Opinions - 07.02.2019

Essedik Jeddi: Comment va le monde? Un horizon pour penser l’exclusion

Essedik Jeddi: Comment va le monde? Un horizon pour penser l’exclusion

L’A-Priori de la Présence

Il serait d’abord utile de reprendre la notion de l’A-Priori de la Présence des phénoménologistes pour commencer par situer en trois points les conditions de possibilité de l’objet de ce travail et qui consistent à préciser les éléments desquels nous devrions convenir en tant que point d’appui. Cet A-Priori de la Présence correspondrait dans la structure de la syntaxe arabe relative à la phrase nominale à al-Mubtada sans l’adhésion auquel nous ne saurions accéder à la partie informative, al-Khabar.

Premier point: Un regard de puis le Sud

Dans l’avion qui nous conduisait de Tunis à Casa, nous avons pu lire le journal marocain Libération du 31 octobre 2018 en pages 2 et 3, « Monsieur Habib Malki (Président du Parlement marocain) ouvrant les travaux du colloque international sur le rôle des conseils économiques, des institutions similaires et des parlements africains face aux nouveaux défis de la migration, déclare : « La cessation des Flux Migratoires [Sud/Nord] ne se fera pas par la construction des murs et la fermeture des frontières mais elle se fera par le Dialogue et la Coopération. » Or, quel dialogue et quelle coopération possible sur ce sujet ? Dans son analyse de l’évolution du capitalisme sur 30 ans et ce, depuis 1980, Saskia Sassen ne souligne-t-elle pas en 2014 que : « Ces Etats [pourvoyeurs aujourd’hui de ces flux migratoires] étaient depuis 1980 invités à céder en tant qu’Etats au surendettement, ceci afin  de favoriser une adhésion à ce qui serait planifié et mis en place dans le Sud global (depuis les années 1980) en vue de préparer le terrain pour rendre possible l’acquisition à grande échelle de terres par le capital étranger. » Et Saskia Sassen d’ajouter encore : «  Ces différents programmes [mis en place depuis 1980 par le FMI et la BM avec renforcement par les exigences de l’OMC dans les années 1990-2000, [ceci au nom du libre-échange] ont pour effet de modifier le cadre de la Souveraineté Nationale de manière à faciliter l’insertion du territoire national dans les circuits nouveaux où émergent les entreprises globales [que cela soit dans le cadre des besoins de délocalisation de certaines catégories d’industrie de transformation, que cela soit dans le cadre de projets agroalimentaires].

Une fois ces modifications opérées, le Territoire National devient de la terre à vendre sur le marché global. » (Saskia Sassen, in Expulsions : Brutalité et Complexité dans l’économie globale ; Ed. Gallimard 2016, p. 117 ; l’édition anglaise est parue en2014).) Dans un tel contexte d’évolution économique programmée, comment dès lors s’étonner d’assister à une aggravation de la marginalisation du petit paysannat dans ces pays, ceci jusqu’à obtenir la participation de ce petit paysannat à l’abandon de ses terres et à son auto-expulsion de ses propres terres en rêvant pour ses enfants de rejoindre l’Eden urbain, l’Eden occidental, cet Eden représenté comme horizon unique pour un devenir désirable ? Nous voici donc face à une sorte de concrétisation de la prophétie de Nietzsche quand il clame dans Ainsi parlait Zarathoustra : «  Ce n’est pas en arrière que votre noblesse doit regarder, mais au loin ! Vous devez être des bannis de tous les pays de vos pères et de vos ancêtres. » Là même où s’opère un grand bouleversement globalisé, pourvoyeur de violence, de déshumain et venant secouer le rapport à une terre jusque-là nourricière puis, soudainement, la voici métamorphosée en un carrefour pour le déploiement de la liberté de circulation pour les flux financiers Nord-Sud/Sud-Nord et pour une productivité programmée essentiellement en fonction des besoins du marché mondialisé, ce « marché divin » pour et au service principalement de l’urbanité dominante s’offrant comme point d’appui privilégié aux multinationales et à l’argent Roi ; il en découle une profonde perturbation du rapport au père et à l’ancêtre impliquant l’ébranlement des référents culturels.

Ces jours-ci, le continent américain lui-même est confronté à ce que nous pourrions appeler une « longue marche Sud-Nord », avec trois vagues successives de migrants partis du Honduras du Guatemala et de l’Amérique centrale, fuyant (je cite) « la misère et la  violence », et clamant à qui veut les entendre « Nous ne sommes pas des délinquants !», cette Longue Marche vers le Nord après l’autorisation accordée d’une escale de repos à Mexico. Puis, les voici reprenant à partir de Mexico leur grande marche vers le Nord, vers la frontière avec les USA où ils sont menacés d’être confrontés aux forces de l’ordre mobilisées pour contenir et stopper leur avancée.

Tout cela semble réactualiser ce qu’apportait Roger Mehl déjà en 1955 comme schéma explicatif de cette peur panique du Nord devant l’imminence d’un risque d’envahissement par le Sud. Roger Mehl écrivait dans son ouvrage Le vieillissement et la mort (Ed. PUF 1955, deuxième éd. 1962) : « Si le problème de la mort caractérise la philosophie occidentale depuis Hegel, c’est précisément qu’il s’agit d’une époque de bouleversements et de révolutions, où les civilisations se fanent, où l’imminence de civilisations nouvelles et inconnues, redoutables par leur structure massive nous fait appréhender l’heure du néant. Nous sentons nos civilisations crouler et l’idée d’évolution ne nous séduit plus ; y aura-t-il encore un lendemain, un avenir ou bien, cette accélération du temps ne nous mène-t-elle pas vers l’abolition de toute l’histoire ? » Du projet hégélien de la fin de l’histoire proposé en 1831 (et repris par Fukuyama en 1989 et 1992), Roger Mehl nous fait évoluer vers l’inquiétante étrangeté de « l’abolition pure et simple de l’histoire » Comme si, chaque fois qu’en période de crise il y a « des fissures dans la société [dominante] », pour reprendre l’expression de J. Stiglitz,  voici que soudainement l’Empire qui s’offrait jusque-là comme modèle civilisationnel parfait auquel le reste du monde devrait aspirer,  le voici lui-même traversé par l’angoisse quant à l’imminence d’une catastrophe millénariste, l’imminence du risque d’implosion du fait d’un envahissement par ces multitudes, ces structures humaines étrangères et massives, ceci conformément au très vieux mythe de Gog et Magog (d’al-Hijouj w al-Mijouj) (Cf. E. Jeddi 2013, Errances ; p. 115 et 116).

