News - 10.01.2019

Khemais Chammari et Mokhtar Trifi: la première génération Tunisienne des droits de l'homme (Vidéo et Photos)

Khemais Chammari et Mokhtar Trifi:  la première génération Tunisienne des droits de l'homme (Vidéo et Photos)

Alors que l’on célèbre le soixantième-dixième anniversaire de la Déclaration universelle des droits de l’Homme (Dudh), l’idéal que proclame cette déclaration semble aujourd’hui acquis dans les pays du Sud. Inscrit dans les constitutions, il est aussi partagé au sein des différentes couches de la société et inspire l’action de milliers d’acteurs de la société civile. Cette adhésion semble aujourd’hui aller de soi, évidente. Elle est pourtant en très grande partie le résultat de l’action d’une génération de militants et militantes des droits de l’Homme dont Khemaïs Chammari, natif de 1940, et Mokhtar Trifi, né dix ans plus tard, sont des figures emblématiques en Tunisie bien sûr, mais largement au-delà.

Les parcours semblent, de prime abord, différer. Dix ans d’écart. Un Tunisois d’un côté, un garçon né dans le village de Hajeb Layoun de l’autre. Le premier fait des études supérieures à l’étranger alors que le second ne quitte les bancs de l’université tunisienne que forcé par les autorités, qui flairent déjà l’agitateur. 

Mais les différences s’arrêtent là et les ressemblances sont incontestablement plus nombreuses.

Tous les deux, Khemaïs et Mokhtar, appartiennent à cette génération que l’on pourrait qualifier de post-nationaliste, qui balance entre enfance et adolescence lorsque la lutte nationaliste est à son apogée, et qui découvre, l’indépendance intervenue, la politique par le syndicalisme étudiant. Comme dans les autres pays du Maghreb, l’Algérie et le Maroc, l’Union générale des étudiants tunisiens (UGET) est à la fois l’instance de socialisation politique et le parapluie qu’utilisent les diverses factions partisanes (nationalistes arabes, socialistes, communistes puis militants d’extrême gauche) pour recruter des adhérents et «régler leurs comptes». Le combat pour les jeunes pousses militantes des années 1960 et 1970 est double : s’opposer, d’une part, aux pouvoirs autoritaires qui se mettent en place après les indépendances et prendre, d’autre part, le leadership des mouvements d’opposition.  Dans l’arène de ces luttes que constitue l’UGET, les batailles idéologiques et les joutes oratoires sont d’excellentes écoles d’initiation. De temps à autre, les coups de bâton des forces  de l’ordre, les emprisonnements et les services militaires qui tombent à point complètent la formation théorique reçue sur les bancs de l’université et au syndicat. Nos deux étudiants-militants n’y échappent pas. Au tournant des années 1970, cette génération rencontre les droits de l’Homme, une découverte qui est le fruit de plusieurs évolutions.

C’est probablement le résultat à la fois d’un mûrissement personnel et d’une prise de conscience des difficultés et des impasses de l’action partisane.

La création de la Ligue tunisienne de défense des droits de l’Homme (Ltdh) intervient en 1976 et ses fondateurs et ses premiers militants, dont nos deux amis, sont déjà entrés dans la vie professionnelle, dévorant en même temps les livres et les journaux qui leur permettent de suivre l’actualité mondiale : les conflits du Sud-Est asiatique, l’émergence de la question palestinienne, la grande discorde sino-soviétique, le guévarisme et ses aventures, etc. Mais ils sont en même temps à la recherche d’un modèle politique endogène qui leur permette de dépasser l’autoritarisme et d’installer une forme de société juste. L’action partisane se révèle peu ou prou plus difficile que ce l’on pensait, plus complexe que l’utopie et pas seulement en raison de la répression, implacable. Comme dans les pays riverains, cette génération se détache progressivement de l’action partisane -légale ou clandestine- et trouve dans les droits de l’Homme l’exutoire et le vecteur de nouveaux modes d’action politique. La Ltdh, comme d’ailleurs l’Amdh (Association marocaine des droits de l’homme) et l’Omdh (Organisation marocaine des droits de l’homme) au Maroc, obéissent dans la composition de leurs organes dirigeants à de savants équilibres politiques, mais une catégorie de militants, les indépendants, émerge et les liens des principales figures des droits de l’Homme avec leurs organisations politiques d’origine, se diluent. L’action pour la droite prime de plus en plus, rencontre un écho international croissant et les pouvoirs ne s’y trompent pas. La répression ne tarde pas non plus.

