News - 29.09.2018

Caïd Essebsi, Ghannouchi et Chahed : L’aventure

Caïd Essebsi, Ghannouchi et Chahed : L’aventure

Les dés sont jetés, les choix sont faits et les portes de l’aventure largement ouvertes. Pour la Tunisie, pour Béji Caïd Essebsi, pour Ennahdha et pour Youssef Chahed, au moins. C’est le président Béji Caïd Essebsi qui le dit lui-même. «Nous sommes entrés dans une aventure dont je suis innocent», a-t-il affirmé dans son interview télévisée à Al Hiwar Ettounsi. Avant de relativiser graduellement sa position : «Je ne fais porter la responsabilité (de la situation générale et de la crise politique) à personne. J’y ai une part et je l’assume!» Choisissant finalement une posture de chef, il dira : «Je suis responsable de tout et pour tous!» Un acte de leadership ? Un aveu d’échec ? Plutôt les deux à la fois.Lâché par son principal partenaire au pouvoir, Ennahdha, débordé par son poulain qu’il avait hissé à la Kasbah, Youssef Chahed, déçu par le parti qu’il avait fondé, Nidaa, en machine électorale réussissant à le faire accéder à Carthage et constituer alors le premier groupe parlementaire, mais aujourd’hui délabré sous la direction de son fils, Hafedh, Béji Caïd Essebsi risque-t-il de rater sa sortie ? De dilapider son œuvre et de voir son parti passer par la trappe ? «En politique, rien n’est définitif», martèle-t-il. Et d’affirmer: «Je ne sortirai que par la grande porte, parce que j’ai la conscience tranquille, je n’ai pas d’ambition personnelle.» Il reste encore 15 mois d’ici la fin de son mandat le 31 décembre 2019. Un délai très court pour rattraper et parachever, mais tout est possible, même en pleines incertitudes. Ce qu’il faut retenir le plus des déclarations du chef de l’Etat, c’est d’abord son attachement à la tenue des prochaines élections en 2019, à leur échéance constitutionnelle et à la mise en place de la Cour constitutionnelle. Vis-à-vis du chef du gouvernement, il ne lui coupe pas l’herbe sous les pieds et ne déclenche pas à son encontre l’article 99, mais lui conseille fortement de reconquérir sa légitimité auprès du Parlement, pour clore définitivement le dossier. Quant à Nida, dont il est peu satisfait, il aurait souhaité que son fils «quitte la direction exécutive pour ne pas continuer à perdre son temps et s’occuper de sa famille». Sans trop y insister, cependant.Toutes les options restent ouvertes.

La fin d’un gouverner-ensemble modernistes - islamistes

L’alerte d’une entrée en aventure trouve son explication dans plusieurs facteurs. D’abord, la rupture avec Ennahdha. «Nous avons convenu de nous séparer, à la demande d’Ennahdha qui s’attache au maintien de Youssef Chahed à la tête du gouvernement, annoncera brusquement Béji Caïd Essebsi. Nous l’avions deviné immédiatement. Les relations entre Béji Caïd Essebsi et Ennahdha sont rompues. Il n’y a plus d’accord pour poursuivre ce que nous avions entrepris ensemble il y a quatre ans. Je suis un homme civilisé, bien éduqué, lié d’amitié avec Cheikh Rached Ghannouchi. D’ailleurs, le jour où il était venu me l’annoncer, je l’avais courtoisement raccompagné jusqu’au perron, et même récité un poème d’Ibn Hamdis à Al Moatamed Ibn Abbad, plein d’enseignements en politique. Mais, dès qu’il s’agit de l’Etat, l’amitié n’a plus de place.»

Le président Caïd Essebsi n’a rien révélé des raisons réelles de cette rupture. Se limiter à la seule question du maintien de Chahed paraît très léger comme argument déterminant. De plus, lui qui connaît le poids réel du mouvement islamiste dans le pays, tant sur le terrain que dans les urnes et le paysage politique, n’esquisse aucune réflexion quant à la relation future d’Ennahdha avec l’Etat.

