Opinions - 04.08.2018

Pr Slaheddine Sellami - Pénurie des médicaments, les 7 mesures à prendre

Pr Slaheddine Sellami - Pénurie des médicaments, les 7 mesures à prendre

Entre l’obligation de réserve et le devoir d’apporter l’information à nos compatriotes, l’ancien ministre de la Santé (2011), Dr Slaheddine Sellami a choisi la démarche citoyenne afin d’alerter l’opinion publique d’un risque imminent de catastrophe pour notre système de santé. Gouffre financier, compensation et corruption exercent de fortes pressions. Mais aussi, des lobbies s’y mettent. ‘’Un trésor de plus de 1200 millions de dinars d’importation de médicaments attise toutes les convoitises et les charognards ne manquent malheureusement pas…Défendre l’existence et la pérennité de la PCT doit être un des principaux soucis de tous les patriotes sincères‘’ écrit-il notamment.
Eclaircissements utiles et mesures appropriées à prendre. Un diagnostic profond et des solutions pratiques. Tribune

Depuis le début de ce que l’on a appelé « la pénurie des médicaments en Tunisie », le ministère de la santé et la pharmacie centrale ont adopté une très mauvaise stratégie de communication.

On a d’abord commencé par nier l’existence d’un problème d’approvisionnement en médicaments aussi bien dans le secteur public que dans le secteur privé. Ensuite, on a essayé de minimiser le problème et son impact sur la santé du tunisien en accusant certaines parties de vouloir déstabiliser le gouvernement en faisant circuler de fausses informations pour alarmer les patients. Devant la multiplication des alertes initiées par l’ensemble du personnel médical, des pharmaciens et des différentes structures syndicales (syndicat des pharmaciens d’officine) et ordinales (CNOM) le ministère a fini par avouer l’existence de quelques perturbations passagères. Il est à noter que même la visite du chef du gouvernement et la tenue d’un conseil ministériel sur la situation réelle de la PCT n’ont pas permis d’arrêter cette fuite en avant.

Depuis deux jours nous assistons à une nouvelle stratégie de communication qui tend à nous expliquer que la pénurie est en train de se résorber et que bientôt tous les médicaments seront disponibles. Cela sera peut être le cas (les deux circulaires de la PCT -31 et 32/2018- annoncent le retour de 19 produits). Mais la liste des médicaments absents du marché reste secrète. D’après le ministre de la santé, ce serait un problème de sécurité nationale…

Hélas, les mesures annoncées depuis deux jours au travers d’une grande campagne médiatique montrent en réalité que le problème de l’approvisionnement en médicament ne fait que commencer et qu’il n’a aucune chance d’être résolu. Le gouvernement a décidé de traiter le problème d’une manière symptomatique au lieu de s’attaquer aux racines du mal.

Cinq éclaircissements essentiels

C’est la raison pour laquelle j’ai décidé d’apporter ces quelques éclaircissements :

  1. Vouloir expliquer la crise par une surconsommation des médicaments, ne peut en aucune manière être retenu. La consommation des médicaments en Tunisie augmente depuis 2007 (année de la mise en place de la CNAM) d’une manière régulière. Cette augmentation est de 15 à 20% par an et il n’existe aucun argument objectif qui puisse expliquer la surconsommation depuis un an. Il faut noter que l’année 2011, qui a été marquée par l’afflux de plus d’un million cinq cent mille réfugiés, de centaines de milliers de patients et de dizaines de milliers de blessés libyens, n’a pas entrainé de problèmes d’approvisionnement ou de distribution de médicaments. Que se passe-t-il réellement ?
  2. La contrebande est réelle, et est ancienne, et elle s’est probablement aggravée par la faiblesse de l’état, la corruption et l’absence de contrôle. Elle n’explique cependant qu’une toute petite partie du problème et elle concerne surtout les produits compensés. En revanche la compensation du prix des médicaments pose un réel problème sur lequel nous reviendrons.
  3. Accuser le malade tunisien d’aggraver la pénurie en stockant les médicaments dont il a besoin est un argument irrecevable. En effet, même si ce phénomène existe, il est marginal. Le médicament n’est pas une denrée alimentaire. Il coûte cher, il a une date de péremption et les caisses ne remboursent que les quantités dont le malade a besoin. Et cela, sans compter sur la situation financière de précarité dont souffre le malade tunisien atteint de maladie(s) chronique(s).
  4. La Tunisie n’a jamais connu ce genre de situation depuis l’indépendance et même s’il y a eu quelques manques, ils n’ont jamais touché plus d’un ou deux produits à la fois (les causes étant souvent liées à un problème d’approvisionnement à l’échelle internationale).
  5. Le circuit d’enregistrement et d’approvisionnement des médicaments en Tunisie doit obéir à des règles. Une demande d’autorisation sur le marché d’un médicament importé demande au moins 18 mois pour aboutir, sauf dans des cas particuliers (cas de l’appel d’offre). On ne peut donc décider du jour au lendemain de multiplier nos sources d’approvisionnement, sans risques pour la qualité surtout si l’on agit dans la précipitation. L’industrie locale arrive dans l’immense majorité des cas à subvenir à nos besoins pour les produits génériques. Pour les produits nouveaux et innovants, nous resterons tributaires des grandes firmes internationales. Annoncer qu’on va régler le problème en multipliant nos sources d’approvisionnement est tout simplement une méconnaissance du secteur du médicament en Tunisie.