La découverte des droits de l’Homme par cette génération est aussi la conséquence d’évolutions mondiales. Adoptée en 1948, la Dudh inaugure le cycle de la globalisation des droits de l’Homme, mais le rythme de la mondialisation de l’universalisme est bloqué des années durant par l’opposition, frontale, des camps prosoviétique et pro-capitaliste à l’Assemblée générale des Nations unies. Pour les uns, ce sont les droits économiques et sociaux qui devraient primer et pour les autres, ce sont plutôt les droits civils et politiques. Ce n’est qu’en 1966 que ce blocage est levé avec l’adoption des deux pactes : le Pacte international relatif aux droits civils et politiques et le Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels. Le rythme d’élaboration de nouveaux instruments du droit international s’accélère, les organisations internationales de la société civile commencent à émerger –Amnesty est créé au début des années 1960- et les organes et les instruments des Nations unies en matière de droits de l’Homme commencent à prospérer. L’apparition d’espaces nationaux dédiés aux droits de l’Homme en Tunisie et ailleurs dans la plupart des pays du Sud profite de ces nouvelles dynamiques mondiales : ils se nourrissent d’elles et trouvent auprès d’elles soutien et appui.

C’est ainsi que Chammari d’abord et Trifi ensuite rencontrent justement les nouvelles organisations qui émergent, la Fédération internationale des ligues des droits de l’Homme (Fidh), créée en 1922, mais qui s’était recroquevillée jusqu’alors sur le seul monde européen, le Service civil international (SCI), l’Organisation mondiale contre la torture (Omct), etc. Khemais Chammari surtout (avec son ami et complice Saededdine Zmerli) joue un rôle essentiel auprès de ces organisations, qu’il aide à découvrir et à comprendre la nouvelle galaxie démocratique du sud de la Méditerranée. Mais aussi auprès de militants un peu plus jeunes dont les deux auteurs de cette contribution.  Khemais est alors un passeur, une sorte d’homme-frontière qui tisse des passerelles inédites entre des mondes qui s’ignoraient jusque-là.

Avec leurs amis des autres pays du Maghreb, les militants tunisiens remettent sur le métier le vieux rêve d’un espace maghrébin commun, dédié cette fois aux droits de l’Homme. Une telle quête avait en réalité commencé dès les années 1920 avec la création, à Paris, de l’Association des étudiants musulmans nord-africains en France, l’Aemnaf et avait rebondi avec l’Appel de Tanger d’avril 1958. La nouvelle étape maghrébine est facilitée par les naissances successives de nouvelles associations se donnant pour objectif la protection et la promotion des valeurs universelles : la Ligue marocaine des droits de l’Homme (Lmdh) dès 1973, L’Association marocaine des droits de l’Homme en 1979 (Amdh), la Ligue algérienne de défense des droits de l’Homme en 1985 (Laddh), l’Organisation marocaine des droits de l’Homme (Omdh) en 1988, etc. Pour partie, les responsables des nouvelles organisations se connaissaient déjà, notamment ceux qui avaient milité ensemble à l’Aemnaf à Paris et fréquenté en même temps ses locaux du boulevard Saint-Michel. Chammari est de ceux-là. Les autres s’étaient rencontrés dans d’autres réseaux. Journaliste à ses débuts, avant d’embrasser le métier d’avocat, Trifi appartient à cette seconde catégorie. Mais quoi qu’il en soit, nos deux bonhommes font partie du premier noyau qui essaie de créer un forum maghrébin des droits de l’Homme et qui se mobilise aux côtés des autres associations en cas de mauvaises passes, et elles ne manquent pas, tant les gouvernements en place voient d’un mauvais œil l’émergence de ces nouveaux empêcheurs de gouverner rudement. C’est ainsi que la Ltdh observa, aux côtés de la Fidh et d’Amnesty, le procès fait en décembre 1985 à Médéa à Me Ali-Yahia Abdenour et ses amis fondateurs de la Laddh.

Les années 1990 et la première décennie de ce siècle sont autrement plus difficiles pour nos deux amis, qui se trouvent, avec une poignée de militant-e-s sur la ligne de front face au régime de Ben Ali.  D’octobre 2000 à septembre 2011, Trifi est président d’une Ltdh résistante et poursuivie par la vindicte du régime. Chammari, qui avait été secrétaire général et vice-président de la ligue à sa naissance, est aussi dans le collimateur : fouilles poussées à l’aéroport lors des voyages, campagnes de diffamation par la presse de caniveau, surveillance tatillonne du domicile, procès, harcèlement des proches, etc.

Mais ces années sont aussi celles de la mise à nu, progressive, du régime. De l’intérieur comme à l’extérieur, la résistance, tenace et courageuse, des militants et militantes tunisiens des droits de l’Homme, une poignée au fond, ne cesse de prendre de l’ampleur. Mokhtar, au pays, et Khemais, amené à s’exiler, préparent le printemps à venir. Les actes de résistance peuvent paraître parfois si dérisoires face à la puissance du pouvoir : un tract par-ci, une déclaration par-là, un petit meeting un jour, un rendez-vous avec un député européen un autre jour. Rien que des petits pas et, chaque fois, une réaction démesurée des gouvernants, de plus en plus paniqués, brutaux, versant sans se rendre compte dans l’excès et le ridicule. Puissants en apparence, mais déjà vaincus par le courage de la première génération..

Driss El Yazami
Président de la Fondation euro-méditerranéenne
de soutien aux défenseurs des droits de l’homme
(Femdh)

Kamel Jendoubi
Président d’honneur d’Euromed Droits