Opinions - 02.04.2019

Abdelaziz Kacem - En marge du sommet de Tunis: arabité, état des lieux

Abdelaziz Kacem - En marge du sommet de Tunis: arabité, état des lieux

C’est dans un contexte particulièrement dramatique, le monde arabe saignant de partout, que la Tunisie a accueilli le trentième Sommet arabe, amputé de l’une de ses parties les plus nobles, la Syrie. La Ligue des États arabes a donc revisité les lieux où, tout au long des années quatre-vingt, une décennie cruciale, s’il en fut, elle avait retrouvé son lustre. Son secrétaire général de l’époque, Chedli Klibi, avait mis toute sa culture, toute son intelligence pour porter encore plus haut son panache. Confronté à la malencontreuse invasion du Koweït par Saddam Hussein, le dignitaire tunisien était convaincu de la possibilité d’une solution exclusivement arabe à la crise. C’était à ses yeux le rôle, la raison d’être de l’organisation dont il avait la charge. Le diktat américain a prévalu. Alors, à défaut de sauver l’honneur de l’institution, Chedli Klibi dut démissionner pour préserver le sien.

Regagnant ses pénates, la vieille dame ne reconnaît plus Le Caire de ses années de combat. Domestiquée, littéralement, elle ne tardera pas à se discréditer en légitimant la destruction de trois pays membres : la Libye par l’Otan, la Syrie par la vermine islamiste et le Yémen par une coalition que l’histoire saura juger. Néanmoins, l’accueillante Tunisie lui a, poliment, souhaité la bienvenue. Dans sa dernière livraison, la revue Leaders d’expression arabe (15/03/2019) a consacré un dossier d’une vingtaine de pages à ce sommet, sous le signe de l’espoir, celui d’un « réveil arabe ». En vérité, le monde arabe ne dort même pas ; il souffre d’une insomnie affolante, invincible. Allant de compromis en compromission, il a perdu repères et références.

La tare était peut-être génétique. Le 22 mars 1945, quelques semaines avant la fin de la Seconde Guerre mondiale, naquit la Ligue arabe au forceps de la perfide Albion, dans le but déclaré d’utiliser « le fanatisme musulman » (sic) contre l’athéisme communiste. Il est vrai que Marx et Lénine commençaient à séduire la jeune intelligentsia levantine, ce qui n’était pas de bon augure pour la guerre froide que le capital occidental allait déclencher contre l’Urss, la superpuissance  sans qui l’hydre du fascisme n’aurait jamais été terrassée.

Le Président Nasser a essayé, avec quelques succès, d’arracher l’enfant adultérin à l’emprise de son cynique géniteur. Mais la défaite programmée de juin 1967 allait changer la donne. Nasser meurt en 1970, non sans avoir replâtré l’armée égyptienne, qui allait, trois ans plus tard, signer un exploit consigné dans les annales des académies militaires, la traversée de l’infranchissable canal de Suez. Cette semi-victoire allait aboutir, hélas, à l’une des plus cuisantes défaites politiques.

Rappelons-nous : l’Égypte vaincue de Nasser se rebiffe et fait voter au Sommet de Khartoum (29 août-1er septembre 1967) le fameux « triple refus » : non à la paix, non à la reconnaissance (d’Israël), non à la négociation (avec l’ennemi). Or, en dépit des incontestables succès militaires réalisés par la vaillante armée égyptienne pendant la Guerre d’octobre 1973, Sadate, sans consulter ses pairs, s’en va, chez l’ennemi, parjurer ses serments et déposer pratiquement les armes, contre de vagues promesses de prospérité économique. Dans son discours à la Knesset, le Président Sadate annonce la fin définitive de la guerre, sans réciprocité de la part d’un pays dont tous les citoyens sont des guerriers, mobilisables à tout instant.

