News - 01.04.2019

Des Humanités numériques en mal de reconnaissance dans les universités tunisiennes

Des Humanités numériques en mal de reconnaissance dans les universités tunisiennes

Depuis plus d’une décennie, les Humanités numériques (HN) ou Humanités Digitales (HD), comme les moins puristes persistent à les appeler, constituent un nouvel objet d’enseignement, de recherche et d’ingénierie au croisement de l'informatique et des arts, lettres, sciences humaines et sociales (SHS).Définies comme une transdiscipline marquée d’un ensemble convergent de pratiques, de méthodes et de perspectives heuristiques en sciences humaines et sociales où le texte imprimé ne constitue plus le seul objet par lequel la connaissance est transmise, le label « Humanités numériques » est désormais le terme courant qualifiant les efforts multiples et divers de l’adaptation du monde savant à la culture numérique. En prenant l’exemple français, une mobilisation générale a été engagée autour des Humanités numériques depuis le 19 mai 2010, date du premier THATCamp (non-conférence) pendant lequel le Manifeste des Humanités numériques a été adopté. Elle a fini parfaire de cette notion un choix stratégique national dans la politique éducative française. La réforme du Bac de février 2018 est venue ensuite entériner la rentrée officielle des « Humanités numériques et scientifiques » pour le Bac en 2021. Les universités, elles, sont déjà dans le fil de l’action par la proposition d’innombrables parcours de Licence et de Master mariant les apprentissages traditionnels des humanités aux problématiques du digital. De nouvelles mesures en faveur des Humanités numériques prennent corps un peu partout dans le monde, soutenues par un courant de réformes technologiques qui impacte aussi bien le secteur de l’enseignement que de la recherche.

Un brin d’histoire

Contrairement à ce que l’on peut imaginer, les Humanités numériques ne sont pas si récentes. Au contraire, l'utilisation des ordinateurs pour analyser les données de recherche dans les disciplines des arts et des sciences humaines telles que la littérature et l'histoire remonte aux années 1940.Les origines des Humanités numériques sont attribuées de fait au prêtre jésuite l’italien Roberto Busa qui dès 1946 en fut pionnier par l'utilisation de l'ordinateur (avec l’aide d’IBM) pour indexer l’œuvre philosophique du religieux dominicain Thomas D’Aquin (XIIIe S.). Les bibliothécaires et documentalistes définiront cette opération comme l’action de créer une liste organisée et structurée des termes présents dans des textes par un processus de lemmatisation. Concept familier aux linguistes, la lemmatisation consiste à réduire des mots à leurs racines grammaticales pour faciliter le repérage des termes et de leurs déclinaisons dans un texte.

Les Humanités numériques ont cependant largement dépassé ce schéma fonctionnel de l’époque fondatrice. A partir des années 1970 et 1980, le travail des pionniers a entraîné la croissance d’une communauté internationale de spécialistes de l’informatique dans diverses disciplines qui se concentraient sur le développement de méthodes informatiques innovantes. Il a surtout permis de mieux gérer les structures complexes des matériaux primaires (généralement des textes) utilisés par les chercheurs en sciences humaines et sociales. De cette époque émergeaient aussi les grandes réalisations des Humanités numériques telles que les directives (Guidelines) de la Text Encoding Initiative (TEI). Utilisées dans la préparation de grands corpus textuels lisibles par machine, ces directives permettent d’encoder et d’exploiter numériquement des œuvres littéraires, techniques et artistiques comme les romans et les contes, les poèmes et les manuscrits, les pièces de théâtre et les œuvres musicales, les discours oraux et les cartes géographiques, etc.

Les années 1980 ont également vu la création d’associations internationales telle que l’Association pour les ordinateurs et les sciences humaines (ACH) et la multiplication de plusieurs conférences internationales dont les rencontres annuelles du consortium de la TEI. Dès les débuts des années 1990, la croissance des nouvelles technologies numériques et des réseaux, notamment le Web, a rendu plus facile la création et le partage des données non textuelles comme les images, les ressources audio et les vidéos. Les domaines des arts et des sciences humaines en étaient profondément marqués. L’acceptation généralisée des Humanités numériques en tant que désignation pratique pour les sciences humaines et sociales devenait alors un fait établi. Elle s’est davantage consolidée depuis 2005,date de création de l’Alliance des organisations des Humanités numériques(ADHO) qui regroupe des organisations internationales soutenant l'excellence dans la recherche, la publication, la collaboration et la formation autour des Humanités numériques.