Pourtant, lors de son dernier discours officiel en tant que Président de la République des USA (Hanovre 25 avril 2016) , Barack Obama semble inviter les USA et l’Europe en tant que parties prenantes de la gouvernance mondiale à sortir d’une telle perception réductrice pour traiter de ces flux migratoires Sud-Nord, et ne pas être tenté de raisonner par facilité à travers le recours à des figures et des récits relevant du mythologique. Roland Barthes ne souligne-t-il pas à cet égard que la fonction du mythe et du récit mythique « est justement de déformer, de donner une inflexion » ? Aussi, Barack Obama en avait-il appelé en fait à une observation plus méthodique du niveau de réalité de tels flux migratoires Sud/Nord en tant que phénomènes sociaux d’une grande complexité ; il y a lieu donc de les appréhender sans céder à la facilité de déformer l’observation et l’analyse en ayant recours à une quelconque inflexion mythologique. Il allait décrire quelques aspects saillants de tels flux migratoires : « Des parents sont prêts à traverser des déserts à pied, à franchir des mers sur des radeaux de fortune et à tout risquer dans l’espoir de faire bénéficier leurs enfants des bienfaits dont nous [Nord-Américains] comme vous [Nord-Européens] bénéficions, des bienfaits qu’on ne peut jamais considérer comme acquis […] Nous avons besoin de « plus », de « plus » de dialogue, « plus » d’humanité. »

Deuxième point: Dans les pays du Nord, crise financière mondialisée, ébranlement du symbolique et régression adaptative à la pensée magique

Depuis la crise de la mondialisation soudainement mise à jour avec l’ampleur de la crise financière 2007-2008 (Cf Frédéric Lordon, Joseph Stiglitz, Michel Aglietta, Saskia Sassen, Thomas Piketty, Angus Deaton et bien d’autres) il y a eu ébranlement de la dimension symbolique de la monnaie et de sa fonction instituante du lien social (Jeddi et col. 2014). Michel Aglietta et André Orléan soulignent que : « La monnaie est le premier lien social, l’institution dont la cohésion des sociétés dépend au premier chef […] Elle tisse les formes élémentaires du lien social et de l’identité collective. » L’ensemble des auteurs quelles que soient leurs références idéologiques s’accordent quant à la gravité de cette crise qui semble d’autant plus radicale qu’elle ne porte pas seulement sur le financier et l’économique en tant que tels, ceci du fait qu’elle s’accompagne d’un profond ébranlement du symbolique, et donc du lien social avec une sorte de détricotage de la trame contitutive des liens sociaux. Certes, cet ébranlement du symbolique arrive à être plus ou moins masqué à travers l’adhésion à une pensée de plus en plus « concrétique », « digitale » et « iconique », je dirais une pensée par « images sensibles » selon l’expression d’Ibn Rochd. De ce fait, nous vivons une crise si radicale que les concepts de base auxquels s’adossent nos manières de penser, de rêver et d’expliquer le monde s’en trouvent secoués ; une crise telle que le chaos ne pourrait devenir « créatif » qu’à travers un travail de culture sur l’ensemble de ces concepts de base, à partir de là-même où ils se trouvent perturbés ; sans ce travail de culture en groupe dans le cadre d’une perspective transdisciplinaire et transculturelle, nous voici menacés de nous retrouver dans le schéma explicatif que tente de faire Hans Blumenberg  pour expliquer (dans les suites de la crise financière de 1929) l’émergence et la genèse du fascisme en Allemagne dans les années 1930-45 avec son livre portant pour titre : Préfiguration. Quand le mythe fait l’histoire, et, pour reprendre une expression de cet auteur, là où « la mythisation [du récit historique] confine à la frontière de la magie, si même elle ne la franchit pas dès lors qu’à l’acte exprès consistant à répéter quelque chose de préfiguré, est lié l’espoir de produire l’effet identique ».

Or, ce qui convainc dans tous ces mythes et ces différents types de pensée mythologique, c’est la constance « iconique » en accord avec Gotz Müller dans sa recension du texte de Blumenberg, la constance « iconique » dirait à mon sens la constance du symbole au sens du symbolisme ; cela implique que l’iconique prend la place du symbole dans le sens du symbolique lequel institue le lien dynamique entre le Réel et l’Imaginaire, en accord avec Jacques Lacan, et je dirais, par là-même, il institue le support soutenant les liens sociaux.  Pour les uns, ces constructions mythiques permettraient alors d’assumer une fonction d’auto-conservation de l’homme et des masses humaines chaque fois que l’on se trouve dans un monde en crise et traversé par tant d’incertitudes. Pour d’autres, ces constructions seraient conscientes et permettraient d’apporter assez d’assurance aux masses en vue de les mobiliser au service d’un pouvoir s’instituant en tant que pouvoir providentiel porteur d’un devenir de grandeur nationale se déclarant en voie d’être restaurée dès lors qu’elle est préfigurée. Il est intéressant de préciser comment dans un tel contexte l’auto-mythisation de l’homme du pouvoir (porteur d’un tel projet de rétablir le Grand Empire) finit elle-même par se transformer en une conviction chez ce dernier et auprès de son entourage.

C’est ainsi que Goebbels rapporte dans son journal (cité par Blumenberg) ses entretiens avec le Führer, juste quelques semaines avant l’effondrement du pouvoir nazi : « Nous devrons être comme Frederic le Grand et nous comporter comme lui. Le Führer est pleinement d’accord avec moi. Même l’attitude philosophique stoïque par rapport aux hommes et aux événements que le Führer adopte aujourd’hui fait fortement penser à Frederic le Grand. » (Journal de Goebbels, le 28 février 1945) ; Dans cette mythologie qui s’est offerte comme fondatrice de l’histoire, ce qui est mis au rang de Loi est largement donné au préalable par la préfiguration de l’édification de l’Empire monumental d’Occident chaque fois renaissant aussitôt préfiguré : soit à partir d’Alexandre pour César, soit de César pour l’Imperium Romanum des trois nations, soit à partir de Frederic II le Grand de la famille de Staffen, rénovateur de l’empire et grand modèle de préfiguration pour Hitler , soit encore à partir de Napoléon à travers lequel Hegel lui-même n’échappe pas au processus de mythisation de l’histoire après avoir clamé à la vue de ce dernier à Iena en 1806 : « j’ai vu l’Esprit du monde sur un cheval ! », et pour écrire encore dans sa Philosophie de l’histoire en 1831 : « L’Histoire du monde voyage d’est en ouest, parce que l’Europe est absolument la fin de l’histoire, l’Asie le commencement. » En reprenant les instructions de Hitler à Goebbels selon ce que rapporte ce dernier dans son journal le 12 mars 1945, « Frederic II le Grand était parmi eux [parmi ces modèles] la personnalité la plus exceptionnelle […] Notre ambition doit être de donner aussi en notre temps un exemple tel que des générations à venir pourront elles aussi, dans des crises et des difficultés similaires, se réclamer de nous. »

Comme deuxième source de ces récits monumentaux, Gilles Bibeau souligne quant à lui en 1995 et 2017 : « Les nouveaux Etats-Nations européens ont tout simplement repris à leur compte le vieux modèle mis en place par l’Espagne des rois catholiques qui avaient voulu en leur temps créer une seule nation espagnole à partir d’un programme homogénéisateur, d’exaltation et d’imposition (voire d’asservissement) de la culture et de la langue du groupe dominant […] Et c’est à cette idéologie homogénéisante et dominatrice du roi Ferdinand et de la reine Isabelle que l’on continue implicitement à se référer aujourd’hui encore lorsque l’on définit la nation, contre les évidences mêmes de l’histoire des peuples […] L’Imaginaire occidental est étrangement resté raccroché […] à celui de la grande Espagne catholique et des conquêtes coloniales. »

De tels récits, de tels romans où le mythologique laisserait penser qu’il fait l’histoire, mais cela impliquerait

1/ afin de rendre le récit moins fantaisiste, moins légendaire et plus proche de la rationalité et de l’authenticité, cela impliquerait un travail de greffe de faits et d’événements historiques reconnus comme véridiques, même si ces derniers peuvent des fois s’être déroulés à des périodes différentes de l’histoire ; et cela implique aussi

2/ un travail de bricolage permettant de réduire la portée de possibles dissonances et perturbations des référents culturels et identitaires.

