News - 08.11.2018

Ahmed Friaa: Balisons notre chemin vers un avenir meilleur

Balisons notre chemin vers un avenir meilleur

Je voudrais d’abord commencer par rappeler de nouveau cette belle et pertinente citation du grand mathématicien et philosophe français, René Descartes, qui disait ceci:

«Il serait bien aise que ceux qui me voudront faire des objections ne se hâtent point, et qu’ils tâchent d’entendre tout ce que j’ai écrit, avant que de juger d’une partie, car le tout se tient et la fin sert à prouver le commencement».

Notre pays passe par une période difficile. Il se trouve confronté à de multiples et redoutables défis (chômage des jeunes, pauvreté croissante, dévaluation de la monnaie nationale, cherté de la vie, radicalisation d’une partie de la jeunesse, déséquilibres régionaux, fuite des cadres vers des destinations plus attractives, pénurie des ressources financières de l’Etat, stress hydrique, menaces terroristes, etc.)

Deux questions se posent alors tout naturellement. D’abord, pourquoi en est-on arrivé là? Et ensuite, comment s’en sortir ou tout au moins, comment atténuer l’angoisse des tunisiens et leur rendre un minimum d’espoir pour un avenir meilleur ?

Pourquoi en est-on arrivé là?

Avant de tenter de répondre à cette question cardinale, je voudrais rappeler un célèbre dicton, bien connu des scientifiques, mais applicable également en sciences humaines et sociales, disant qu’ «un problème bien posé est à moitié résolu». Si bien que poser convenablement le problème auquel on voudrait apporter une solution pertinente constitue une étape fondamentale vers la solution recherchée.

Malheureusement, il arrive souvent, dans notre pays, que l’on pose mal un problème, que l’on fournisse ensuite d’indéniables efforts pour lui apporter une solution, laquelle se trouve être la plupart du temps sans résultats tangibles, voire même en contradiction avec l’objectif visé.

Dans peu de temps, se seront écoulés huit ans depuis les évènements qu’a connus notre pays entre le 17 décembre 2010 et le 14 janvier 2011, que certains appellent «révolution», d’autres «insurrection ou soulèvement populaire», d’autres encore «coup d’état, fomenté par des puissances étrangères, avec le soutien de collaborateurs de l’intérieur». Peu importe la qualification à attribuer à ces évènements et laissons cette tâche aux spécialistes qualifiés. Ce qui est en revanche certain c’est qu’il y a eu une fracture, à partir de cette date, séparant la Tunisie d’avant et la Tunisie d‘après le 14 janvier.

L’histoire nous apprend qu’à la suite d’une telle fracture s’ouvre une période de transition, avec deux voies possibles: la voie inclusive et la voie exclusive. Certains soutiennent qu’il existe une troisième voie, dite intermédiaire. Personnellement, je n’y crois pas, même si effectivement la voie exclusive peut être moins brutale et ne concerner qu’un périmètre moins large, dans certaines expériences de par le monde. Mais cela relève davantage des détails et ne concerne pas le fond.

La voie inclusive consiste à rassembler et fédérer l’ensemble des forces vives de la nation autour d’un projet nouveau, répondant aux aspirations légitimes de la population et de sa jeunesse en particulier, vers un avenir meilleurs pour tous. Ce qui nécessite l’identification des points forts dans l’ancien régime, les préserver et les renforcer, de même que les points faibles et les dérives éventuelles,  les analyser et mettre en place des institutions et des Structures en vue d’en prémunir le pays à l’avenir. Ceci exige également que soit écourtée au plus la période transitoire, en minimiser les coûts, et tourner le plus vite possible la page du passé pour regarder davantage vers l’avenir.

Bien entendu, cela n’est nullement antinomique avec le droit de chaque individu ou groupe d‘individus, ayant subi par le passé un quelconque préjudice moral ou physique, de s’adresser aux juridictions concernées en vue de recouvrer pleinement leurs droits, dans le cadre de procès équitables et dans le respect des règles du droit, sans haine, ni esprit de vengeance.