«C’était quand même une période positive, tient à souligner Caïd Essebsi, nostalgique de son ‘’tawafouk’’ avec le parti islamiste. Cela nous avait permis de réaliser une stabilité relative. J’avais œuvré pour qu’Ennahdha ne soit pas exclu du jeu politique et cela m’a coûté. Je suis un homme de conscience et d’engagement vis-à-vis de la patrie.»

Ennahdha en arbitre... qui impose son choix

La fin du ‘’tawafouk’’ longtemps salué en Occident comme un modèle de gouverner-ensemble post-changement de régime fait voler en éclats tout un attelage. D’ores et déjà, Ennahdha s’impose en acteur clé du paysage politique. Plus encore, en arbitre au sein même de la famille politique de Béji Caïd Essebsi, de son parti et du camp démocrate et moderniste. C’est le parti qui a fait la meilleure lecture des récentes élections législatives partielles en Allemagne, qui se sont soldées par une lourde défaite du candidat de Nidaa, et surtout des élections municipales. Mais aussi de l’ensemble de la cartographie politique.

Clairement, Ennahdha a trouvé son partenaire pour le prochain mandat législatif et présidentiel. Rompant avec Béji Caïd Essebsi et, partant, son parti Nidaa, qu’il considère tous deux incapables d’incarner la force politique d’avenir, le parti islamiste a choisi Youssef Chahed, comptant trouver en lui dans le futur un coéquipier approprié.  Dans ce nouveau processus, le jeu d’Ennahdha est bien subtil. D’un côté, on lui impose de choisir entre se maintenir en poste sans postuler aux élections de 2019, ou quitter le gouvernement pour se consacrer librement à son dessein et de l’autre, on en fait le nouveau partenaire. En fait, cette exigence finira par être levée. La décision stratégique d’Ennahdha ne manque pas de susciter des remous dans les rangs du mouvement. Double langage ou partage des rôles, des voix s’élèvent pour se demander dans quelle mesure Chahed sera-t-il acquis aux choix fondamentaux et non négociables d’Ennahdha, lui sera-t-il loyal et à quel degré?

A l’extérieur du mouvement, les analystes édifiés par les jongleries d’Ennahdha s’interrogent sur ses véritables intentions vis-à-vis de Chahed d’abord d’ici 2019 et, ensuite, au-delà. La question cruciale sera de savoir quel «pacte de gouvernement» et quel programme commun en 2020 seront conclus. Mais d’ici là, il y a encore du temps, estime-t-on dans les deux camps.

Youssef Chahed en chef de la future majorité?

L’aventure pour Youssef Chahed paraît la moins risquée. Au point où il en est dans ses relations avec Carthage et Hafedh Caïd Essebsi, il n’a rien à perdre, voire il a tout à gagner. «On a voulu le pousser à la sortie du parti et de la Kasbah par la petite porte, avec humiliation. On lui a asséné des coups directs, ciblé ses proches et demandé leur départ, il a fait de la résistance, s’est défendu, rendu des coups, esquivé des attaques cruelles et tenu bon, commente l’un de ses proches. Que peut-on lui reprocher, ajoute-t-il : sa jeunesse, sa modernité, sa détermination à ne pas lâcher ? Pourquoi voulez-vous qu’il s’engage à ne pas se présenter à la présidentielle ou aux législatives de 2019. De quel droit l’en priver ? Et pourquoi s’acharne-t-on à lui demander s’il y compte de quitter le gouvernement dès à présent?»

«Béji Caïd Essebsi était bien inspiré en se retenant de ne pas déclencher contre Chahed l’article 99 de la Constitution, relève un confrère européen. Cela lui a évité de paraître aux yeux des Tunisiens et de l’étranger comme un bouffeur de chefs de gouvernement (Habib Essid...) et pouvait être pour lui un camouflet au Bardo. Rien ne l’empêche, comme il l’a laissé entendre, d’y recourir un jour, même si les délais deviennent de plus en plus courts, mais Chahed l’a échappé déjà et se dote ainsi d’un sauf-conduit...»