C’est à ces deux conditions que le mythe peut s’offrir comme une promesse historicisante afin de paraître par lui-même faiseur d’histoire, ceci en attendant l’émergence d’une nouvelle crise susceptible de fissurer à nouveau un tel roman. Certes, de telles greffes et un tel bricolage semblent parvenir à préserver pour un temps les référents culturels et identitaires par le biais d’un travail complémentaire d’une théorisation destinée à désigner un bouc émissaire, cet autre à exclure, sinon même à anéantir, afin que l’homogénéité sociale et culturelle soit restaurée. Néanmoins, si la désignation du bouc émissaire s’avérait encore non efficiente, un tel stratagème devrait se doubler par la mise en œuvre d’une théorisation telle que celle développée par un Carl Schmitt qui, depuis 1930-32, en se mettant au service du fascisme, allait définir le fondement même du politique par la nécessité de commencer en premier lieu par désigner l’Ennemi intraitable, radical, le «Eux», ces autres, à partir duquel se cristallise l’Ami, le «Tu» et le «Vous», et pour qu’il y ait alors émergence de la relation antagonique «suprême» ami/ennemi dans l’aire culturelle enfin sécurisée parce que «homogénéisée», avec somme toute, un «Nous» enfin «purifié» du «Eux», et de toute altérité radicale. Et c’est à travers le paradoxe tout à la fois de l’exclusion et de la toute présence d’une telle altérité radicale, cet «étrange étranger», ce migrant impersonnel, désubjectivé, que se constitue le cement (plutôt que lien) sociétal (plutôt que social) permettant à cette classe moyenne d’intégrer le « Nous » parmi les riches de plus en plus riches et de plus en plus minoritaires, ceci du fait même d’une répartition des richesses de plus en plus inégalitaire, y compris dans les pays du Nord. L’intégration supposée à ce «Nous» d’une telle classe moyenne, l’homogénéité supposée du « Nous », tout cela tiendrait au fait: «que même dans la volonté du servant, écrit Nietzsche, je trouvais la volonté de devenir maitre. Que ce qui est le plus faible serve ce qui est plus fort, ce qui le persuade c’est d’être à son tour maitre de ce qui est plus faible encore, c’est le seul plaisir auquel il ne veuille pas renoncer.(7)

Mais est-ce que cela pourrait masquer durablement pour cette classe moyenne des pays du Nord le profond impact de cette crise financière mondialisée qui, d’après Stiglitz (2010),« a révélé [depuis 2007-2008] des fissures dans notre société, entre Wall Street et Main Street, entre les plus riches et les autres. Alors que ceux du sommet ont beaucoup gagné ces trois dernières décennies, les revenus dans la grande majorité des Américains ont stagné ou baissé. On a dissimulé les conséquences […]; les conséquences du retour à la réalité sont simples: les niveaux de vie vont devoir chuter […] il y aura forcément un ajustement et quelqu’un doit payer la facture.» Stiglitz ajoute encore « Les Américains étaient confrontés à des dettes écrasantes et en proie à des angoisses à propos de leur emploi et de leur avenir.» (2010). De plus, pour Thomas Piketty, la croissance économique ne permet plus aujourd’hui de réduire les inégalités aussi bien en Europe qu’aux Etats-Unis. «Pire, elle contribue, ajoute Piketty (2013), à les creuser, puisque ses fruits sont depuis 30 ans captés par le pourcentage le plus riche de la population.» 

Dans le même sens Saskia Sassen écrit : « Les profits dégagés par les plus riches ne perfusent pas l’ensemble de la société […] au contraire, un élément clé de la finance tient à ce qu’elle est capable aujourd’hui d’extraire de solides profits des transactions internationales même en cas de réduction massive de l’emploi. » (2016).  Si les solutions passant par la croissance économique se révèlent de plus en plus discutables surtout à partir de cette crise de 2007-2008, les solutions des théoriciens de la décroissance seraient-elles plus viables ? En somme, il s’agit là « d’une interrogation qui porte sur tout ce qui est plus que l’interrogation », pour reprendre une formule de Jacques Derrida. Ceci d’autant plus qu’une telle globalisation mondialisée prend appui sur un maniement des idéologies banalisant de tels processus générateurs d’expulsions et pourvoyeurs d’aliénations sociales allant jusqu’au déshumain, tout aussi bien dans les pays du Nord que dans les pays du Sud. Dans tout cela l’on assiste chez les uns et les autres à une érosion progressive, voire à une précarisation incontournable de la classe moyenne, même si on peut noter une différence quant à la vitesse de la progression de cette précarisation selon qu’il s’agit des pays du Nord ou des pays du Sud.

Quoi qu’il en soit, à ce jour en 2018, l’ensemble des auteurs s’accorderait avec Joseph Stiglitz quand il affirme déjà en 2010: «Que cela plaise ou non, notre société moderne exige que l’Etat joue un rôle majeur: fixer les règles et les faire respecter.» Et comme pour répondre au diagnostic de Stiglitz et à la nécessité d’un Etat fort qui établisse des règles et qui les fasse respecter, Barack Obama dans son dernier discours du 25 avril 2016 en tant que Président des USA, c’est-à-dire de l’Etat occupant la place centrale et majeure dans la gouvernance de la finance et de l’économie mondiales (encore plus avec la place référentielle de sa monnaie qu’est le dollar US), discours déjà cité plus haut, et adressé à la Communauté européenne à partir de Hanovre, déclare: «Dans tous nos pays, y compris aux Etats-unis, beaucoup de travailleurs et de familles continuent à lutter pour se remettre de la pire crise économique survenue depuis plusieurs générations. Le traumatisme de ces millions de personnes qui ont perdu leur emploi, leur maison et leurs économies, se fait toujours sentir […] la mondialisation, l’automatisation qui ont parfois fait baisser les salaires et classé les travailleurs dans des conditions moins favorables pour négocier de meilleures conditions de travail […] Les inégalités sont aggravées. Et, pour beaucoup, le simple fait de préserver sa situation est devenu plus difficile que jamais. » Barack Obama, en tant que président des USA, s’avère être ainsi un observateur et analyste pur et dur des effets cumulatifs de la crise et des risques en devenir dont elle est le support. Mais comme s’il y avait là aussi un aveu implicite de sa part à savoir qu’il découvrait soudainement qu’il n’avait pas le pouvoir de proposer et de faire respecter une telle règlementation du capitalisme financier ; en effet, le pouvoir d’un Etat fort n’est pas, ou n’est plus aujourd’hui entre les mains du Président de la République en tant que pouvoir exécutif, ni entre les mains du reste des instances politiques élues. Pourtant, Obama semblait dès le début de son premier mandat à la Maison Blanche conscient quant à la nécessité d’une telle règlementation, il avait dans ce but désigné une commission d’experts dite Commission Obama. Or, cette commission, dans son rapport de février 2011, allait certes confirmer la nécessité d’une telle règlementation à mettre en place en vue d’une régulation efficace de la finance, néanmoins aucun consensus n’a pu voir le jour quant aux règles et aux mesures pratiques à faire respecter. Encore, début décembre 2011, dans un discours au Kansas, Barack Obama reprend ce problème et critique ouvertement l’idéologie du Libre Marché. Il rappelait encore la nécessité de règlementer le système financier et les modalités de répartition des richesses. (Cf. New York Times du 06/12/2011)(8) . Ainsi, l’on pourrait constater la difficulté même aux USA que l’Etat puisse être assez fort en vue de contenir la boulimie de ce capitalisme financier.