Un nouveau repositionnement pour les Humanités

Au final, les Humanités numériques sont nées comme réponse à un mépris parfois total, pas seulement pour les chercheurs en sciences humaines, mais pour les normes, les procédures et les revendications des principaux spécialistes de la littérature. L'objectif n'en est pas uniquement de montrer ce que la technologie pouvait apporter à la recherche en sciences humaines par la numérisation des données, mais aussi de reconsidérer les implications potentiellement profondes sur la manière dont tous les spécialistes des Lettres, sciences sociales et arts doivent reconsidérer leurs propres disciplines. Plutôt qu’un simple investissement dans un ensemble spécifique de textes ou de techniques de numérisation, comme continuent à le faire beaucoup d’enseignants en Lettres, Arts et SHS, les Humanités numériques s’établissent plutôt comme un cadre méthodologique et technologique nouveau. Elles permettent la création, la numérisation et la structuration de toutes les sources de la connaissance, l’exploration, l’analyse et l’interprétation des informations numériques, la diffusion, le partage et la capitalisation des connaissances en faisant appel à des modalités innovantes come la curation critique des données, l’édition augmentée et la textualité fluide, la découverte statistique par les grands nombres, l'exploration de données agrégées ou remixées, la visualisation interactive et narrative y compris les représentations virtuelles, le géo-référencement et la cartographie dense (thick mapping), l’archivage animé, la production distribuée de connaissances etc. Les Humanités numériques sont dès lors fondamentalement plus proches d’une culture commune et d’une perspective méthodologique de travail collaboratif et interdisciplinaire que d’un choix individuel soumis à l’homogénéité et la verticalité d’une seule discipline.

Un élément original des Humanités numériques est aussi la manière dont le paysage numérique a changé l’appréhension sociale des sciences humaines et, inversement, les idées que les sciences humaines offrent d’elles-mêmes.

Dans le périmètre des Humanités numériques, les Sciences humaines et sociales se font traverser par un esprit d’interdisciplinarité, de réflexion et d’analyses critiques sur des questions centrales de l’ère numérique telles que l’éthique, l’identité, l’histoire, l’interculturalité, les valeurs patrimoniales, la mémoire collective, somme toute, le savoir et le transfert des connaissances partagées. Les Humanités constituent désormais un vaste domaine de recherche qui couvre non seulement l’utilisation des méthodes numériques et la collaboration avec les disciplines informatiques et scientifiques, mais aussi la manière dont les arts et les sciences humaines offrent un aperçu distinctif des principaux enjeux sociaux et culturels à l’ère du numérique. Outre les questions de frontières disciplinaires, ce qui est aussi en jeux dans les Humanités numériques c’est la question de leur utilité et de leur possible adaptation aux exigences sociétales comme l’employabilité et l’insertion professionnelle. Dans son édition électronique du 30 janvier 2019, le Monde.fr souligne en effet que la majorité des étudiants en humanités numériques deviennent cadres dans des postes de chef de projet numérique, d’ingénieur de recherche, de chargé de production des données, de médiateur numérique. La même source indique que « 30 % des diplômés en Humanités numériques de l’université Bordeaux-Montaigne ont un emploi à la sortie de leurs cursus, des chiffres plus rassurants un an plus tard (80 %) qui atteignent 100 % deux ans après l’obtention du diplôme ».

Les Humanités numériques ne sont donc pas un phénomène académique isolé. Elles font plutôt partie d'un changement culturel et socioéconomique plus large, d'un cycle rapide d'émergence et de convergence des technologies et de la culture. Elles constituent une entreprise sociale abritant des réseaux de personnes qui travaillent ensemble, partagent des pratiques et des recherches, discutent, se font concurrence et coopèrent depuis de nombreuses années. Elles valorisent la collaboration, la pluralité, la recherche de la culture humaine et du vivre ensemble ainsi que le questionnement et la réflexion sur les pratiques traditionnelles.

État et enjeux pour les universités tunisiennes!

Au vu de quelques expériences personnelles en lien avec le sujet, d’abord par le biais d’un projet ISCC/CNRS sur les Humanités numériques au Maghreb, puis par des tentatives de sensibilisation d’instances académiques et de recherche nationales, le constat qui se dégage est que la communauté académique tunisienne des Sciences humaines et sociales a encore du mal à accueillir les Humanités numériques comme un vecteur transversal d’innovation. Deux freins majeurs y participent: d’abord une phobie (vraisemblablement générationnelle) des technologies chez un bon nombre d’enseignants-chercheurs encore attachés à des pratiques livresques de pédagogie transmissive et de recherche fondamentale. Ceux-ci ont du mal à franchir le pas de la reconversion numérique et de l’ouverture transdisciplinaire. Les aspects informatiques dans des projets d’Humanités numériques, bien que généralement confiés à des spécialistes en informatique, continuent à générer craintes et résistances. Plombée par un cloisonnement et une verticalité disciplinaire (parfois thématique au sein d’une même discipline), il semble que l’ouverture vers des expériences numériques transversales est encore loin d’être institutionnalisée.

