News - 18.10.2018

Forum de la mer-Bizerte : au cœur de la Méditerranée, mers et littoraux

Forum de la mer de Bizerte: Au cœur de la Méditerranée, mers et littoraux

C’est ce titre qu’avait choisi pour l’un de ses chapitres Fernand Braudel, dans la première partie intitulée «La part du milieu» de sa monumentale étude de «La Méditerranée» et du «Monde méditerranéen à l’époque de Phillipe II». Il y consacrait quelques paragraphes aux « plaines liquides » qui bordent les rivages et les îles de la Tunisie. Naviguer au XVIe siècle, observait-il, face à la mer immense aussi vide que le désert saharien, c’était essentiellement, comme aux premiers âges de la batellerie, revenir au cabotage «de promontoires en îles et d’îles en promontoires».
Ce n’était pas en raison d’une ignorance technique : les marins de l’époque savaient parfaitement manier l’astrolabe et on se servait depuis longtemps de la pierre d’aimant. C’était plutôt parce que cette navigation était amplement suffisante, car elle répondait au compartimentage des bassins de la Méditerranée. La côte, perdue rarement de vue, orientait la navigation, tout en constituant un abri protégé contre la violence des vents ; parfois, elle offrait aussi un recours contre le corsaire et permettait d’échapper à sa poursuite. Mais souvent le riverain exigeait des droits de péage, exigence qui correspondait parfois à un service réel ; un obstacle, aussi simple soit-il, suffisait alors à ce riverain pour arrêter ou gêner les navires côtoyeurs ; ce qui permet de comprendre le rôle assuré à cette époque par La Goulette, sur le littoral tunisien.

Le cabotage offrait par ailleurs bien des occasions : en multipliant les escales on pouvait, par exemple dans les achats, jouer sur la différence des prix. Ces achats, comme les échanges, étaient alors pratiqués par tous les marins, du mousse au capitaine, chacun d’entre eux possédant à bord son lot de marchandises ; sans compter les commerçants ou leurs représentants montés à bord avec leurs ballots. A côté de quelques gros navires spécialisés dans le commerce du blé ou du sel, les autres, dans leur grande majorité, étaient ainsi de véritables bazars ambulants. Lors de ces haltes à terre, on vendait et on achetait sans doute. On se ravitaillait surtout en vivres et en eau potable et on ne manquait pas de goûter aux autres plaisirs, dont les ports d’escale étaient rarement dépourvus. Et de même que les voies romaines, dans l’Antiquité,  avaient été à l’origine de la création d’un village, de même sur la côte, dont l’arrière-pays était peu peuplé, l’escale devenait, en raison de son point d’eau, un village côtier engendré et agrandi peu à peu par les rendez-vous permanents entre les marchands et les équipages.

Facilitant le cabotage, le compartimentage des bassins de la Méditerranée décomposait la mer en « une succession de plaines liquides communiquant entre elles par des portes plus ou moins larges ». Ainsi s’individualisait une série de mers étroites, avec pour chacune ses propres types de bateaux, sa vie locale, ses usages et son histoire particulière ; à l’exemple de la mer des Syrtes, à Sfax, avec ses mahonnes aux voiles triangulaires, ou encore à celui du littoral autour des îles de Djerba et des Kerkennah, avec les barges des pêcheurs d’éponges et les Kamaki des djerbiens et des kerkenniens, qui pratiquaient la pêche au trident. Aussi pourrait-on, à l’intérieur même de ces mers, distinguer également les champs plus restreints : pas un golfe qui ne fût à cette époque une petite patrie, à soi seul un monde aussi particulier que complexe. Eployée entre Tunisie et Sicile, une mer sans nom et mal individualisée étale ses bas-fonds poissonneux, ses bancs de corail et d’éponges, ses îles nombreuses dont la plupart sont inhumaines et quasi désertes, car de très faible étendue. Ainsi en est-il de la Favignana, Marettimo et Levanzo, à la pointe ouest de la Sicile, de Gozzo, Pantelleria et Lampedusa en pleine mer, de La Galite et de Zembra au ras de la côte tunisienne. Malte au large, Djerba et les Kerkennah sur le littoral oriental de la Tunisie faisant exception, car nettement plus étendues et, partant, suffisamment peuplées.