D’ailleurs, dans n’importe quel Etat quelle autorité aujourd’hui pourrait donc s’exercer en vue de contrôler ce monde de la finance et des multinationales et leur imposer un minimum de régulation quand tous les élus, en vue de gérer «démocratiquement» cet Etat, sont de plus en plus redevables aux financiers et aux différents lobbies qui attendent un retour sur investissement suite à leurs financements de plus en plus élevé pour les campagnes électorales respectives de ces « élus »? C’est dire combien le concept de «démocratie» semble lui-même profondément ébranlé et perverti. En accord avec Vasant Kaiwar (2013), décrivant l’évolution actuelle de ce capitalisme financier, «l’une de ses forces, écrit-il, a consisté à envahir chaque recoin du monde non seulement à la recherche de possibilités de production marchande, au sens où on l’entend habituellement, mais aussi jusqu’au cœur de la culture elle-même», je dirais, c’est d’être parvenu à envahir le cœur même du pouvoir supposé s’exercer au nom du «peuple Roi», pour reprendre une formule de Karl Rove. Le profit financier, le véritable roi qu’est devenu l’argent, et le «divin marché» semblent parvenir à investir (à travers le financement des campagnes électorales pour les futurs élus) sur un mode de plus en plus efficient tout en demeurant informel, jusqu’aux arcanes les plus intimes du Politique et de la gouvernance politique. Il s’en suivrait une gouvernance plutôt au service de la finance et des multinationales, avec, lors de chaque effet cumulatif de la crise, la mise en œuvre, pour seule règle de stabilité économique et sociale, la règle de la stabilité financière impliquant une privatisation des bénéfices au service des plus riches et une socialisation des pertes (y compris le renflouement des déficits bancaires dans les pays les plus riches, et, dans les pays du Sud, la tendance à la vente des banques nationales au nom de la privatisation Reine), avec réduction des dépenses sociales y compris celle de la santé publique et celle de l’enseignement plublic.

Très récemment, Marcel Gauchet, historien et philosophe, déclarait lors de la présentation de son dernier livre Robespierre: « La croyance au complot […] elle doit sa relance actuelle à la globalisation. En effet, ajoute-t-il, que connait-on des multinationales dont le siège est on ne sait où, mais qui interviennent sur notre territoire […] le complotisme se déchaîne parce que le théâtre s’élargit démesurément, tandis que se réduit la connaissance des mécanismes fondamentaux de l’action collective. » (Le Monde des livres, du 23 novembre 2018, p. 8). Encore une fois, nous voici confrontés au complotisme associé à la rumeur, à cette Phémée de Platon, ce Muthos qui, selon J.C.Vernant, se présente non comme une forme particulière de pensée, mais comme l’ensemble de ce que véhicule et diffuse au hasard des rencontres, des conversations, cette puissance sans visage, anonyme et insaisissable.

Dans un tel contexte de complotisme de plus en plus banalisé, dans un tel contexte d’ébranlement du symbolique et de bouleversements tout à la fois sociaux, interculturels et intergénérationnels, il y aurait comme une émergence à tous ces niveaux d’un certain glissement des référents identitaires et culturels; de ce fait, comment s’étonner d’assister à la réémergence tout à la fois d’une large réceptivité aux différents courants spiritualistes et du surgissement, partout dans le monde, de différentes catégories de fondamentalismes religieux (plus dans le sens d’une religiosité passionnelle et idéologique que d’une religion), et de fondamentalisme laïciste. Chacun de ces fondamentalismes s’institue à travers son roman culturel monumental (n’ayant cesse d’être à chaque fois bricolé) comme dépositaire de la Vérité Absolue, la vérité suprême, accompagnée d’une pensée de l’ordre de la conviction non traversable par le principe d’incertitude ni encore moins par le doute, et donc «inaccessible aux arguments », pour reprendre une expression de Sigmund Freud . Ainsi, tout ce qui serait support de différence, d’hétérogénéité, se doit d’être exclu et passible, en tant qu’altérité radicale, d’une violence de l’ordre de la violence sacrée (Cf Axel Honneth 2016-2017)(9). Déjà, en 1951, Hannah Arendt soulignait dans son ouvrage Le système totalitaire: « Ce qui dans le monde non totalitaire, prépare les hommes à une domination totalitaire, c’est le fait que la désolation […] est devenue l’expérience quotidienne des masses toujours croissantes de notre siècle. » Je dirais que c’est aussi le cas à l’orée de notre 21ème siècle.

Troisième point: De l’Economique au Psychique et au Mental

Saskia Sassen déjà citée, à travers son excellente étude de l’évolution du capitalisme aujourd’hui sur une durée de 30 ans, fait le constat que l’économie capitaliste est entrée, dans le monde entier y compris dans l’Occident, dans une logique «d’expulsions et de destruction». Nous assisterions donc à une logique mondialisée «d’expulsions et de destruction», ceci en accord avec plusieurs auteurs dont Joseph Stiglitz. Et ainsi, il peut arriver des moments où deviendrait insuffisante la projection sur les migrants de ce profond Mal-Être parmi les indigènes des pays du Nord «oubliés» de la globalisation mondialisée, surtout l’on se trouve à vivre cette expérience de plus en plus «quotidienne de désolation», selon l’expression de Hannah Arendt. Ils peuvent par moments éprouver des difficultés à échapper à la sensation d’un progressif mais incontournable déclassement social, sensation source d’une soudaine inquiétante étrangeté en rapport au risque toujours imminent d’être aspirable par la masse des démunis, ce «Eux», cette altérité radicale. Une série de romans très récents illustre cela en France: Edouard Louis, avec son essai Qui a tué mon père (Ed. Seuil 2018); Nicolas Mathieu avec son roman Aux animaux la guerre (Ed. Actes-Sud 2014) et Leurs enfants après eux (Actes-Sud 2018).