Entré dans l’histoire par effraction, Sadate a, certes, cassé un tabou et rendu possible le dialogue israélo-arabe. Faute, cependant, d’avoir su exiger, quand il en avait l’opportunité, le règlement du conflit israélo-palestinien, il s’est rendu coupable du pourrissement actuel de la situation. À ce sujet, l’Israélien Uri Avnery, un fervent partisan de la paix, membre fondateur de Gush Shalom, écrivait : « Au début des négociations entre Kissinger, Begin et Sadate, le président égyptien avait envoyé un émissaire spécial à Arafat pour lui montrer un projet d’accord qui contenait un paragraphe réaffirmant le droit des Palestiniens à l’autodétermination et à leur propre État. Arafat avait donc ordonné à l’OLP de s’abstenir d’attaquer Sadate pendant les négociations. Mais juste avant la conclusion de l’accord, Sadate avait dû céder sur ce point et dans le texte final, aucune mention n’était faite de la cause palestinienne. Arafat se sentit floué. Il dénonça l’accord avec fureur, autant à cause de cette trahison que du document lui-même(1)». L’entreprise de Sadate était, dès le départ, vouée à l’échec. Jacques Berque écrira : «Parler à l’adversaire, c’est bien. N’en rien obtenir, c’est triste, et pouvait être prévu. Ne pas l’avoir prévu, c’est préoccupant(2)». 

N’empêche, avec une fierté qui en dit long sur le psychisme du personnage, Sadate fera remarquer que son portrait a illustré la couverture de la revue américaine News Week, plus de fois, en neuf ans de pouvoir, que celle de Nasser, en dix-huit ans.Il sait, néanmoins, par-delà la propagande, que les Américains ont toujours nourri un total mépris des Arabes de son espèce.

En 1973, Henry Kissinger obtient, par criante complaisance, le Prix Nobel de la Paix. L’orientaliste Vincent Monteil l’appelle « le Nobel de la guerre ». Au moment même où s’engage le dialogue euro-arabe, notre homme se décide à s’intéresser aux affaires du Moyen- Orient. Avant de se rendre en Égypte, il demande à ses services de lui préparer une note la plus courte possible sur ce qu’est ce monde dit arabe. On lui pond un texte d’une page et demie où il est indiqué que cette région est fondée sur deux principes : la tente et le bazar. «La tente où tout un chacun vient n’importe quand et n’importe comment et où l’on parle de tout et de rien. Le bazar, c’est là où tout se vend et tout s’achète à coup de marchandage. On y jure qu’en vous cédant telle chose à cent dollars, on est déjà perdant, et vous l’obtenez à un dixième du prix demandé. Cela veut dire qu’ils n’ont pas le sens d’organisation qu’exige un État moderne et que, toujours prêt aux concessions, s’ils vous demandent l’indépendance, ils seront heureux de se voir accorder la gestion de leurs communes de quartier. Autrement dit, il suffit de marchander avec une bonne dose de mépris pour qu’ils soient déboutés des neuf dixièmes de leurs revendications ». Incultes et peu pressés d’apprendre, les politiciens américains aiment à user de ces schémas aussi imbéciles que blessants. Ils ont, toutefois, visé juste. Sadate était bien l’homme des concessions.
Par ailleurs, dans leur rage de recomposer la carte du monde arabe en faveur d’Israël, les Anglo-Saxons ont dressé le panislamisme contre le panarabisme et jouent maintenant l’islamisme contre l’islam.
La rupture collective des relations diplomatiques avec l’Égypte de Sadate et la décision de transférer la Ligue arabe à Tunis émanaient d’un dernier acte d’honneur de la part d’un monde arabe qui se savait trahi. 

J’eusse aimé que la Tunisie célébrât par une joute poétique les 74 ans de la Ligue, comme elle l’avait, solennellement, fait, le 22 mars 1980, pour son trente-cinquième anniversaire. À cette occasion, le secrétariat général organisa un récital auquel participèrent les ténors de la poésie venus des quatre coins du monde arabe. Ce fut un moment d’autoglorification et de grandiloquence. L’honneur de conclure ce feu d’artifice échut à Nizar Qabbâni par une qasida, une ode du meilleur classique, encore dans les mémoires. Longuement, à l’adresse de Tunis, « la bien-aimée », il fait part de ses déboires :

أنا يا صديقةُ مُتْـعَبٌ بِـعروبتي    فَهَـلِ العـروبةُ لـعْنَةٌ وعـقابُ
يا تونسُ الخضراء كأسي عَلْقَمٌ   أعَلى الهزيمةِ تُشْرَبُ الأنْخابُ

Amie, je suis lassé de mon arabité.
Imprécation ou est-ce une pénalité ?
Tunis, verte cité, que ma coupe est amère !
Faut-il à un cuisant revers lever son verre ?