L’un des meilleurs exemples dans le cadre de cette première voie est sans doute l’exemple sud-africain. En effet, grâce à un Homme d’Etat d’envergure exceptionnelle, le défunt Président Nelson Mandela, l’Afrique du sud a eu la sagesse de suivre une voie inclusive, unissant noirs et blancs autour d‘un projet commun.

C’est Mandela qui a imposé cette voie et ce, dès sa sortie de prison, où il a enduré les pires des sévices durant vingt-sept ans.Il a eu le courage et la sagacité d’esprit, malgré l’opposition de nombreux parmi ses compagnons de lutte, d’opter pour cette voie de la sagesse. Ils’est en effet fixé comme objectif de rassembler l’ensemble de ses compatriotes autour d’un objectif commun : ouvrir ensemble une nouvelle page dans l’histoire de leur pays, en vue d’un meilleur être collectif, s’inspirant de l’exemple de notre vénéré prophète Mohamed, lors de son entrée victorieuse à la Mecque.

Résultat: l’Afrique du sud est aujourd’hui, malgré quelques tensions et la persistance de problèmes sociaux,le pays le plus avancé du continent et le président Mandela est rentré à jamais dans le panthéon des grands hommes de l’histoire.

Cet exemple mérite d’être médité, même si le régime d’apartheid qu’a subi, dans la souffrance, nos frères sud-africains n’est pas du tout comparable au régime qu’a connu notre pays depuis son indépendance, ce que du reste certains feignent d’ignorer, au mépris de toute évidence historique, n’hésitant pas à procéder à une telle comparaison, ce qui relève précisément du problème mal posé.

La voie exclusive consiste en revanche à faire table rase du passé, l’assimiler à un champ de ruine, exclure de la vie publique tous ceux qui auraient servi l’état, sans distinction, et sans tenir compte  de leur dévouement au service public, de leur intégrité ou de leur apport au bien commun. Cela consiste à vouloir partir du néant, au moment où le monde alentour avance à toute vitesse et connait des bouleversements rapides, touchant l’ensemble des sphères dela vie. Certains, aveuglés par un esprit de haine farouche, vont jusqu’à souhaiter l’envoi sur une autre planète d’une proportion non négligeable dela population, au motif qu’elle aurait servi d’une manière ou d’une autre l’ancien régime. C’est le comble de la cécité politique.

Cette voie fut suivie, à titre d’exemple, par la France, suite à sa révolution de 1789. On y a guillotiné y compris le père de la chimie moderne, le grand savant Lavoisier, en 1794, faisant perdre à la France une occasion privilégiée pour être à l’avant-garde dans un secteur prometteur, encore en gestation, mais ce n’est qu’un exemple, marquant certes, parmi beaucoup d’autres. Cette mauvaise voie suivie par les révolutionnaires français avait coûté à la France pas moins d’un siècle d’instabilité, de souffrances, de privations et même le retour, à certaines périodes, à la dictature et au pouvoir personnel.

C’est cette dérive qui a fait dire au mathématicien Condorcet qui a pris une part active à la révolution française cette belle exclamation : «Un peuple qui n’est pas éclairé par des philosophes est trompé par des charlatans» !

Heureusement que dans notre pays, un certain nombre de patriotes, dotés d’un esprit de sagesse et d'une indéniable culture historique, ont réussi à faire éviter à notre pays la poursuite dans la voie exclusive, qui fut le choix de beaucoup d’agitateurs, parmi ceux qui se réclamaient «révolutionnaires».

Ces patriotes n’ont pas réussi  en revanche à faire valoir l’idée consistant à surseoir à la création d’une constituante et se contenter d’actualiser la constitution de 1959, en y renforçant les libertés individuelles et collectives et en y adjoignant des articles de nature à prémunir le pays contre le retour à un régime autoritaire et personnel.

Si bien que l’assemblée constituante a accouché d’une constitution qui, même si elle comporte des avancées indéniables en matière de libertés et de démocratie, a opté pour un régime qui s’apparente davantage à un régime des partis. Celui-ci se trouve être le pire des régimes, notamment dans des sociétés, comme la nôtre, où l’idée de chef, au sens noble du terme, est bien ancrée dans notre subconscient collectif.