Ainsi, à la suite par exemple d’une réduction de l’impôt sur la fortune (afin d’éviter la «libre» migration d’un capital financier vers d’autres territoires), à l’avantage des plus riches, et d’une socialisation d’une taxe supplémentaire pour tous, et touchant notamment les plus démunis parmi la classe moyenne déjà fragilisée; l’on peut alors assister soudainement à ce que cette dernière mesure introduise le degré supplémentaire de trop dans la baisse d’un pouvoir d’achat déjà limite. Et c’est ainsi que brusquement, cette «volonté de puissance du Servant de devenir à son tour maître de plus faible que lui» (comme modèle du mécanisme de cohésion interne d’un tissu social axé principalement autour de la volonté de puissance selon Nietzsche), il se trouve là à vivre un glissement de l’existant dans son ensemble engendrant l’émergence d’une peur, d’une terreur en rapport à la perte d’une illusion d’appartenance à cette culture dominante jusque-là idéalisée et support d’une adhésion mimétique à ses modèles d’identification ; et comme le souligne Fanon, « une juste colère prend alors naissance et cherche à s’exprimer […] il n’était plus question pour lui de donner un sens à sa vie mais d’en donner un à sa mort.»; une telle colère à taire, à refouler, semblerait d’après la description qu’en fait Fanon dans L’an V de la révolution algérienne, fécondante pour une évolution possible, en premier lieu du cadre de la rencontre intergénérationnelle fils-fille/père où s’affirme le droit de dire Non au père, Non à toute relation de résignation, et qui de ce fait s’ouvre à une relation de filiation plus mature dès lors qu’elle se découvre un point d’appui et qu’elle repose ainsi sur le Nom du Père en tant que signifiant; tout cela, précise Fanon, sans qu’il y ait «rejet du père ou expulsion du père». Et c’est à travers cette autonomisation du fils comme de la fille à l’égard d’une relation de soumission et de résignation, le père, ajoute Fanon, réalise que « le seul moyen de rester debout c’est de rejoindre le fils/la fille.
Et c’est alors que la relation fille-fils/père, puis la relation père/fils-fille, deviennent pour l’ensemble pourvoyeuses d’un processus dynamique d’harmonisation à l’œuvre vers une filiation d’association paritaire se substituant à la classique filiation antagonique fils/père ainsi qu’à la classique relation antagonique père/fils. Et c’est cela qui rendrait possible l’émergence des conditions d’une métamorphose (d’abord au niveau du fils et dans un deuxième temps au niveau du père) de cette colère à taire et qui n’arrivait pas à s’exprimer, vers une colère de part et d’autre à parler et à écouter(10) pour qu’apparaisse enfin l’éclaircie source de la métamorphose nietzschéenne d’un Esprit de soumission qu’était l’Esprit chameau vers un Esprit lion, «vers cet Esprit de la conquête du droit sacré de dire Non! Voilà ce que peut faire la force du lion»(11) (Nietzsche). Et déjà en 1927, S. Freud de souligner encore dans L’avenir d’une illusion: «Il va sans dire qu’une culture qui laisse insatisfaits un si grand nombre de participants et les pousse à la révolte n’a aucune chance de se maintenir durablement.»

Mais à l’orée de la métamorphose de l’Esprit Chameau en l’Esprit Lion, métamorphose qui s’annonce toute prête à être là sans encore être là, les travaux d’Angus Deaton et Anne Case viennent, à partir d’un nouvel angle, nous offrir un éclairage illustrant l’étendue et la profondeur de l’impact psychique et mental de la crise économique avec le maintien de l’idéologie du Libre Marché et de ce que cela implique comme répartition de plus en plus inégalitaire des richesses.

Un telphénomène est pourvoyeur d’injustice sociale, de violence et d’une menace permanente (individuellement ressentie) d’exclusion. La profondeur d’un tel impact sur le psychisme pourrait être justement en rapport avec ce qu’une telle menace peut dévoiler et réactiver en tout un chacun parmi la trace et les effets archaïques d’une menace d’exclusion déjà ressentie très précocement avec la naissance et l’arrivée du tout petit frère et de la toute petite sœur, ceci en accord avec les travaux de Mélanie Klein.

A cet égard, Angus Deaton qui est spécialiste en micro-économie et prix Nobel en sciences économiques en 2015, publie avec Anne Case une étude de l’évolution de la mortalité et de la morbidité psychiatrique chez 3 groupes d’Américains, hommes et femmes, ceci sur une période s’étalant de l’année 1978 à l’année 2013. Ces trois groupes portent sur la tranche d’âge moyenne de 45 à 54 ans: un groupe issu de la population nord-américaine blanche, un groupe issu d’une population dite hispanique ou latino-américaine, et enfin un groupe issu d’une population dite afro-américaine. Chez ces trois groupes, de 1978 à 1998 la courbe de mortalité était en baisse en moyenne de 2% par an, ceci conformément à la baisse de la mortalité en fonction de l’âge et qui caractérisait tous les pays industrialisés comme l’Allemagne, la France et la Suède. Mais à partir de 1999 à 2013 cette courbe de mortalité allait dans les 3 groupes très nettement s’inverser et devenir ascendante ; de même qu’il y a parallèlement un accroissement de la morbidité psychiatrique. Pour expliquer une telle inversion de la courbe de mortalité et un tel accroissement de la morbidité psychiatrique à partir de 1999 et ce, chez ces trois groupes de populations âgées entre 45 et 54 ans, les auteurs mettent cela en relation avec le stress et l’incertitude économique qui frappent ces populations y compris la population blanche non hispanique. Ils évoquent l’hypothèse d’une «épidémie de désespoir» (epidemical despair): «We are seeing is just one terrible consequence of slow growth and growing inequality». Nous serions face à une génération américaine, y compris la classe moyenne de race blanche non hispanique pour qui c’est la première fois depuis des décennies que la prospérité économique ne sera pas à la hauteur de celle que chacun des représentants de cette génération avait eu à vivre avec ses propres parents. Ils seraient soumis ainsi au stress et à l’incertitude, avec néanmoins pour seule certitude, celle qu’ils ne peuvent à leur tour transmettre pour leurs propres enfants l’horizon d’un devenir désirable à la différence de ce qu’avaient fait pour eux leurs propres parents. Et l’on assisterait ainsi à l’amplification de la notion de « père médiocrement loti » de «père humilié», notion déjà évoquée par Freud et développée par Jacques Lacan dans son article sur la famille dans l’Encyclopédie française (Tome 8, 1938, Texte écrit à la demande de Henri Wallon).

Et comme en résonance avec ce fonds de désespérance perturbant toute vision d’une possible projection dans le temps à travers la transmission d’un devenir désirable pour ses propres enfants, il y a ce questionnement du romancier Pascal Quignard dans Les ombres errantes (2002): «La question politique […] n’est jamais: quel avenir pour nos enfants? La question de la terreur imminente est toujours imminente […] il faut toujours prendre de vitesse la mort qui fascine le social.»

A cette question de «la mort qui fascine le social», c’est encore Nietzsche qui ouvre la voie de la déconstruction d’une telle question, ceci à partir de l’interrogation que se reposera et théorisera plus tard Sigmund Freud, et que commentera Ernest Jones: «Comprend-on Hamlet ?» Et Nietzsche d’ajouter dans Ecce Homo: «Ce n’est pas le doute, c’est la certitude qui rend fou. Mais pour sentir ainsi, il faut être profond, il faut être philosophe, il faut avoir un abîme en soi… Nous avons tous peur de la vérité.» Enfin, c’était au cours d’un entretien avec Roger-Pol Droit (le 30/06/1992) que Jacques Derrida(12) , à propos de son expérience de la déconstruction, qu’il aborde: «en tant qu’une interrogation sur tout ce qui est plus que l’interrogation […] Elle porte sur tout ce que la question Qu’est-ce que?, a commandé dans l’histoire de l’Occident et de la philosophie, c’est-à-dire pratiquement tout, depuis Platon à Heidegger. De ce point de vue on n’a plus le droit de répondre à la question Qu’est-ce que tu es?, Qu’est-ce que c’est? sous une forme courante.»

