News - 16.04.2019

Houcine Jaïdi: Nos sites et monuments aux yeux de nos partenaires internationaux (Album photos)

Houcine Jaïdi: Nos sites et monuments aux yeux de nos partenaires internationaux

Les débuts de la coopération entre la Tunisie et l’UNESCO, dans le domaine du patrimoine archéologique, datent de plus d’un demi-siècle. C’est en 1967 que des experts ont remis à l’organisation internationale un rapport intitulé ‘’La mise en valeur du patrimoine monumental de la Tunisie en vue du développement économique’’. La démarche devait favoriser l’essor du tourisme qui se voulait déjà, dix ans après l’indépendance, à caractère culturel. Mais c’est en 1972 que l’Etat tunisien a commencé  à avoir, en matière de patrimoine culturel, des relations fortes avec l’UNESCO tout en développant, avec plusieurs pays une coopération bilatérale qui s’est parfois inscrite dans un cadre plus large. En cette année, l’appel lancé par l’UNESCO pour le sauvetage du site de Carthage a constitué un tournant majeur. Quelques années plus tard, en 1979, alors que la campagne internationale de fouilles à Carthage était bien avancée, le classement de ce site ainsi que l’amphithéâtre d’El Jem et la Médina de Tunis sur la Liste du patrimoine mondial a ouvert la porte au classement de plusieurs autres sites, monuments et ensembles urbains et d’un site naturel. Quarante ans après cet évènement, la Journée internationale des sites et monuments de 2019, fêtée comme chaque année, le 18 avril, nous invite à faire le bilan.

L’exaspération bien justifiée de l’UNESCO

Soucieuse de la qualité du label ‘’patrimoine mondial’’, l’UNESCO a œuvré, en Tunisie, au cours des cinquante dernières années, à apporter son expertise et son aide matérielle tout en étant vigilante quant à la gestion du bien par l’Etat partie. Le  site de Carthage illustre particulièrement cette conduite, tant pour sa valeur emblématique que pour la fragilité qui l’a caractérisée depuis son classement. Cette vigilance s’est accrue à partir de 2011 et a amené l’UNESCO à formuler dans ses rapports et décisions une attitude très critique vis-à-vis de la gestion du site. De nombreuses  décisions prises par le Comité mondial du patrimoine, lors de ses sessions annuelles, ont porté sur l’empiètement de l’habitat sur le périmètre du site, les défaillances au niveau du cadre juridique, l’absence de plan de gestion archéologique et touristique et les questions de gouvernance générale. 

Lors de sa 42e session organisée, au Bahrein, en juin-juillet 2018, le Comité du patrimoine mondial a pris une nouvelle décision (Décision 42 Com 7B. 60) concernant le site de Carthage. Après un préambule  qui enregistre quelques mesures positives prises par l’État partie dans un contexte qualifié de difficile, l’organe de l’UNESCO, égrène un chapelet de sept demandes adressées aux autorités tunisiennes. Parmi ces commandements figurent notamment l’adoption et la mise en œuvre du Plan de protection et de mise en valeur (PPMV) du site (initié en 1996 et ayant bénéficié, depuis, de plusieurs missions d’assistance relevant du Centre mondial du Patrimoine), l’élaboration des projets d’étude et de mise en valeur du cirque, l’évacuation du commerce informel qui défigure la Place de l’UNESCO et les environs immédiats des thermes d’Antonin, la clarification des rôles des différentes structures de gestion et de préservation du site. La dernière sommation est une vraie épée de Damoclès : l’État partie est sommé de « soumettre au Centre du patrimoine mondial, d’ici le 1er décembre 2019, un rapport actualisé sur l’état de conservation du bien et sur la mise en œuvre des points » abordés dans les six demandes précédentes «pour examen par le Comité du patrimoine mondial à sa 44e session en 2020 ». Si, les demandes de l’UNESCO, rappellent, pour l’essentiel, des réclamations faites presque tous les ans, depuis 2011, le ton se fait de plus en plus ferme pour des raisons évidentes. La réitération des demandes signifie que le rapport de 36 pages remis par les autorités tunisiennes en 2018, à l’UNESCO, n’a pas été jugé convaincant. L’actualité de ce mois d’avril 2019 le montre bien (album photos).