Il est donc important de ne pas s’attarder sur ces arguments à l’impact minime et examiner les vrais problèmes, car cette pénurie est réelle, elle est grave et elle est due à l’incapacité de la PCT à payer ses fournisseurs au vu de l’importance de ses problèmes de trésorerie.

Des problèmes réels

Des problèmes financiers

Si la PCT n’arrive plus à payer ses fournisseurs, ce n’est certainement pas pour un problème de rentabilité. Cette entreprise publique était bénéficiaire et versait ces bénéfices au trésor public. Malheureusement, elle intervient en bout de chaine et accumule ainsi tous les problèmes d’un système de santé totalement déficient. Les structures publiques de santé qui accusent un déficit chronique n’arrivent plus à payer les médicaments et les dispositifs qu’ils acquièrent auprès de la PCT. Ils ont ainsi accumulé un déficit de près de 200 millions de dinars. En 2008 et 2011 l’Etat a payé une partie de cette dette.  Cinquante millions de dinars viennent d’être versées par le gouvernement sur un total de plus de deux cent millions de dinars d’impayés par les structures publiques.

Les caisses de sécurité sociale, en situation de quasi-faillite, prélèvent auprès des assurés sociaux 6,75% de leurs salaires qu’elles sont censées verser à la CNAM. Privilégiant le payement des pensions de retraite les caisses sociales   se retrouvent dans l’impossibilité de payer la CNAM. Celle-ci n’arrive plus à   honorer ses engagements envers les hôpitaux et n’arrive pas à  payer les médicaments spécifiques qu’elle achète directement à la PCT. A ce jour, la CNAM doit à la PCT près de 400 millions de dinars.

La compensation

Ce problème est essentiellement dû au glissement du dinar qui occasionne des pertes importantes à la PCT qui n’est pas autorisé à répercuter ces pertes sur le prix de vente aux grossistes répartiteurs. Ce problème était maitrisable jusqu’aux années 2007 et 2008 , il s’est aggravé ces dernières années avec la chute vertigineuse de la parité du dinar ( plus de 40% en 7 ans). En 2011, le ministère de la santé s’est engagé dans un processus pour limiter les dégâts. Ainsi, le conseil ministériel du 23/09/2011 a validé les mesures prises et en a pris d’autres. Parmi elles :

  • l’arrêt de la compensation pour tous les médicaments non essentiels ou vitaux, surtout si nous disposons d’un générique importé ou fabriqué localement. Cette mesure a obligé certaines grandes firmes pharmaceutiques à baisser leur prix et à prendre en charge la compensation. Ainsi, on a pu alléger considérablement (plus de 20%) la charge de la compensation.
  • la création d’une commission d’experts qui devrait se réunir tous les six mois pour évaluer l’impact de cette mesure et décider d’une nouvelle liste pour laquelle il faudrait arrêter la compensation. Malheureusement, cette commission ne s’est réunie depuis 2011 qu’en de tés rares occasions sans prendre de réelles décisions. Seules les mesures prises en 2014 ont permis d’éviter à la PCT des pertes estimées à 26 millions de dinars/an

La corruption

Il ne s’agit plus d’un combat, c’est aujourd’hui devenu un simple slogan. En dehors de quelques dossiers insignifiants, aucun gouvernement n’a eu le courage et la volonté de s’attaquer à la corruption et les quelques dossiers transmis à la justice ne représentent que l’arbre qui cache la forêt. Or, les domaines de la santé et des médicaments ne manquent pas d’être touchés par cette gangrène. Cette corruption se retrouve à tous les niveaux : vol dans les structures publiques de santé évalué à 30% du budget des médicaments de ces structures , vol par certains agents de la PCT, insuffisance du suivi des stocks dans toutes les structures, absence de contrôle stricte au niveau quantités fabriquées par les industriels locaux , conflits d’intérêt au niveau de l’enregistrement en l’absence d’une réglementation stricte et prescription abusive de produits chers remboursés par la CNAM.  Il est donc important d’investiguer, de cerner le problème et de mettre en place des mécanismes de prévention et de punir les criminels. 

