News - 05.04.2019

Rakia Moalla-Fetini: Un examen réfléchi et dépassionné du projet de loi sur l’égalité successorale

Rakia Moalla-Fetini: Un examen réfléchi et dépassionné du projet de loi sur l’égalité successorale

Aux prochaines élections, la question de l’égalité successorale ne manquera pas d’accaparer une partie des débats—et pourra même diviser l’électorat—vu les passions qu’elle a déchaînées depuis la parution du rapport de la commission des libertés individuelles et de l’égalité. Ce rapport a débouché sur un projet de loi – encore en cours d’examen au Parlement – qui propose «d’établir» l’égalité successorale en abrogeant la loi en vigueur qui prévoit que la fille n’hérite que la moitié de ce que son frère hérite. Ceux qui défendent ce projet de loi le présentent comme un projet révolutionnaire et accusent tous ceux qui s’y opposent d’être contre les droits de la femme. Ils veulent faire de cette question un des enjeux majeurs des prochaines élections. Dans ce qui suit, je procède à un examen dépassionné de la question, afin de la ramener à sa juste mesure. J’abouti à la conclusion que cette question est certes importante, mais qu’elle ne devrait pas occulter les défis autrement plus graves auxquels fait face notre pays aujourd’hui.

Pour comprendre la nature du changement proposé par le nouveau projet de loi, il est bon de commencer par une analogie. Celle-ci nous éloignera un peu de la question de l'égalité dans l'héritage, mais elle se révélera fort utile.L’analogie porte sur la conceptionde la règlementation en matière de don d’organes en cas d’accident mortel. Deux scenarios sont possibles : soit que les textes stipulent que ne sont donneurs d’organes que ceux qui expriment de manière expliciteleur consentement a priori (par exemple en répondant « oui » à la question qui leur serait posée au moment où ils postulent à un permis de conduire); ou alors, que la réglementation prévoie que tout citoyen est présumédonneur d’organesd’office à moins qu’explicitement ilindique le contraire. La question est donc de choisirl’option-par-défaut,c’est-à-dire l’option qui seraitexercée si la personne n’a pas fait explicitement le choix opposé. Si le consentement explicite est exigé, l’option-par-défaut est qu’on n’est pas donneur. Si le refus explicite d’être un donneur est exigé, l’option-par-défaut est que tout citoyen est présumé donneur. C’est cette deuxième option qui est en vigueur dans beaucoup de pays européens, tandis qu’aux Etats Unis, l’option-par-défaut est qu’on n’est pas, a priori, donneur.

Si tous les citoyens sont aussi rationnels que le postule la science économique, le choix de l’option-par-défaut ne ferait aucune différence quant au pourcentage de donneurs potentiels dans une population donnée. Chaque citoyen, selon ses préférences personnelles, choisira d’être ou de ne pas être donneur et s’assurera que son choix sera bien enregistré explicitement si la réglementation l’exige, ou bien il le laissera implicite dans le cas inverse. Mais l’expérience montre que les hommes ne sont pas aussi rationnels qu’on veut bien le croire et que le choix de l’option-par-défaut fait une énorme différence quant au pourcentage de donneurs potentiels. Ainsi, en Allemagne où l’option-par-défaut est qu’on n’est pas donneur d’organes, il n’y a que 12 pourcent de citoyens qui se sont portés volontaires pour être donneurs, alors que dans l’Autriche voisine où l’option-par-défaut est que tous les citoyens sont présumés être donneurs, uniquement 1 pourcent a enregistré explicitement son refus d’être donneur, c’est-à-dire en fait 99 pourcent sont donneurs! Le fait que le choix de l’option-par-défaut fasse une si grande différence s’explique par la tendance, toute humaine, à choisir la solution de facilité qui est de ne rien faire et/ou de s’aligner sur le comportement de la majorité. 
Pour revenir à la Tunisie et à la question de l’égalité dans l’héritage, la situation actuelle (et cela depuis l’adoption du Code du Statut Personnel (CSP) en 1957) est que la loi coranique est l’option-par-défaut. Les parents qui désirent partager leur héritage de façon égale entre leurs enfants (ou selon toute autre règle de partage) doivent le spécifier explicitement dans un testament. Une nouvelle loi a été promulguée en 2006 exonérant les donations entre parents et enfants des frais d’enregistrement très élevés qui s’appliquent aux autres donations. Ceci a encouragé beaucoup de parents à partager leurs successions avant leur décès, et il semblerait qu’une bonne majorité d’entre eux ont choisi de faire justice à leurs filles.

