui très difficiles à déchiffrer. En attendant, le paysage politique qui est le nôtre continuera, eu égard aux balbutiements d’une démocratie en devenir, à reproduire les mêmes réflexes stigmatisant l’autre et réduisant son discours à un tissu de mensonges fait de surenchère, de traîtrise et de blasphème. Le consensuel étant l’objectif optimal de toute pratique politique, les nouvelles élites toutes obédiences confondues, ne nous paraissent pas capables de mettre au point une vraie feuille de route impliquant une réelle progression ordonnant une moralisation de la vie politique et la mise en place de mécanismes traduisant une prise en charge du conflictuel dans la recherche des solutions consensuelles.

Tant que la politique restera un lieu d’apprentissage dont la finalité est d’optimiser les chances du vivre ensemble, il serait vain de croire que cet apprentissage peut se prévaloir d’une efficience en dehors de la présence d’un dispositif légal permettant de soumettre la gestion des affaires publiques à interrogation. C’est cela qui fait cruellement défaut dans la pratique politique des nouveaux décideurs fraîchement débarqués au pouvoir, prétendant disposer de suffisamment de latitude et de moyens aussi pour pouvoir agir positivement sur la réalité confuse de la Tunisie postrévolutionnaire.

Et comme la pratique politique est une affaire d’anticipation sur les peurs provoquées par les difficultés du contexte mouvementé créé par la période de transition, elle ne peut se concevoir en dehors d’une intériorisation des fragilités inhérentes à un tel moment historique. N’est pas homme politique qui le veut, seuls ceux dont la pédagogie est en mesure de gérer les angoisses collectives, sont en mesure de trouver les mots justes, exprimant l’aspect inédit de la situation et engageant le débat dans un sens qui favorise le consensuel s’accordant parfaitement avec le conflictuel et dont la reconnaissance ne devrait souffrir d’aucune remise en question. C’est sommes toute l’art du possible défiant la contestation et jouant son rôle régulateur anticipant sur les peurs et évitant tout débordement reflétant une image grossière et étriqué du réel.

Ainsi le consensus, résultant d’un débat libre et constructif entre différents acteurs appartenant à la société politique et civile et respectant le droit au conflit pacifique des idées et des intérêts, est la seule solution viable, permettant la régulation du tiraillement entre différents intervenants exerçant pleinement leur devoir de citoyen. C’est aussi la seule voie possible ouverte devant une pluralité politique respectant le jeu démocratique et insufflant une dynamique de liberté, acceptant le droit à la différence et ne lui faisant point obstruction.

Lotfi Aïssa
Professeur d’histoire culturelle à l’Université de Tunis