 

Jusqu’ici, face aux demandes circonstanciées de l’UNESCO, le ministère des Affaires culturelles s’est contenté de déclarer, au mois d’août dernier, qu’il se préparait à célébrer le 40e anniversaire de l’inscription de Carthage sur la Liste du patrimoine mondial. L’ouverture du Mois du patrimoine, le 18 avril qui correspond à la journée internationale des monuments et des sites, offrira peut-être au ministère l’occasion de prendre des mesures à la hauteur du scandale. Une date butoir pour l’adoption du PPMV du site de Carthage et la réouverture de ses deux musées, une solution définitive pour le terrain du cirque, l’élimination des baraquements qui défigurent plus d’un endroit, une organisation crédible de la gestion de la conservation du site et de ses deux établissements muséaux soulageront à coup sûr les Tunisiens et leurs nombreux partenaires internationaux.

Le cadeau européen du double anniversaire

L’année 1979 au cours de laquelle le site de Carthage a été inscrit sur la Liste du patrimoine mondial est aussi celle de l’installation de la Délégation de l’Union européenne à Tunis. En 2019, l’un et l’autre des deux évènements date de 40 ans. Pour célébrer cet anniversaire, l’Union européenne a annoncé, au mois de février dernier, qu’elle  consacrait une subvention de 9 millions d’euros au programme ‘’Tunisie, notre destination’’. Le don qui s’étalera sur 5 ans profitera à certains secteurs de l’artisanat et au musée de Carthage. Dans les deux domaines, le but recherché est la plus-value attendue d’un développement en dehors des sentiers battus, qui passerait par l’exportation de produits artisanaux ciblés et le développement du tourisme culturel.

Pour le musée de Carthage qui n’a finalement pas bénéficié, il y a une vingtaine d’années, du programme qui a été réalisé au musée du Bardo et au musée de Sousse grâce à un prêt de la banque mondiale, la nouvelle est excellente. Le financement européen qui sera géré par l’UNESCO permettra de parer au plus pressé en attendant ‘’les projets structurants’’ annoncés en janvier 2018, au cours d’une cérémonie organisée au musée et dont aucun n’a vu le jour, depuis.
Le ministère des Affaires culturelles et ses établissements en charge du patrimoine sauront-ils faire aboutir la rénovation du Musée national de Carthage dans des délais raisonnables et selon les règles de l’art ? Il faut l’espérer car le musée, fondé en 1875, est le plus ancien du pays et il est le seul (avec le Musée du Bardo et le Musée militaire) à être de rang ‘’national’’.  Mais les décideurs  devraient garder à l’esprit que le musée, même rénové de la meilleure façon, ne pourra pas faire oublier tout ce qui restera à faire, à commencer par l’indispensable centre d’interprétation, nécessaire à Carthage plus que partout ailleurs compte tenu de la complexité extrême du site.

La fuite en avant des responsables tunisiens

Depuis 1997, la Tunisie n’a réussi à faire inscrire aucun site culturel ou naturel, monument ou ensemble urbain sur la Liste du patrimoine mondial. Cette année a fermé un cycle de vingt années fastes au cours desquelles ont été inscrits le site de Carthage, l’amphithéâtre d’El Jem et la Médina de Tunis en 1979, le Parc national de l’Ichkeul en 1980, le site punique de Kerkouane et sa nécropole en 1985, Kairouan et la Médina de Sousse en 1988 et Dougga en 1997. Après une décennie d’absence totale des écrans de l’UNESCO, la Tunisie a fait inscrire, en 2008, sur la Liste indicative du patrimoine mondial, plusieurs composantes de son patrimoine culturel et naturel (Chott Jerid, Oasis de Gabès, Parc international d’El Feija, Parc national de Bouhedma). Les inscriptions de 2012, sur cette même liste, sont encore plus nombreuses (Frontière de l’empire romain : le limes du Sud tunisien, l’île de Jerba, le complexe hydraulique romain de Zaghouan-Carthage, les carrières antiques de marbre numidique de Chimtou, les mausolées royaux de Numidie, de la Maurétanie et les monuments funéraires préislamiques, la Médina de Sfax). En 2016 d’autres inscriptions sur cette même liste ont lieu : Le Permien marin de Jebel Tebaga, le Stratotype de la limite Crétacé-Tertiaire(limite K-T). Entre l’automne 2017 et le début de l’année 2019, la cadence des initiatives tunisiennes s’est accélérée. La Table de Jugurtha, à Kalaat Senen, a été inscrite sur la Liste indicative du patrimoine mondial en 2017. ‘’Le savoir-faire lié à la poterie des femmes de Sejnane’’ a été inscrit sur la liste représentative du Patrimoine culturel immatériel de l’humanité en 2018. Tout dernièrement, en mars 2019, la Tunisie s’est associée à l’Algérie, au Maroc et la Mauritanie pour présenter la demande d’inscription  des ‘’Savoirs et savoir-faire et pratiques liées à la production et à la consommation du Couscous’’. Dans ce même registre du patrimoine immatériel, la demande de l’inscription de ‘’L’héritage culturel immatériel de l’aventure historique des Tabarquins, un patrimoine méditerranéens partagé’’ (en association avec l’Italie et l’Espagne), faite en mars 2018, s’est révélée incomplète et  devra être présentée de nouveau. Ce dossier n’aurait-il pas pâti d’une précipitation qui lui aurait été préjudiciable ?