Les mesures à prendre

  1. Réformer le système de financement des hôpitaux et des structures publiques et améliorer leur gouvernance afin de limiter leur déficit et améliorer la qualité de leur service.
  2. Accélérer la réforme des caisses de retraite et permettre à la caisse d’assurance maladie de récupérer les cotisations des assurés sociaux. En attendant cette réforme, les entreprises publiques, les entreprises privées et l’état doivent verser la cotisation au titre de l’assurance maladie directement à la CNAM. Celle-ci sera ainsi capable de payer ses dettes auprès de la PCT et pourrait même verser directement à la PCT le montant des achats effectués par les hôpitaux.
  3. Appliquer les mesures prises par le conseil des ministres du 13/09/2011 afin de limiter la compensation pour des médicaments non essentiels ou qui ont des équivalents non compensés.
  4. Améliorer la gouvernance de la PCT, celle-ci doit créer une cellule de veille qui suivra les prix des produits à l’international et négociera fermement avec ses fournisseurs pour faire baisser les prix, Cela ne sera évidemment efficace qu’à condition de lutter contre la corruption et les conflits d’intérêts au sein même de la PCT. Par ailleurs le prix d’achat de tout médicament doit être renégocié à chaque renouvellement de l’autorisation de mise sur le marché, c’est-à-dire tous les cinq ans. 
  5. Lutter contre les conflits d’intérêt à chaque étape : au moment de l’enregistrement, le contrôle, la commande, la commercialisation, la distribution, la prescription et la dispensation. Ces mesures déjà prises dans la grande majorité des pays développés tardent à se mettre en place dans notre pays.   
  6. Accélérer la mise en place des décrets d’application qui vont permettre la substitution des produits princeps par leurs génériques afin de diminuer considérablement les dépenses des ménages ainsi que notre dépendance vis-à-vis des grandes multinationales.
  7. En attendant la mise en place de ces mesures, il est urgent de permettre à la pharmacie centrale de payer ses fournisseurs sans alourdir ses charges d’exploitation. Malheureusement, la décision du gouvernement de permettre à la PCT d’emprunter auprès des banques la somme de 250 millions de dinars garantie par l’état avec un taux d’intérêt de 10% par an et qui sera suivi par un deuxième emprunt de 200 millions de dollars vont aggraver la situation financière de la PCT au point qu’elle risque de ne plus jamais se relever.

Je crains, hélas, que ce ne soit là le but recherché par plusieurs lobbies qui demandent depuis longtemps la suppression du monopole de la PCT pour l’importation des médicaments. Ils exercent une pression sur les gouvernements successifs et utilisent tous les arguments nécessaires pour y arriver.

Un trésor de plus de 1200 millions de dinars d’importation de médicaments attise toutes les convoitises et les charognards ne manquent malheureusement pas parmi nos concitoyens, aidés, il faut le dire, par des groupes étrangers qui veulent profiter de la disparition de cette grande institution.

J’espère que les patriotes, la société civile et les associations de malades s’opposeront à ce plan et à tous ceux qui veulent le mettre en place.

La PCT est un porécieux acquis de notre système de santé. Un rapport de l’OMS a salué le système tunisien et le recommande à tous les pays qui s’approvisionnent majoritairement en médicaments par importation. « Ce système permet à la PCT d’avoir une grande force de négociation vis-à-vis des fournisseurs et présente des avantages en termes de rentabilité, de coût et de planification des commandes. Par ailleurs, le système de la compensation, quand il est bien géré, permet de maintenir des prix stables au niveau des officines et un meilleur accès aux médicaments dans la mesure où la structure chargée de l’importation réinjecte directement dans le système d’approvisionnement les bénéfices générés par l’ensemble de son activité commerciale.». La PCT joue ainsi un rôle social qu’aucun opérateur privé ne peut et n’accepte de jouer. Ce système permet aussi de garantir la qualité des médicaments et d’éviter la contrefaçon.

Défendre l’existence et la pérennité de la PCT doit être un des principaux soucis de tous les patriotes sincères.

Pr Slaheddine Sellami