Puis, dénonçant l’incurie, la tyrannie, la corruption des dirigeants, la concupiscence de ceux que l’on sait, il provoqua un séisme d’applaudissements dans le théâtre municipal plein à craquer : 

في عصرِ زيتِ الكاز يطلبُ شاعرٌ   ثوبًا وترْفلُ بالحريرِ قحابُ
والعـالــمُ العــربِيُّ يخْــزِنُ زيْــتَهُ في خِصْيَتـَيْهِ وربُّكَ الوَهَّابُ(3)

À l’ère du gazole, un poète cherche en vain
Un froc et, dans la soie, se vautre la putain.
Le monde arabe emplit d’or noir son mâle organe.
Soit loué le seigneur, pourvoyeur de la manne.

Nizar Qabbani a été l’avocat général de son temps. Ses réquisitoires sont implacables. Mort en 1998, il n’a pas eu l’affliction d’assister aux méfaits du « Printemps arabe », à la destruction de sa Syrie natale. Mais il a vu venir. L’un de ses derniers poèmes porte le titre de متى يعلنون وفاة العرب (Quand annoncera-t-on le décès des Arabes ?).

Mais, existe-t-il encore des poètes pour un thrène ou pour une jactance ?

Les grands poètes arabes, comme l’explique si bien Adonis, figurent au premier rang des penseurs de l’arabité. Ceux du XXe siècle ont très mal vécu ce mépris occidental et fustigé vertement les dirigeants arabes complices de leur propre aliénation. Ceux du XXIe n’ont ni statut ni stature. Notre monde patauge dans la fange. L’opprobre en rejaillit sur le concept même d’arabité, qui pouvait, naguère, se targuer d’avoir contribué à sortir l’humanité des miasmes du Moyen Âge. Elle est, à présent, si laminée qu’un nombre croissant de ses tributaires, en toute mésestime de soi, nourrissent à son encontre des velléités d’abandon.

Dans notre chère Afrique du Nord, en tout anachronisme, des voix accusent les Arabes d’avoir colonisé nos terres ; la langue arabe, après quatorze siècles d’usage, s’avère étrangère, à leurs yeux, et, de plus, inapte à assumer les sciences… De nombreux locuteurs, à l’instar des cancres, attribuent souvent à l’arabe leurs propres déficiences.
Pour faire court, j’ai souvent cité l’historien Peter Brown : [Au Moyen âge, l’arabe était] «la seule langue proche-orientale où l’on croyait que toute pensée humaine et tout sentiment humain de l’amour, de la guerre et des chasses du désert, aux plus hautes abstractions métaphysiques, pouvaient s’exprimer(4) ». Alphonse X dit le Sage (1221-1284) notait bien: « À Séville j’ai exigé que soient enseignées les deux langues de culture de mon temps : l’arabe et le latin ».

Le sionisme n’est pas loin de ces mouvements de dépersonnalisation. Dans Une mémoire pour l’oubli, Mahmoud Darwich écrivait : Ils veulent que nous partions, que nous quittions l’arabité, que nous quittions la vie(5).

Disons-le une fois pour toutes : l’arabité n’est ni une race ni une ethnie. Elle est l’appartenance, tout aussi musulmane que chrétienne, à une langue prestigieuse et à tous les apports qu’elle peut encore assumer et véhiculer. Je parlerai, un jour, de ces chrétiens et de ces Kurdes qui ont été les chantres du nationalisme arabe.
Le monde arabe doit se ressaisir pour aller de l’avant. Méditons, cependant, ce bel aphorisme de Bertolt Brecht : « Il n’y a pas de marche en avant plus difficile que le retour à la raison ».

Abdelaziz Kacem

(1) Uri Avnery, Mon frère l’ennemi, un Israélien dialogue avec les Palestiniens, Ed. Liana Lévi et du Scribe, Paris, 1986, p.85.
(2) Jacques Berque, Les Arabes, Sindbad, Paris 1979, p. 175
(3) نزار قباني الأعمال الكاملة، ج 3،  منشورات  نزار قباني، بيروت  ص ص 631-647
(4) P. Brown, L’essor du christianisme occidental, Seuil, 1997, pp. 233-234.
(5) Mahmoud Darwich, Une mémoire pour l’oubli,,Actes Sud, 1994, p. 113

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