Au total, une douzaine de biens culturels et/ou naturels tunisiens sont inscrits, à partir de 2008 sur la Liste indicative du patrimoine mondial et trois biens sont inscrits ou en cours d’inscription sur la Liste représentative du patrimoine culturel immatériel de l’Humanité.

Les demandes d’inscription sur la Liste indicative ou sur la Liste représentative doivent être faites conformément au canevas établi par les organismes spécialisés de l’UNESCO. Mais il faut préciser que pour la Liste indicative du patrimoine matériel, il ne s’agit,  selon la définition de l’organisation internationale que d’un « inventaire des biens que chaque État partie a l’intention de proposer pour inscription » ». L’inscription sur cette liste, qui ne constitue pas une grande prouesse, ne donne nullement la garantie d’une inscription imminente sur la (vraie) Liste du patrimoine mondial. Les nombreuses  inscriptions tunisiennes sur la Liste indicative, dont les plus anciennes datent de 2008, le prouvent bien. De plus en plus exigeant, le Comité mondial du patrimoine qui prend les décisions de classement, demande des dossiers techniques et des garanties que la partie tunisienne n’a pas été en mesure d’assurer depuis 2008.

Manifestement non prêt à assumer la sérieuse tâche qui consiste à faire évoluer les nombreuses inscriptions sur la Liste indicative en inscription sur la Liste du patrimoine mondial, le ministère des Affaires culturelles a choisi la voie de la facilité : la multiplication des dossiers en vue d’une inscription sur la Liste indicative, le cérémonial improductif (célébration, au siège de l’UNESCO, du 20e anniversaire de l’inscription de Dougga sur la liste du Patrimoine mondial), la communication tapageuse qui peut laisser croire aux non-initiés qu’il s’agit d’une inscription effective sur la Liste du patrimoine mondial et un traitement de la question du patrimoine d’une manière qui frise le ridicule comme cela se passe à la Cité de la Culture lors des ‘’Journées des régions’’ et à travers la reproduction affligeante des monuments patrimoniaux sur  l’esplanade de l’établissement.

Nul doute que chacune des composantes de notre patrimoine culturel et / ou naturel proposées jusqu’ici pour inscription sur la Liste indicative du patrimoine mondial le mérite pleinement. D’autres composantes le méritent amplement. Mais n’est-il pas plus raisonnable d’arrêter, provisoirement, cette course improductive et de reprendre les dossiers déposés depuis 2008 ou en cours de finalisation, pour les faire aboutir et en tirer les dividendes légitimes en matière de label et de retombées développementales ? La réunion organisée à Jerba, au mois de mars dernier, en vue de faire aboutir, à la fin de l’année en cours, le dossier de cette île inscrite sur la Liste indicative depuis 2012 signifie-t-il une réelle prise de conscience ?

Etre à la hauteur des attentes des Tunisiens mais aussi de leurs partenaires internationaux demande non seulement des décisions fortes  et un travail méthodique mais aussi un vrai changement de logiciel pour la gestion du patrimoine culturel. Dans cette optique, plus d’uns réforme profonde est à envisager, à commencer par la restructuration des établissements en charge du patrimoine, la mise à niveau des ressources humaines, l’entrée de plain-pied dans l’ère du digital et de l’audiovisuel appliqués au patrimoine et la révision du mode de financement. Si à ces axes majeurs s’ajoutaient une véritable éducation au patrimoine et une communication respectueuse des citoyens, le patrimoine culturel deviendrait  assez rapidement et à peu de frais, un levier majeur du développement durable de notre pays.

Houcine Jaïdi
Université de Tunis