News - 01.10.2018

Inondations à Nabeul - Amor Mitimet : Plaidoyer pour des sols vivants, nourriciers et résistant aux intempéries

Réflexions à propos des dernières pluies diluviennes sur le gouvernorat de Nabeul et la place de l’étude pédologique et géomorphologique dans le comportement et le fonctionnement des sols

Par Amor Mtimet. En examinant l’excellent article de Si Malek Ben Salah suite aux derniers évènements climatiques exceptionnels, je mesure l’attention qu’il porte aux conséquences subies par le milieu humain et naturel du gouvernorat de Nabeul.

Sa riche expérience dans le domaine agricole et sa vision permettent de porter un regard d’analyste et de critique sur les dégâts constatés et les schémas d’aménagement des époques passées. Toutefois je voudrais le nuancer sur quelques aspects qu’il a soulevé et attribué aux études et actions de CES (conservation de l’eau et du sol) tout en parlant de sol. Ma réaction est d’ordre:

  • Technique et scientifique
  • De gouvernance
  • De référence et documentation technique consultée

1. Au début je voudrais (avec désolation) répéter encore, qu’on a toujours associé le sol à la CES dans le département de l’agriculture, une erreur qui continue sur plus de 40 ans …

Sans m’étaler sur cette thématique, mes idées ont été largement exprimées dans mon dernier ouvrage « les sols tunisiens à l’épreuve de la durabilité…de la gestion à la gouvernance » préfacé par les Pr. Abdel Aziz Mougou et Noureddine Ennabli et présenté à l’INAT en 2017. Quant à l’« Atlas des sols tunisiens » a été édité en 1999, aux préfaces des ingénieurs Mustapha Lasram et Ameur Horchani. 

Enfin « Connaitre et exploiter nos sols pour mieux les protéger », document de base diffusé en 1996 et introduit par Pr.

Moncef Ben Said. Il faut dire et comme l’a souligné Si Ben Salah que le point faible de la circulation de l’information réside en l’inexistence d’une plateforme de diffusion de l’information technique et de communication (déjà entre services techniques, recherche scientifique et vulgarisation) au sein du ministère de l’Agriculture depuis des époques…. Il était une fois le Centre de documentation du ministère qui gérait la plupart des écrits et autres données techniques ; il a été remplacé ensuite par un Observatoire de l’agriculture… Peux-t-on espérer actuellement sur les avancées des TIC et l’accès aux différentes bases de données?   

Il s’ensuit (un rappel pour nos jeunes et moins jeunes) qu’avec une institution comme la Direction des sols (lieu des ingénieurs pédologues, géomorphologues, et cartographes appuyés par une imprimerie performante) les documents d’étude et de recherche, cartographie en sciences du sol permettaient aux chercheurs et bureaux d’études de puiser dans son illustre bibliothèque les données et renseignements utiles à leurs travaux. Le Bulletin des sols était un périodique annuel (1969-2001), moyen de diffusion des résultats de la recherche pédologique et des études sur l’érosion. Pour le coté gouvernance et son clin d’œil sur l’historique des aménagements agricoles, je me souviens que nous étions tous parties prenantes dans les commissions de suivi des projets ministériels et gestionnaires des programmes de développement agricole (années 80 et 90). Avec le recul, nous percevons un bilan mitigé de réussite, du positif (surtout du coté mobilisation des ressources hydrauliques) mais aussi du négatif, mais nous avions tous contribué avec enthousiasme et bonne volonté aux différentes stratégies nationales préconisées….