Certains citent, à titre d’exemple de régime comparable dans des pays avancés, le cas de l’Italie. Ils oublient, par ignorance parfois ou par calcul politicien le plus souvent, qu’autant l’économie italienne est peu dépendante des vicissitudes de la politique, étant basée notamment sur l’export et le dynamisme de ses petites et moyennes entreprises, autant notre économie se trouve être fortement dépendante de l’administration et des choix politiques. En outre, de nombreux spécialistes s’accordent à dire que si l’Italie disposait d’une constitution autre, elle serait beaucoup plus forte, économiquement et politiquement.

Si bien qu’il est possible de répondre à cette première question du pourquoi en est-on arrivé là, en attribuant cet état de fait à deux erreurs historiques majeures, relevant précisément du champ des problèmes mal posés:

  • D’abord, la propension de nombreux acteurs politiques et sociaux à la veille du 14 janvier, dans un élan populiste et dans une ivresse «postrévolutionnaire», à préférer farouchement la voie exclusive. Ce qui a fait perdre au pays un temps précieux, augmentant d’une manière substantielle les coûts de la période transitoire, au motif fallacieux disant que «la liberté n’a pas de prix» ou encore, plus cyniquement «Ce n’est pas grave de demeurer un certain temps dans le besoin, pourvu que soit préservé notre droit à la démocratie», attribuant ainsi à la démocratie le statut d’une fin en soi.

Les troubles et les manifestations que connaissent périodiquement de nombreuses régions de notre pays, de même que le faible taux de participation aux dernières élections municipales, prouvent amplement que cette approche n’est pas du tout celle de la population des régions défavorisées dont les revendications sont à connotations essentiellement sociales et économiques, touchant aux conditions de vie de tous les jours et au devenir d’une jeunesse,en quête d’emplois stables, leur assurant un minimum de dignité.

  • Il y a ensuite, toujours dans le même élan populiste, l’option pour une refondation du système politique, au lieu et place d’une adaptation du système existant aux mutations que connaissent notre société et le monde contemporain. Si bien que, par un excès de peur de retourner à un système autoritaire, on a opté pour un système hybride, plus poche du système des partis, qui se trouve être non seulement inadapté au contexte socioculturel de notre pays, mais également facteur d’instabilité et d‘affaiblissement de l’Etat. Cette situation est rendue encore plus préoccupante en raison d’une loi électorale favorisant l’émiettement des voix et l’impossibilité de permettre l’émergence d‘une majorité stable, ouvrant la voie à toutes les formes de coalitions, y compris parfois en l’absence de projet commun, rendant plus fragiles les équilibres et les ententes entre partis.

Oui ! Je pense que les principales causes de nos difficultés sont de nature essentiellement politique, et je suis loin d’être le seul à le penser.

Comment s’en sortir?

Dans les conditions actuelles qui caractérisent le paysage politique dans le pays, il serait prétentieux de prétendre avoir une réponse pertinente et opérationnelle à cette question importante. Il est cependant possible d’émettre quelques idées forces permettant, si elles sont prises en compte par les parties agissantes, de baliser le chemin vers la réponse souhaitée.

  • Il faut commencer par prendre des mesures courageuses et audacieuses pour apaiser les esprits et rendre espoir aux tunisiens. Cela passe par une réconciliation nationale globale et l’adoption d’un nouveau paradigme, passantdu clivage «ancien-nouveau», «avant-après», «jeunes-vieux» à un clivage plus réel et plus redoutable «au service de la Tunisie-au service d’autres agendas».

Il faut ensuite offrir un rêve collectif aux tunisiens par le biais de projets ambitieux- et ce ne sont pas les idées qui manquent. C’est du reste ce qu’ont fait plusieurs pays avant nous, à l’instar de la Corée du sud, Singapour, la Finlande et bien d’autres, qui ont réussi en quelques décades à passer de pays à revenus modestes à des pays développés, voire même des pays pionniers dans certains secteurs d’activité.