Aussi, dans un tel cadre «d’épidémie de désespoir» (epidemical despair), selon l’expression de Deaton et de Case, ou encore de «désolation quotidienne», selon l’expression de Hannah Arendt, avec «Les masques [qui] ne parlent plus» selon Henri Collomb, comment le médecin et/ou le psychiatre pourrait-il répondre à la parole questionnante du patient et/ou de sa famille: «Qu’est-ce que tu es? Médecin? Qu’est-ce que c’est ce dont je souffre? Qu’est-ce qui peut stopper ou réduire ma douleur?... Pourrait-on en tant que médecin répondre à ce malade sous une forme courante ?» Répondre à ces questions « sous une forme courante » ce serait participer, en tant que supposé-savoir avant tout veiller à rétablir l’homogénéité sociale suite à l’hétérogénéité perturbatrice qu’introduisent la maladie et le mal-être. Ce qui implique se prêter en tant que supposé-savoir à être soi-même socialement instrumentalisé dans la fonction du sélectionneur au service de la différenciation et la sélection entre:

1/ ceux parmi les malades qui répondraient à un processus de normalisation sociétale (plutôt que sociale) et pour qui la différence source d’une hétérogénéité s’avèrerait donc provisoire et de l’ordre du traitable grâce au support de certitude que véhiculent les grandes avancées technologiques en matière de diagnostic et de chirurgie, ainsi que les avancées scientifiques en matière de pharmacologie; et,

2/ les malades porteurs d’une différence certes non traitable mais socialement tolérable du fait qu’elle ne met pas en danger le maintien de l’homogénéité du groupe; enfin,

3/ les malades support d’une différence toute à la fois de l’ordre de l’intraitable et du socialement non tolérable… Nous serions alors dans l’ordre du fonctionnement de l’esprit et de la philosophie de l’Institut Allemand de Psychothérapie à la fondation duquel avait participé en 1936 la D.P.G (la Société Allemande de Psychanalyse). Cet institut avait pour directeur fondateur Matthias H. Göering, cousin du maréchal Göering; «cet institut devait coordonner toutes les écoles thérapeutiques pour développer une nouvelle théorie allemande de la santé mentale.» (Karen Brecht 1988). C’est cela qui correspondrait à apporter une réponse courante à la question du patient: Qu’est-ce que c’est ce dont je souffre ? ceci en place de la recommandation derridienne quant à l’obligation de veiller plutôt à apporter une réponse sous une forme non courante.

Ne pas répondre d’une façon courante à de telles questions du patient et de sa famille (qu’est-ce que c’est ?, pourriez-vous arrêter, ou du moins réduire ma douleur ?), ne pas répondre d’une façon courante, c’est percevoir cette question en tant que «donation de sens», en tant qu’ «acte de signification », pour reprendre deux expressions de Husserl; une donation de sens qui implique qu’on ne saurait s’arrêter au niveau manifeste d’une telle question, c’est que toute question et toute parole est donation de sens avec toujours un niveau manifeste et un niveau latent, l’un en corrélation avec l’autre et, pour cela, en attente d’une écoute (en position décalée par rapport aux maniements des idéologies sociales prévalentes), une écoute d’attention flottante dans un cadre de compréhension empathique pour s’ouvrir sur « un nouvel horizon de sens » (Hadd al-Ma’âni), selon Ibn Sina, pour s’ouvrir sur « une transcendance de sens », selon Husserl. Et ce serait à partir d’un travail de compréhension réciproque que s’opère et se structure, au niveau du patient, un processus de compréhension de lui-même médiatisée par le thérapeute ; ainsi, le patient se redécouvre comme Sujet maître de sa propre parole, de sa propre question « Qu’est-ce que c’est ? » qui, elle, va ouvrir en lui-même et pour lui-même les possibilités de reconquérir son propre monde et de participer réellement à une dynamique évolutive tout à la fois de son propre diagnostic et de sa propre thérapie.

Quant à la psychiatrie, dans le cadre qui lui est spécifique, elle apparait aujourd’hui particulièrement confrontée aux aléas de la prise en charge au long cours du malade souffrant d’une psychose chronique, avec ce que peuvent révéler ces aléas quant au dysfonctionnement en partage à travers toutes les cultures des stratégies et des programmes de soins en santé mentale. La recommandation derridienne de répondre d’une façon non courante à la question Qu’est-ce que tu es ?, Qu’est-ce que c’est ?, cela devient plus complexe puisqu’il s’agit d’une maladie qui représente le paradigme même de la souffrance humaine, à savoir celle de «l’homme et sa psychose», avec, de plus, une part de mal-être familial (en corrélation mais sans se confondre avec celui du patient) et d’une perturbation par moments du mode de fonctionnement familial.

Pourtant, cet «homme et sa psychose», et en accord avec Gisela Pankow, n’était jusque-là en cesse de nous «adresser des appels sans jamais recevoir des réponses». Mais comment répondre à ses appels d’une façon non courante, selon la recommandation de Derrida? Qu’est-ce donc répondre à sa parole, à son appel, d’une façon non courante et donc plus adaptée? Or, la difficulté de cette écoute au long cours du malade psychotique et les aléas de cette écoute semblent justement être liés au fait que sa parole, que sa question, peut venir dévoiler et réactiver un refoulé mettant à nu une faille là-même où prend appui le fondement du roman familial; elle vient soudainement exprimer un refoulé de l’ordre de l’originaire en parlant l’indicible, ce qui introduit au niveau de la famille la diffusion d’une inquiétante étrangeté et ce, jusqu’au ressenti familial du glissement de l’existant dans son ensemble. C’est alors qu’une polarité familiale vient brutalement barrer une telle question, ou une telle parole de l’ordre de l’indicible jusqu’à entrainer un état d’agitation et une rechute sur un mode aigu justifiant l’hospitalisation en urgence en milieu spécialisé et l’exclusion ainsi du malade de son milieu familial, le temps nécessaire pour que l’homogénéité du roman familial soit à nouveau bricolée et rétablie. Mais, ce même malade, une fois hospitalisé dans un milieu spécialisé, où sa parole, sa question, son appel, l’un ou l’autre est supposé pouvoir circuler librement sans aucune censure, sans aucun risque de représailles ni d’exclusion et ce, pour être écouté par une diversité de spécialiste en ce domaine. Or, voici que la même parole, la même question, le même appel, qui avait dévoilé et réactivé un refoulé du roman familial de l’ordre de l’originaire, voici que cette même parole (et cela peut arriver) déclenche dans l’institution elle-même la même inquiétante étrangeté et la même sensation d’un glissement de l’existant dans son ensemble au niveau des soignants présents lors de la scène. Une polarité parmi les soignants se délègue à son insu (avec participation passive du reste des soignants présents) pour agir comme la famille du malade dans ce type de situation en barrant la parole du malade et en le contenant, ce qui engendre une agitation accompagnée d’une nouvelle rechute de son état aigu, ceci alors même que son tableau clinique commençait à être assez stabilisé avec émoussement des principaux symptômes caractérisant le type de sa psychose, ceci conformément aux différents DSM... La déconstruction de ce type de situation en séminaire permet de mettre à jour qu’en fait, tout comme dans sa famille, le malade venait de parler l’indicible donc le non formulable et le non écoutable, y compris auprès de spécialistes de l’écoute. C’est que le travail de déconstruction permet de dévoiler qu’en fait le patient venait dans cette situation de dévoiler et de réactiver un refoulé de l’ordre de l’originaire mettant à nu une faille dans l’un des points d’appui du fondement du roman institutionnel et/ou du roman culturel lui-même dans son ensemble. Ce qui implique que pour apporter une réponse non courante et adaptée au questionnement derrière la parole d’un tel patient, il y a obligation d’un travail de culture à entreprendre en équipe à partir de là où cette parole du malade avait si profondément dérangé jusqu’à ébranler la relation thérapeutique et son cadre institutionnel. Un tel travail de culture, je dirais en reprenant Lacan, devrait contribuer progressivement « à restituer à cette parole [jusque-là barrée] sa pleine lumière d’évocation»; et à partir de là-même où nos certitudes comme notre Suffisance de maîtrise sont ébranlées et où notre ignorance, notre non-suffisance (plutôt qu’insuffisance) que se met en œuvre le processus de déconstruction/reconstruction d’un savoir n’ayant cesse d’être renouvelé; et comme le souligne encore Jacques Lacan: «La vérité n’est rien d’autre que ce dont le savoir ne peut apprendre qu’il le sait qu’à faire agir son ignorance.» (J. Lacan 1966).