Les lignes de démarcation de cette mer correspondent à celles de l’ancien « pont géologique » qui reliait la Sicile au continent africain, limité à l’est par une ligne tirée de Tripoli à Syracuse et, à l’ouest, par une autre ligne joignant Annaba à Trapani. Les relations maritimes d’est en ouest, du Levant au Ponant, y développaient leurs trafics, quoique souvent déroutés au nord vers la grande voie du détroit de Messine. Plus fréquents étaient cependant les courants nord-sud, basculant l’intensité de cette fréquence tantôt vers le sud, tantôt vers le nord, au gré des époques successives et des aléas de l’Histoire. Ce fut ainsi qu’avec la dynastie des Aghlabides, de 827, début de leur expansion vers le nord avec le débarquement en Sicile, jusqu’en 1071, date de la chute de Palerme, citadelle de l’Islam, la vie de ces relations était dominée par les musulmans. Dès lors, l’initiative devint normande. Venue de Naples en Sicile, l’activité normande débordait vers le sud soit par la guerre de course, soit par le commerce ou encore par l’immigration en direction des terres africaines. Plus tard, Angevins et Aragonais continuèrent la même politique, attaquant à plusieurs reprises le littoral africain, imposant tribu aux émirs de Tunis, parvenant même à occuper Djerba de 1284 à 1335.

Longtemps, pendant toute la durée de la domination chrétienne, débarquait alors partout  le marchand chrétien, s’installait à demeure dans les souks de Tunis et de Tripoli, y obtenant toujours plus de privilèges. Très tôt, dès le début du XIIe siècle, les marins catalans avaient déjà commencé la fréquentation des bancs de corail de Tabarka et ce désir d’expansion commerciale vers le sud persista encore longtemps, jusqu’au XVIe siècle. A cette date, des projets proposés par les Palermitains et les Messinois traduisaient encore une nécessité plus ou moins affirmée de réunir les rivages et les îles de ce monde médian, d’associer les denrées des pays du sud, leurs produits diversifiés, l’huile de Djerba, la laine, les cuirs, la cire, la poudre d’or et les esclaves noirs des trafics sahariens au blé, aux fromages et aux barils de thon de la Sicile. En tenant fermement cet ensemble maritime, les vice-rois de la Sicile espagnole pouvaient  être en mesure d’assurer la police des côtes, la sécurité des thonneries et la prospection tranquille des bancs de corail de « Barbarie » par les pêcheurs de Trapani, en lutte malgré leurs barques mal armées avec les vaisseaux des  corsaires barbaresques. Ces derniers menaçaient aussi les caricatori de blé sicilien, sans cesse attaqués  sur la côte sud, la guerre de course des « Barbaresques » du Maghreb contrebalançant  ainsi l’hégémonie des chrétiens au nord, tendant à rétablir un équilibre naturel faussé par l’histoire…

Plus que tous les autres produits des pays du sud, l’huile de Djerba, particulièrement, comptait parmi les denrées les plus convoitées dans les transactions commerciales du XVIe siècle. Une huile réputée autant par sa qualité que par la modicité de son coût, propre à tous les usages, depuis l’éclairage et les soins du corps jusqu’au traitement des draps et des étoffes. Pourtant dans nos livres d’histoire, l’île n’est connue que comme le champ de bataille où s’étaient déroulés plusieurs combats, ceux notamment de 1560, avec l’expédition victorieuse de Hugo de Moncada, et ceux de 1560, lorsqu’un assaut naval des chrétiens contre Djerba se termina par le triomphe du corsaire Dragut. Or comme les îles vénitiennes étaient au  XVIe siècle les îles du vin, Djerba était à cette époque l’île de l’huile. Elle avait conservé intacte sa forêt d’oliviers, qui prédominait sur les palmiers, les pommiers et les poiriers ; tandis qu’avaient disparu les oliviers du Cap Bon, réputés pourtant dans l’Antiquité depuis le temps des Puniques, comme avaient disparu ceux qui s’étendaient à l’époque romaine dans le nord du pays, des plaines de la Medjerda jusqu’aux champs de  Sbeïtla et Kasserine, et dont ne témoignaient plus, de leur nombre comme de leur extension, que les vestiges des huileries dénombrées par les archéologues….

Ammar Mahjoubi

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