Que propose le nouveau projet de loi ? Eh bien, simplement de changer l’option-par-défaut: l’option-par-défaut serait l’égalité, et les parents qui veulent diviser leur héritage selon la loi coranique sont libres de le faire pourvu qu’ils le spécifient dans un testament. Ce testament pourra rester secret jusqu’à leur mort. Cette dernière clause n’a rien d’extraordinaire ni de mal intentionné. Presque toutes les lois dans le monde permettent le secret d’un testament et cela pour protéger un testamentaire des représailles d’un héritier mécontent. C’est le cas du testament prévu dans le CSP.

On peut supposer, par conséquent, que si la loi venait à changer pour faire de l’égalité l’option-par-défaut, on verrait le pourcentage de partages égalitaires augmenter sensiblement. Ceci est fort probable. Mais il ne faut pas s’attendre à ce qu’il augmente de façon aussi spectaculaire que celle qu’il y a eu en Autriche dans le cas du don d’organes. En effet, tous ceux qui continueront à penser qu’il y va du salut de leur âmes de s’assurer que leurs filles n’héritent que de la moitié de ce que leurs frères héritent rédigerons un testament en accord avec la loi coranique, malgré l’effort que ça leur coutera.

De plus, même si la nouvelle loi provoquait une augmentation sensible de la part du patrimoine national qui sera hérité par les générations futures de femmes et même si cela devait contribuer à augmenter les rendements potentiels de ce patrimoine et à donner plus d’indépendance financière aux femmes, il n’en demeure pas moins que le projet de loi ne propose rien qui soit radicalement différent de la situation actuelle, si ce n’est que de tabler sur l’irrationalité des humains pour augmenter les chances d’un partage égalitaire. Sans rien changer à la situation actuelle, beaucoup des bienfaits escomptés du nouveau projet de loi pourront être atteints si on conjugue nos efforts autour de deux actions. Premièrement, entreprendre une campagne de sensibilisation de plus large ampleur autour du CSP et de la loi de 2006 pour encourager les parents à opter pour l’égalité, et deuxièmement, impliquer nos théologiens dans le débat sur la nécessite d’évoluer au-delà d’une interprétation littérale du texte coranique.La ratification d’un texte de loine changera pas grand-chose à la situation actuelle en l’absence d’un travail de fond pour transformer les mentalités, les croyances et les valeurs.

J’ai grandi dans une famille de cinq frères et six sœurs, dont une adoptive. Avant de décéder, nos parents nous ont recommandé de partager l’héritage qu’ils nous laissaient en onze parts égales, une pour chacun des onze enfants. Mes frères, en dignes fils de leurs parents, ont acquiescé avec grâce. Venant de cœurs libres et aimant d’un amour égal tous leurs enfants, filles et garçons, naturels et adoptifs, leur décision était juste et généreuse. Dieu ne rejette jamais les actes d’amour justes, et c’est pour cela que je suis convaincue que Dieu a accueilli leur sage décision avec beaucoup de satisfaction.

Au moment où nos jeunes continuent de se noyer en Mer Méditerranée et où nos nouveaux nés sont empoisonnés dans nos hôpitaux publics, débattre du projet de loi sur l’égalité successorale n’est rien de plus qu’une diversion visant à détourner notre attention des véritables urgences.  

Rakia Moalla-Fetini