Conclusion

En Saint-Alban-sur-Limagnole, un petit village dans la Lozère en France, il y avait un château médiéval qui a été transformé en asile psychiatrique.
En 1929-30, la crise économique et financière  avait déjà par le passé suscité de grands bouleversements internationaux… 1939-40: effets cumulatifs de la crise de 1929 menant au triomphe du fascisme en Europe; la France est envahie par l’Allemagne… Autour de Saint-Alban, un foyer de maquis, de résistance armée à l’envahisseur, Lucien Bonnafé, Paul Balvet, François Tosquelles, dirigeaient cet asile… d’un seul coup, les soignants et les malades psychotiques se retrouvaient à vivre la coexistence entre aliénation politique, aliénation sociale, aliénation familiale, aliénation institutionnelle avec co-présence du paradigme du processus d’aliénation, à savoir l’aliénation mentale avec les malades psychotiques chroniques pensionnaires de cet asile. A ces catégories de personnes allaient s’associer de temps à autre des maquisards blessés qui étaient soignés clandestinement dans l’infirmerie de l’asile, et aussi quelques résistants venant retrouver asile, refuge dans cet hôpital, ceci du fait qu’ils étaient recherchés et après avoir été dénoncés auprès de la Gestapo. L’hôpital comme contenant, allait ainsi recouvrir de fait le sens premier du concept d’asile, celui de refuge. Il allait aussi devenir un véritable carrefour pour différentes catégories de personnes, avec une ouverture à une multidimensionnalité des niveaux de rencontres. Cela allait déclencher un processus fécondant de délibération, avec corrélation du parler en groupe et de l’entendre en tant qu’actes psychiques engendrant un processus progressif de compréhension réciproque, de réflexion et d’action quant au rapport entre ces différentes catégories d’aliénation, avec un dysfonctionnement pour les uns institutionnel, pour certains autres familial, social pour d’autres, politique pour d’autres encore. Cela allait entraîner grâce à Lucien Bonnafé, à Paul Balvet et à François Tosquelles, cela allait entrainer une transformation institutionnelle, avec participation de tout un chacun dans l’organisation de l’institution. Le cadre même de cette rencontre et le mode de sa transformation progressive engendraient la prise de consciencequ’aucune différence n’est plus de l’ordre de l’intraitable; le vieux malade psychotique qui paraissait dans un état très déficitaire reprenait vie et participait progressivement d’une façon active aux débats (sur le registre du parler et celui de l’entendre) ainsi qu’à l’organisation de l’institution; tout un chacun et tout le groupe recouvraient une position d’acteur thérapeutique et donc de Sujet. Le groupe lui-même dans son ensemble sortait du statut de groupe-objet pour se métamorphoser en groupe-sujet selon l’expression de Félix Guattari. Aux maniements des idéologies sociales fondées sur la relation antagonique ami/ennemi, et sur la relation antagonique hétérogénéité/homogénéité ainsi que sur la notion de différence intraitable et radicale, à tout cela se substitue un processus dynamique d’harmonisation toujours à l’œuvre, un travail d’harmonisation auquel participe tout un chacun à partir de sa singularité pour s’ouvrir, une fois reconnu, et non seulement toléré, dans sa singularité, à l’échange et au partage avec autrui. Ainsi, en 1939-42, la psychothérapie institutionnelle était née à Saint-Alban; cet ancien asile est actuellement baptisé Centre Hospitalier François Tosquelles. Depuis, la psychothérapie institutionnelle avait diffusé dans un certain nombre de régions de France et en Tunisie… Les conditions actuelles des effets cumulatifs de la crise de la mondialisation avec l’ébranlement des référents identitaires et culturels, l’insuffisance aujourd’hui reconnue des stratégies de soins en santé mentale partout dans le monde, et tout ce que nous avons eu à développer ci-dessus ne nécessiterait-il pas une refondation de la psychothérapie institutionnelle?

Essedik Jeddi

Communication présentée lors du 27ème Congrès National de l’AMPEP

et le 1er Congrès International méditerranéen de Psychiatrie,

Tanger, 2 novembre 2018

(1) Etats-Unis : une migrante de 7 ans meurt en détention ; une enfant migrante guatemaltèque de 7 ans est morte quelques heures après avoir été placée en détention par la police aux frontières américaines, dans l’Etat du Nouveau Mexique, ont confirmé jeudi 13 décembre les autorités migratoires. La fillette qui avait franchi illégalement la frontière en compagnie de son père et d’une douzaine d’autres personnes, est morte de « déshydratation et d’un état de choc », selon le Waschington Post citant le service des douanes et de la protection des frontières. (Journal Le Monde du 15-12-2018, p. 3).

(2) Obama, Barack : Discours de Hanovre ; in Journal Le Monde du 27-04-2016 ; p. 10.

(3)Blumenberg, Hans : Préfiguration. Quand le mythe fait l’histoire. Editions Seuil ; Paris 2016 ; p. 9.

(4) Dans la présentation en quatrième page de couverture de la traduction française du livre d’Ernest Kantorowicz « L’Empereur Frédéric II » (écrit en allemand en 1927, traduit et édité en 1987 aux éditions Gallimard), il est écrit : «  Frédéric II est lui-même un Empereur de légende (1194 au 1250) rejeton abandonné des Hohenstaufen qui, grâce à son seul charme, reconquiert sans coup férir un royaume qui s’étend de la Sicile à la Baltique,  pour aller ensuite guerroyer en Terre sainte, se lier d’amitié avec les infidèles [les musulmans], braver le pape et finir par la réputation d’Antéchrist, en laissant un souvenir qui a hanté la mémoire allemande jusqu’à Hitler. » J’ajouterais que pour Nietzsche, ce personnage est célébré comme, écrit-il «le  premier Européen qui convienne à mon goût ». A souligner encore cette déclaration de Hitler citée par Hermann Rauschning dans son livreHitler m’a dit : « Au fond, il n’y a que nous les Nationaux-Socialistes, et nous seuls, qui avons pénétré le secret des révolutions gigantesques qui s’annoncent. Et c’est pourquoi nous sommes le seul peuple choisi par la Providence pour donner sa marque au siècle à venir. » 