«En deux ans à la Kasbah, Youssef Chahed, jusque-là novice dans les affaires de l’Etat comme en politique, a fait preuve d’un double apprentissage rapide, estime un diplomate occidental. Son manque d’expérience, poursuit-il, rattrapé de jour en jour, il l’a compensé par une certaine habileté politique. Il en fait récemment la démonstration, en faisant jouer l’impératif de stabilité tant ‘’recommandée’’ par les amis de la Tunisie et ses bailleurs de fonds. Mais aussi et surtout par ses manœuvres pour le renversement de la situation en sa faveur au Bardo, avec l’investiture à 143 voix de son ministre de l’Intérieur, ce qui fut un premier signal. Mais aussi et surtout en « suscitant» un départ massif des cadres et dirigeants de Nidaa et s’assurant un ralliement de poids de députés au nouveau groupe parlementaire qui l’assure de son soutien.»

«Chacun retrouve sa place, estime un politologue de l’Université de Tunis. Béji Caïd Essebsi n’a plus une large marge de manœuvre politique. Quant à Chahed, c’est tout un boulevard qui s’ouvre devant lui. Il a su reprendre la main, récupérer à son profit l’alliance Ennahdha - Caïd Essebsi et intimidé les autres. Il  doit cependant se garder de se laisser griser par cet emballement.»

D’un mouvement éruptif à une machine à gagner?

Cet effet boule de neige, dans un mouvement éruptif édifiant, constitue la force de sa nouvelle dynamique qui reste cependant à canaliser dans un parti politique à même de constituer une machine électorale et de conduire vers la victoire. Dans cette course au pouvoir à conquérir légitimement cette fois par le verdict des urnes, Youssef Chahed ne s’élance pas les coudées franches. Son accointance avec le parti islamiste Ennahdha lui sera un boulet au pied. Il lui vaudra la vive indignation des électeurs modernistes et démocrates qui ne manqueront pas de le sanctionner en le privant de leurs voix. Sans se faire d’illusion sur les poids électoraux respectifs, il sait d’avance que la coalition avec les islamistes est inévitable. A quelle dose ? Son discours sera-t-il dirigé contre Ennahdha, comme l’avait fait BCE en 2014 ou en faveur d’un Etat séculier?

Si son objectif est de plus en plus précis, le plus probablement, s’ériger en chef de la majorité et reprendre la Kasbah par la grande porte gagnée aux urnes, le chemin pour y parvenir reste à négocier. D’une logique de chef de l’exécutif depuis août 2016 à une nouvelle logique de chef de la majorité, le logiciel n’est plus le même, les alliances à conclure aussi. Se livrer à Ennahdha, dont il connaît désormais les changements d’alliance, ne saurait être son choix raisonné. Comment ne pas en être tributaire et s’en affranchir ? L’unique option qui lui reste alors est de déclencher un véritable sursaut dans le camp opposé au parti islamiste, de se porter à sa tête et de provoquer un raz-de-marée électoral.

Ce scénario —le plus optimiste— ne repose que sur la capacité propre de Youssef Chahed à rassembler, mobiliser et conduire avec la victoire la plus large possible du camp démocrate et progressiste. En est-il capable, surtout face à l’enracinement profond des islamistes et de leur poids? En a-t-il les moyens et surtout le temps nécessairement indispensable, s’agissant de couvrir pas moins de 11 500 bureaux de vote répartis sur 365 délégations dans l’ensemble du territoire?

Ni la volonté ni les moyens ne lui feront défaut. Sauf qu’en politique, rien n’est définitif. L’aventure comporte des risques calculés !

Taoufik Habaieb