L’autre frein, et non des moindres, est le manque de visions et de politiques institutionnelles globales pour innover la recherche dans le domaine des SHS. Pourtant, des chartes, des conventions et des règles de bonnes pratiques sur l’usage collaboratif et interdisciplinaire du numérique existent. Elles devraient permettre de redéfinir les modes de collaboration entre les disciplines et conduire au renouvellement de la recherche et des réseaux de chercheurs. Le numérique traverse tous les corps de métiers y compris les enseignants dont une bonne partie se l’approprie au gré de ses sensibilités, ses motivations et ses désirs d’innover. Beaucoup en font usage pour changer leurs pratiques de recherche sans savoir pour autant qu’ils s’alignent de facto sur les principes fondateurs des Humanités numériques. A ceux-ci manquerait un cadre structurant de niveau institutionnel qui s’appuierait sur des textes réglementaires permettant de mieux canaliser, appuyer et valoriser leurs activités de recherche-action. Cela devrait normalement advenir de la convergence de deux approches concomitantes bottom-up et top down, c.à.d. une multiplication d’expériences avec le numérique de terrain en Sciences humaines et sociales dont la densité et la qualité exhorteraient les autorités responsables (labos, départements, institutions) à proposer un cadre formel pour des actions convergentes (ThatCamps, Consortiums, projets, Cursus, partenariats, etc.) avec des perspectives de développement de nouvelles compétences pour promouvoir la recherche et l’employabilité.

Il existe toutefois des actions de sensibilisation et de promotion qui vont dans ce sens tant depuis l’étranger que de l’intérieur du pays. A ne citer que l’exemple du LabexMed, laboratoire d’excellence relevant de la fondation universitaire d’Aix-Marseille, qui a organisé en juin 2016 un atelier sur les Humanités numériques dédié à la Tunisie en collaboration avec les Archives nationales de Tunisie et l’Institut supérieur d’histoire de la Tunisie contemporaine pour avoir une vision méditerranéenne de l’évolution des usages du numérique dans la recherche. Le chapitre du Maghreb de la société savante ISKO (ISKO-Maghreb)a aussi programmé en Tunisie et en Algérie des symposiums sur l’organisation du savoir dans le cadre des Humanités numériques. En 2012-2013, le projet « Humanité Digit Maghreb » a permis de mettre en synergie des enseignants-chercheurs en Sciences humaines et sociales d’universités françaises, tunisiennes, algériennes et marocaines pour explorer des pistes de recherche-action dans les Humanités numériques au Maghreb. En interne, une initiative récente vient d’être lancée par le président de l’Université de Tunis 1 et son équipe, pour fonder un institut supérieur des Humanités numériques, une initiative d’importance stratégique étant prise sous tutelle du Ministère de l’Enseignement supérieur qui pourrait éventuellement déclencher une série d’initiatives similaires ou de plus grande envergure autour des Humanités numériques. Aussi, mériterait-elle d’être soutenue dans l’espoir d’en faire un modèle à reproduire.

Des précautions et des mesures

Il est important de rappeler toutefois que les Humanités numériques ne se décrètent pas en cliquant des doigts. C’est avant tout une mentalité, une culture, une vision et une démarche qui seraient anti-productives si elles sont conçues sur l’unique critère des équipements et de leurs modes d’usage. Or, c’est justement là l’essentiel dont a besoin notre système éducatif national : repenser un modèle de gouvernance fondé sur la pensée critique, l’innovation et l’esprit de synthèse beaucoup plus que les processus, les infrastructures et les moyens technologiques. En Humanités numériques, il ne s’agit pas de former uniquement sur les modes d’usage des outils d’autant plus que le numérique, du fait des algorithmes en gain de puissance et de l’intelligence artificielle qui se généralise, est en train d'automatiser des tâches jusque-là du ressort de l’humain, à savoir les activités impliquant une capacité à raisonner et à enchaîner une série d'actions logiques. Sans cela, les Humanités numériques ne seraient que du mimétisme, une discipline doublon, creuse et sans débouché. Il est bien utile, certes, de savoir utiliser un logiciel d’analyse de texte, scanner et « océariser » un manuscrit ou retoucher une carte sous Photoshop, mais si c’est simplement pour réaliser un site Web ou numériser un livre, voire créer une base de données statistiques, les Humanités numériques seraient plutôt mal parties en récupérant des compétences déjà proposées par d’autres disciplines. Elles devraient plutôt se distinguer pour convaincre de leur bien-fondé comme vecteur de nouvelles aptitudes pour l’employabilité et la professionnalisation. Car les institutions culturelles, les employeurs et les promoteurs industriels sont en quête permanente de gens capables de créer la différence avec l’usuel, par de la valeur-ajoutée numérique originale et inédite qui couvrirait leurs besoins et les traduirait dans le monde du réel en opportunités socioéconomiques et culturelles nouvelles. Emmanuel Davidenkoff, journaliste de l’Express l’exprime dans ces termes : « La révolution numérique, comme avant elle les révolutions agricole ou industrielle, réservera un sort funeste aux formations qui n'auront pas compris à temps qu'elles devaient se concentrer sur la part irréductiblement humaine des métiers auxquels elles préparent : la capacité à créer, à penser différemment, à donner du sens, à inventer des solutions nouvelles, à offrir de l'empathie, à ancrer nos histoires singulières dans un récit collectif ». Ce sont dès lors les programmes de formation en Sciences humaines et sociales dans leur ensemble qu'il est impératif de refonder pour savoir se concentrer sur la part humaine irréductiblement créative des métiers du futur et pouvoir ainsi répondre aux défis du XXIe siècle.

Mokhtar Ben Henda
Université Bordeaux Montaigne