(5) Il faut souligner que le penseur Ibn Khaldoun avait dès le XIVème siècle fortement critiqué l’amalgame entre récit mythologique (al-ustûri ou al-Khurâfi), récit informatif (al-Ikhbâri, de l’ordre d’une chronique au service du pouvoir et s’offrant comme un récit historique) et enfin le récit historique. Seul ce dernier exige une méthodologie rigoureuse de recherche dont il énumère les règles (et qui ne s’arrête pas au seul niveau manifeste des phénomènes tels que rapportés par les chroniqueurs des récits informatifs), ceci pour mériter d’être classé dans la catégorie du Savoir historique en tant que science (‘Ilm) s’ouvrant sur la philosophie (al-Falsafa). En écho à cela M. Merleau-Ponty soulignait : « La philosophie […] n’est jamais indépendante du discours historique. »

(6) Une autre forme encore plus contemporaine de mythisation de l’histoire, ou de ce qui est donné pour l’histoire, c’est la stratégie de Schéhérazade telle qu’utilisée par Karl Rove, l’éminent conseiller de Georges W. Bush durant les deux mandats de celui-ci à la Maison Blanche. Karl Rove avance que selon cette stratégie je cite : « Quand la politique vous condamne à mort commencez à raconter des histoires, des histoires fabuleuses, si captivantes, si envoûtantes, que le Roi (ou dans ce cas les citoyens américains qui en théorie gouvernent notre pays) oubliera sa condamnation capitale . » Et lors de la discussion avec le journaliste Ron Suskind,  Karl Rove aurait encore illustré un aspect de cette stratégie en ajoutant : «  Les gens comme moi faisaient partie de ces types appartenant à ce que nous appelons la communauté réalité (The reality-based-communauty) ; vous, vous croyez que les solutions émergent de votre judicieuse analyse de la réalité observable ?... et Suskind d’ajouter : j’ai murmuré et acquiescée. Il me coupa : «  … ce n’est plus de cette manière que le monde marche réellement. Nous sommes un Empire maintenant, et lorsque nous agissons, nous créons notre propre réalité. Et pendant que vous, vous étudiez cette réalité judicieusement, comme vous le souhaitez, nous, nous agissons à nouveau et nous créons d’autres réalités nouvelles que vous pouvez étudier également, et c’est ainsi que les choses se passent. Nous sommes les auteurs de l’histoire […] et vous, vous tous, il ne vous reste qu’à étudier ce que nous faisons. » (Cf. The New York Times, le 17 octobre 2004) 
(7) Nietzsche, Frédéric : Ainsi parlait Zarathoustra ; (Livre de poche, p. 141). Au XIVème siècle Ibn Khaldoun dans sa Muqaddima. Et Sigmund Freud en 1927 dans L’Avenir d’une Illusion, l’un et l’autre abordent cette question de la mimésis identificatrice du dominé envers son dominant, la question de « cette identification des opprimés avec la classe qui les domine et les exploite , et comment ceux-la [ces opprimés], ajoute encore Freud, peuvent par ailleurs être affectivement liés à ceux-ci et, en dépit de leur hostilité, voir en leurs maîtres des idéaux ».
D’un autre côté, conformément à une relecture de Nietzsche par Georg Lukakcs quant au rapport de ce dernier avec le fascisme allemand (texte 1943 traduit en français et édité à Paris aux éditions Critiques 2017), l’on pourrait être tenté de faire un lien de filiation avec la théorisation de Carl Schmitt quant à sa théorie du fondement du politique sur la relation antagonique ami/ennemi. Pourtant, Nietzsche, lorsqu’ il parle d’ami et d’ennemi, ces concepts apparaissent beaucoup plus complexes compte tenu de leur lien avec « l’instance désirante ». Aussi, cette relation antagonique complexe de l’ami avec l’ennemi s’en trouve génératrice d’une tension ouvrant sur une polysémie et permettant ainsi la liberté de se positionner au travers d’un « large éventail de possibles », selon l’expression de Kierkegaard, un large éventail de significations. De plus, pour Nietzsche, à la différence de la caricature réductrice schmittienne, chacun de ces deux concepts est lui-même porteur d’une relation antagonique endogène et qui, l’une et l’autre vont s’ouvrir chacune à son tour à une telle polysémie et à une telle polyphonie ; en effet, contrairement à Carl Schmitt, chez Nietzsche, « il y a toujours de l’ami en l’ennemi et de l’ennemi en l’ami. » D’ailleurs, ajoute encore Nietzsche : «  Et souvent l’on attaque et l’on se fait un ennemi pour cacher que l’on est soi-même vulnérable. Sois au moins mon ennemi, c’est ainsi que parle le véritable respect qui n’ose solliciter l’amitié. » Pour Nietzsche « il faut encore honorer l’ennemi dans l’ami […] On doit avoir dans son ami son meilleur ennemi. ». Et le même auteur de souligner dans Ecce Homo : «Quand je songe combien j’ai été pris rarement pour un Allemand, il pourrait me sembler que je suis seulement moucheté de germanisme. », ceci, précise-t-il, qu’étant petit fils d’un migrant polonais en Allemagne, même si sa mère et sa grand-mère paternelle « sont tout ce qu’il y a de très allemand. » 

(8) Obama, Barack, in Osawatomie. Kansas. The New York Times, 6 décembre 2011.

(9) Le 04/07/1923, S. Freud écrivait, en réponse à une lettre du jeune Erich Leyens qui se plaignait auprès de lui d’être victime d’une stigmatisation déshumanisante avec exclusion d’un mouvement de jeunesse créé par Hans Blüher, psychanalyste allemand, et ceci du seul fait de sa judéité : « Je vous comprends et je comprends votre situation […], mais j’aimerais vous déconseiller de vous miner dans un combat sans espoir contre les courants spiritualistes de l’Allemagne d’aujourd’hui. Les psychoses des peuples sont inaccessibles aux arguments » Cette notion de Psychoses des peuples ne devrait-elle pas être réactualisée pour être repensée ?
(10) A la fin de son essai, Edouard Louis s’adresse à son père comme suit : « Tu as changé ces dernières années. Tu es devenu quelqu’un d’autre. Nous nous sommes parlés, longtemps, nous nous sommes expliqués, je t’ai reproché la personne que tu as été quand j’étais enfant, ta dureté, ton silence, ces scènes que j’énumère … et tu m’as écoué. Et je t’ai écouté. Toi qui toute ta vie as répété que le problème de la France venait des étrangers et des homosexuels, tu critiques maintenant le racisme de la France, tu me demandes de te parler de l’homme que j’aime. Tu achètes les livres que je publie, … Tu as changé du jour au lendemain, un de mes amis dit que ce sont les enfants qui transforment leurs parents et pas le contraire. » (Qui a tué mon père ; éd. Seuil, 2018, p. 84-85.)

(11) Ceci dans l’attente d’une troisième métamorphose de l’esprit, celle de la métamorphose de l’Esprit Lion en l’Esprit Enfant, je dirais l’Esprit Infans (concept proposé par S. Ferenczi et repris par J. Lacan) ; « L’enfant, écrit Nietzsche, est commencement nouveau […] l’esprit peut jouer l’esprit des créateurs […] ayant perdu le monde, il conquiert son propre monde. » (Cf. F. Nietzsche : Vie et Vérité ; Textes choisis ; éd. PUF. 1971).
(12) Derrida, Jacques et Droit, Roger-Pol : Entretien inédit publié in Journal Le Monde, Cahier du monde 12 octobre 2004, p. III.