2. J’aborde le premier point, où il y a énormément d’éléments à éclaircir en pédologie théorique et appliquée pour expliquer en partie ces phénomènes de ruissèlement et d’érosion

Outre les grandes caractéristiques pédologiques connues dans le domaine de la science du sol, la profondeur d'enracinement efficace et l’épaisseur de la couche meuble, la texture du sol, les minéraux argileux et la concentration en carbone organique du sol sont d'autres facteurs déterminants. Ce dernier joue un rôle important dans l’amélioration de la capacité d’échange cationique (CEC) des sols à texture légère contenant des fractions argileuses et limoneuses relativement faibles. Une interaction entre le stock cationique et les minéraux argileux peut atténuer les effets néfastes de la sécheresse cyclique (qu’il ne faut pas oublier…). La gestion du COS (carbone organique du sol), pour améliorer les propriétés hydrologiques du sol (infiltration, rétention d'eau, ruissèlement), peut réduire la gravité et la durée de la dégradation mais aussi la sécheresse pédologique / agronomique et l’emmagasinage de l’eau. Au delà des propriétés physico-chimiques et géotechniques du sol et son état de surface (couverture végétale ou non, surface battante…), les organisations des paysages, l’incidence des crises météorologiques et leur intensité peut également être aggravée par l’utilisation irrationnelle de l’homme et son occupation à l’espace.


Lutte contre l’érosion hydrique, travaux de la Régie de terrassement des terres agricoles, 2006

La poursuite de la déforestation et la conversion de l'utilisation des terres (réelle vocation agronomique et utilisation inappropriée), le retrait excessif de l'eau, la consommation croissante de combustibles et l'augmentation des émissions de gaz à effet de serre (GES) épuisent et dégradent les écosystèmes naturels, polluent l'environnement et affaiblissent les services éco-systémiques. Étions conscients à l’échelle nationale de cette situation dans un cadre universel?

La gestion de l’espace ou du territoire avec sa composante socio-économique (parfois l’approche par bassin versant) s’appuie sur un cadrage géo-morpho-pédologique, un échantillonnage rationnel (différents prélèvements d’échantillons de sol, latéral et vertical), des méthodes d’analyse appropriées au laboratoire, des valeurs explicatives par une interprétation pertinente et efficace pour aboutir à des conseils argumentés et justifiés à l’agriculteur et autres usagers.

En l’état actuel des études réalisées en pédologie (dimension nationale ou internationale) et des méthodes adoptées, 3 grandes idées autour d’une mise en valeur globale me semblent essentielles :

A. Les systèmes pédologiques existants (son état selon des études fines et de grande échelle), leur répartition et leur originalité**,

B. Les écarts constatés entre aptitude des sols réelle et leur utilisation, d’où l’obligation d’approfondir encore les connaissances et une meilleure surveillance dans les nouvelles affectations (espace rurale et espace urbain),

C. Les actions et les solutions agro-technico-économiques et législatives pourraient être d’ordre,

i) suivi du foncier et des pratiques culturales, lutte contre les processus de dégradation (paquet d’aménagements appropriés), l’artificialisation des terres agricoles (extension de la construction anarchique), la pollution (intrants) et la salinisation…

ii) Intégration des nouvelles approches mondiales soutenues par l’essor technologique (UNCCD, FAO, UNEP, IUSS..) et les bailleurs de fonds, de lutte contre la dégradation et la désertification, de lutte contre la pauvreté, par des actions de restauration et de bonification des terres (étude de changement d’occupation des terres, suivi de la productivité des sols, et l’augmentation du taux de carbone, bilan-calcul des gains et des pertes…)

3. La conscience du rôle de la pédologie et l’effort des ingénieurs pédologues en Tunisie: quelques Indicateurs relatifs à l’inventaire cartographique et la surveillance des sols (Essai de bilan, périodes 1940 - 2001)

  • Etude pédologique, étude des terres et leur sensibilité à l’érosion: 636 accompagnées de cartes à diverses échelles
  • Etude pédo-spécialisée (résultats de projets de recherche, stations de mesure): 310
  • Etude de prospection préliminaire des régions: 2085 (sans    compter les notes techniques d’orientation)
  • Bulletin des Sols depuis 1969 (annuel/biannuel): 19
  • Atlas des sols tunisiens (synthèse, et inventaire): 1
  • 66 % de la surface du territoire sont cartographiés, connaissance du potentiel en terres en système pluvial, et irrigué (ce dernier est estimé à 500.000 ha dont plus 425.000 ha actuellement mis en valeur).

Ce patrimoine d’études appartenant au Ministère de l’agriculture et des RH, est déjà une première à l’échelle maghrébine et africaine. Les différents documents formaient les bases essentielles dans la réalisation de la carte agricole régionale (2003) implantée dans les divers CRDA.