Ce rêve collectif, sous tendant un modèle de développement au diapason des grandes mutations que connait notre monde actuel, gagnerait à reposer sur les nombreux acquis de notre pays et surtout sur sa jeunesse qui, si elle est bien encadrée et surtout bien motivée est capable de véritables miracles. Elle le prouve amplement quand elle s’expatrie vers des cieux plus motivants.

  • Il faut en outre abandonner l’idée fallacieuse selon laquelle la liberté mérite tous les sacrifices et la remplacer par celle qui dit plutôt : profitons de la liberté pour davantage de créativité et exploitons au mieux notre intelligence collective, en commençant par nous dessaisir de notre esprit de haine et de vengeance et en apprenant à nous aimer, dans notre diversité, en ayant à l’esprit le seul dénominateur commun qui vaille: l’amour de ce pays et la volonté de bien le servir !
  • Il convient également de ne pas avoir honte à reconnaitre que le système politique actuel est inadapté à notre pays, à notre culture et à nos mentalités et qu’il convient d’avoir le courage de le changer, avant qu’il ne soit trop tard, car ayons toujours à l’esprit que dans notre monde globalisé et dominé par le savoir, celui qui n’avance pas rapidement recule.

Certains prétendent qu’il est très tôt pour envisager une modification de la constitution, arguant du fait que de nombreuses dispositions qui y sont consignées n’ont pas encore été mises en application et qu’il faut davantage de temps pour en évaluer l’efficacité. Cet argument est difficilement défendable car, il suffit de s’inspirer des multiples expériences vécues dans certains pays étrangers pour se convaincre de l’inefficience du système des partis et de ses effets pervers.

  • Il faut, par ailleurs, procéder à de profondes réformes touchant aux secteurs clés: éducation, recherche, finances, fiscalité, mécanismes d’incitation à l’innovation et la créativité, et surtout une grande réforme dans les secteurs culturels, en vue d’agir sur les mentalités et développer chez chacun l’amour de la patrie, le sens du travail, de l’effort, de l’initiative et le gout de l’audace et de la réussite, etc. Ce qui suppose un Etat fort et juste.
  • Il convient enfin de bien se rendre compte qu’autant notre pays est riche de son patrimoine historique et humain, autant il se trouve être dépourvu de grandes richesses naturelles classiques. Il se doit par conséquent de miser surtout sur ses ressources renouvelables et inépuisables que sont les énergies renouvelables et leurs diverses applications et davantage sur l’intelligence de ses enfants.
  • Que les politiciens arrêtent leurs querelles politiciennes qui ne peuvent qu’augmenter davantage le désespoir des tunisiens et leur dégoût de la politique. Regardons la réalité en face et prenons la peine de bien poser les problèmes auxquels on se trouve confronté et sachons que nous sommes embarqués dans un même bateau et que s’il chavire, un grand risque est encouru par chacun. Oui, il peut y avoir une forme d’unité dans le cadre de la diversité. Celle-ci serait alors un facteur d’enrichissement mutuel et de progrès pour tous.

Je finirai par rappeler une citation du philosophe Pavy, extraite d’une conférence qu’il avait prononcée à l‘institut de Carthage au début du siècle dernier; et qui donne une idée de la place privilégiée de la Tunisie dans cet espace méditerranéen qui a connu l’émergence de civilisations parmi les plus brillantes que l’humanité a connues. Je cite:

«Presque tous les grands évènements de l’histoire se sont déroulés sur les bords de la méditerranée. Pas un seul de ses rivages n’a cependant été, peut-être, le théâtre de drames aussi nombreux, ni le témoin de luttes aussi gigantesque surtout par leurs conséquences, que le fut ce petit coin de terre qui s’appelle aujourd’hui la Tunisie».

Ayons également à l’esprit cette belle phrase de Jean Monnet, l’un des pères fondateurs de l’Europe qui disait: «rien ne se crée sans les Hommes, et rien ne dure sans les institutions».

Et que Dieu préserve notre chère patrie.

Pr. Ahmed Friaa
Universitaire