En conclusion, je rappelle à l’occasion que le sol est le 1èr réservoir de l’eau et que nos sols sont de types méditerranéens (coté Cap-Bon, limono-sableux-calcaires, peu organique sur un substratum géologique appartenant à l’ère tertiaire, formations des Mio-Pliocène, alternances argilo-gréseuses et marnes). Quel est son état au moment des fortes pluies ? Quelles techniques culturales sont adoptées et quelle occupation des sols (végétale ou humaine) selon leur vocation? Quel réseau d’aménagement de CES implanté dans ces secteurs (malgré tous les efforts consentis par l’état, 2 stratégies décennales et une 3ème en cours), sont-ils adaptés aux conditions du milieu naturel du NE tunisien, et quel est leur état de vieillissement ? C’est le rôle des observatoires régionaux de suivi et d’évaluation de donner quelques bilans ; ces outils existent-ils et sont-ils fonctionnels à l’heure actuelle?

De tous les avis des spécialistes, ces pluies diluviennes (intensité-durée) restent exceptionnelles pour la région en ce début d’automne, comme j’en ai vu d’autres aussi destructrices dans le nord comme dans le sud tunisien. J’ai toujours plaidoyé pour un travail d’équipe interdisciplinaire et pour m’associer à l’analyse de Si Ben Salah dans son dernier article, que tout aménagement hydro-agricole d’un bassin versant doit au préalable avoir une approche intégrée avec un plan d’action moyen et long terme.

Pourtant le rôle central des sols et des pédologues dans toutes ces problématiques est souvent sous-estimé et parfois complètement ignoré par certains gestionnaires et responsables….et nous apercevons hélas trop tard l’ampleur des dégâts causés par cette indifférence.

Par ailleurs le contrôle et la surveillance des divers aménagements semblent nécessaires et prioritaires avant la saison des pluies et même au cours de l’année. Les nombreux ouvrages de lacs collinaires qui participent à la mobilisation des ressources en eau (Nord et Centre du pays), un suivi de leur vieillissement s’impose par: -entretien de fonctionnement de vidange de fond,- entretien des accès aux différentes parties de l’ouvrage, - enlèvement de la végétation arbustive sur les parements, les caniveaux et les exutoires de drains.

**Article en cours de publication sur l’itinéraire pédologique 40 ans après….

Cet article est destiné essentiellement aux pédologues (…hélas une espèce en voie d’extinction! observation de T. Lamourdia représentant de la FAO à l’occasion de l’année Mondiale du sol 2015), ingénieurs et jeunes chercheurs, afin de les inciter à approfondir la connaissance de la ressource, son fonctionnement et son comportement vis-à-vis de l’eau et de la plante. En effet pour faire face à l’évolution de la demande en matière d’investigation pédologique à finalité agronomique à mener dans le cadre de programmes de développement agricole (aménagement, gestion de l’environnement, gestion des terres agricoles), une mise à niveau concerne la connaissance du fonctionnement hydro structural (suivi des transferts d’eau dans la structure du sol). Les objectifs de l’article étaient d’une part de souligner pour ceux qui étudient les sols le rôle important que joue la structure et la microstructure dans l’évolution des sols des agro-systèmes, d’autre part faire en sorte que les pédologues envisagent un suivi donné dans le cadre d’une gestion globale des terres. Ces spécialistes apparaissent comme des opérateurs privilégiés dans le développement d’un tel mode d’analyse des sols selon la diversité des systèmes pédologiques et l'originalité des constituants des sols et leur structure. La démarche est nécessaire non seulement à la gestion (maintien de la stabilité structurale, de l’aération, du régime hydrique) mais aussi la gestion de l’eau agricole (et la crise actuelle aigue de l’offre et de la demande) en relation avec les réserves en eau du sol d’où le nécessaire appui d’accompagnement méthodologique. (Mtimet, juillet 2018)

Amor Mtimet

Ingénieur Consultant
Association tunisienne de la science du sol
Membre de l’Union internationale de la science du sol